Medusa de Stefan Schütz : chaos intérieur
« Méduse, pourvu que tu ne me pétrifies pas.1 »
Medusa est la première œuvre en prose rédigée par Stefan Schütz. Quand ce dramaturge de Berlin-Est, né en 1944, part pour l’Ouest de l’Allemagne en 1980, il produit ce texte inaccoutumé et difcile. Medusa est une trilogie de 870 pages qui paraît sous la simple désignation de « prose » en 1986 et valut à son auteur le prix Döblin un an avant sa publication. Elle présente des thèmes et une structure extrêmement complexes : Marie Flaam, le personnage principal, accomplit un voyage intérieur dans la seconde qui précède son réveil « […] le matin du 27 mai 1977 entre 6h15 et 6h15 + 1 seconde […]2 ». Cet instant infime de plongée dans son propre cerveau – l’auteur précise dans ses notes préliminaires : « Seconde. Inspiration expiration. Battement de cœur3 » – est déployé dans un texte immense. Traversant de nombreux espaces aux confins de la conscience et de l’inconscience, Marie Flaam se heurte à diférents systèmes (idéologiques, politiques, sociaux etc.), lesquels représentent autant de situations perçues ou vécues dans son passé, des éléments faisant encore partie du présent de Marie ou des thèmes de réflexion éternels. Comme le suggèrent les titres des trois parties, « Cathédrale du moi », «Anabase » et « Free play of love », le texte puise à des domaines culturels très hétérogènes, déchifrés fort justement par A. Krättli : « On peut estimer ici que Medusa englobe psychanalyse, antiquité classique et conception postmoderne de l’existence.4 » Passé, présent, futur se mêlent, entraînant Marie Flaam dans une errance folle, mue par des énergies multiples décrites ainsi par Schütz : « Énergies : Qui se joignent, se fondent. qui se trouvent et se repoussent.5 » Le texte est ainsi dense et compact, mais toujours animé de ces courants incessants et contradictoires. Au long monologue d’un narrateur peu présent se mêlent de nombreuses voix : personnages issus de souvenirs, figures mythologiques ou inventées etc. Le récit connaît des enchaînements abrupts et de nombreuses ruptures de langage et de style. Medusa se caractérise en tout premier lieu par un recours significatif aux mythes antiques. Du début à la fin de la trilogie, tout un réseau de références mythologiques sous-tend le récit. Schütz déploie un large arsenal de ce que la mythologie recèle de plus cruel, concernant indiféremment les Titans, les dieux, les héros et maintes créatures mythologiques efroyables. Quelques mythes dominent cette texture très dense : Héraclès et le cyclope pour la fréquence de leurs apparitions, mais surtout Méduse et le labyrinthe. Les sources ne sont pas seulement littéraires ; à l’instar de Peter Weiss, Stefan Schütz trouve dans les arts plastiques des références importantes comme la Méduse de Rubens ou la Victoire de Samothrace. La réécriture de la mythologie est proposée sous diférentes formes : les mythes apparaissent dans les nombreux discours sous forme d’allusions ponctuelles, d’images et de métaphores, mais ils peuvent aussi faire l’objet de longs développements (l’histoire de Méduse par exemple), des personnages mythiques deviennent également personnages de la fiction ou encore les structures de certains mythes sont réinvesties dans le texte (le chaos et le labyrinthe notamment). La mythologie fonctionne ainsi dans le roman à des niveaux multiples et revêt des significations diverses et souvent même contradictoires.
Variations mythologiques complexes et contradictoires
Stefan Schütz met en œuvre dans son texte plusieurs façons de reprendre la mythologie. Selon la parole qui s’empare des mythes, celle du narrateur, de Marie Flaam ou d’autres personnages perçus en rêve, ils feront l’objet de lectures et d’interprétations diférentes. Comme les pistes de leur reformulation sont brouillées en permanence, le lecteur a autant de raisons de se perdre dans le récit que Marie dans les dédales de son inconscient. La mythologie connaît dans l’ensemble du texte des variations complexes et bien souvent contradictoires, un seul et même mythe pouvant apparaître tantôt sous un jour négatif, tantôt sous un jour positif. Parmi la pluralité des significations et des fonctions imparties à la présence de la mythologie, il est possible de distinguer quelques lignes directrices : un emploi erroné des mythes (preuve d’une large dégénérescence du monde), une métaphore de l’existence humaine (de son caractère détestable comme de ses ambiguïtés), une utopie qui fait l’objet de réflexions approfondies dans le texte. Intégrés dans le flot de paroles qui constitue Medusa, les mythes peuvent apparaître tout d’abord sous forme d’allusions ponctuelles : lieux communs, images et archétypes utilisés abusivement dans les diférents discours. Mal compris, mal interprétés et constamment déformés, ils sont entraînés dans la déchéance générale du monde. Les paroles mises en scène, et dénoncées par Schütz, font apparaître le mythe comme un ensemble d’images figées, preuves d’un manque de souplesse intellectuelle ou d’un obscurantisme efrayant. Le traitement alors réservé à la mythologie ainsi que la fonction attribuée à ses images sont révélateurs : il s’agit de représenter l’immobilisme de la pensée et ses excès pour mieux l’afronter. L’emploi figé des mythes antiques au sein de paroles résolument idéologiques signale une utilisation outrancière et faussée de leur symbole : caricaturales et restreintes, les images mythologiques dénoncent un discours idéologique réducteur ainsi qu’une manipulation dangereuse de la mythologie par le discours idéologique. Le « camarade Staline » par exemple, qui fait brusquement irruption devant Marie, se compare à Antée7 . Le rapprochement est absolument univoque : « […] mais soyez tranquille, Staline est Antée et demeure invincible depuis que la Terre-Mère l’entoure […].8 » La conviction de l’invulnérabilité de la pensée stalinienne s’appuie directement sur la métaphore mythologique. Le discours, ici à travers la voix de la dictature et de totalitarisme, est évidemment trompeur et masque la deuxième partie du mythe, celle de la domination d’Héraclès, en d’autres termes : celle de la victoire de l’individu sur la grandeur et la force. Ici, l’acte de résistance et la victoire possible de l’individu sur une idéologie reste dans l’ombre. En mettant en évidence tout au long du texte un usage abusif des mythes, Schütz dénonce tout discours idéologique trompeur : le détournement du mythe par le discours idéologique renforce la critique de ce discours. L’auteur dénonce une manipulation générale de la mythologie, utilisée à des fins qui ne sont pas celles d’une pensée mythique. Les interprétations abusives ou erronées du mythe, dont s’emparent les discours dogmatiques ou simplement orientés, permettent de révéler leur structure défaillante. Cet usage apparaît clairement lorsqu’il s’agit par exemple de mettre en évidence la non-validité d’un discours misogyne imbécile, comme les paroles d’un alcoolique adressées à Naphtan9 : Les femmes sont venues pour la soumission naturelle de l’esprit, c’est historique et peut être prouvé, […] premièrement elles absorbent toute notre attention par leur présence permanente dans les rues et sur les places, comme des sirènes, sauf que l’on ne peut pas se mettre de cire dans les yeux et que nous ne pourrons jamais faire de notre déambulation quotidienne un événement exceptionnel.10 Comparées à des sirènes, les femmes apparaissent sous les traits de créatures séduisantes mais dangereuses. Elles sont surtout réduites à des objets observés, non qu’elles possèdent comme dans la légende des dons particuliers, mais leur simple identité féminine les rend coupables. La crédibilité prétendue du discours est remise en cause d’emblée par le pluriel, collectif et anonyme, que visent les paroles prononcées.