Médecine et médecins dans l’historiographie chinoise
La place de l’écriture biographique au sein d’une discipline reine
Comme nous l’avons vu dans l’introduction, l’historiographie constitue une des disciplines majeures de la culture et de la production littéraire chinoises, et en son sein, l’écriture biographique occupe une place de premier ordre. Le présent chapitre propose d’en fournir un aperçu détaillé, en renvoyant pour chaque aspect traité à des ouvrages de référence, afin de circonscrire de manière la plus précise possible le type de documents auquel nous allons nous confronter lors de l’étude des sources qui constituent notre corpus. Ainsi, nous allons dans ce premier chapitre aller du plus large au plus spécifique : nous nous pencherons d’abord sur la question de la rédaction de l’histoire en Chine, afin de mieux identifier les différents types de sources auxquelles on peut être confronté, ainsi que leur mode de rédaction et leur public cible. Nous développerons ensuite, parmi ces différentes sources, la place des histoires dynastiques officielles, avec leurs spécificités, leurs avantages et leurs inconvénients en tant qu’objets d’étude. La dernière section de ce chapitre sera consacrée au genre biographique, plus particulièrement à l’examen des chapitres biographiques des histoires dynastiques officielles, puisque c’est de leurs pages que nous avons extrait l’ensemble des textes que nous étudions dans notre travail de thèse. I. La rédaction de l’histoire en Chine Dans un premier temps, il s’agira d’identifier de manière assez large les différents types de sources accessibles dès lors que l’on étudie l’histoire de la Chine, ce qui nous permettra de déterminer au sein de quelle catégorie de documents se place notre corpus. Dans un second temps, nous étudierons les deux principales catégories d’ouvrages historiques, et les paramètres qui les différencient. Enfin, nous dresserons un historique de la fonction de l’historien depuis l’époque antique jusqu’à la fin de la période impériale8 1. Différentes sources, différents types de documents, différents lecteurs Sources primaires, sources secondaires On est très tôt confronté à une difficulté majeure lorsqu’on aborde l’étude de l’histoire de Chine : dans un pays si vaste, avec une si longue tradition historiographique, basée essentiellement sur la copie et la compilation, la distinction entre sources primaires et sources secondaires est loin d’être aisée. Comme le souligne Endymion Wilkinson, plus on remonte dans le temps, plus les sources primaires ayant servi de base aux documents historiques dont on dispose ont été perdues10. Si les sources historiques traditionnelles se font plus nombreuses à partir des Qin (221 av. J.-C. – 206 av. J.-C.) – et encore plus après les Han (202 av. J.-C. – 220), la plupart d’entre elles n’ont survécu que sous forme d’extraits ou de citations. La majorité des sources primaires d’avant les Tang (618-907) ne nous étant pas parvenue, tous les ouvrages historiques de cette époque constituent un atout précieux dans la mesure où ils sont les seuls vestiges de ces matériaux perdus. Charles Gardner fait à ce sujet les observations suivantes : We in the West are accustomed to single out from among our sources those which bear direct independent witness to the march of events or to the circumstances which surround and condition them. We then proclaim, « These are our primary sources; the rest are but secondary. » Such procedure is, however, practicable in China to only a very limited extent, because of the method of compilation employed by Chinese historians. The category of documents may, indeed, well be respected as a fairly homogeneous group of primary materials. But so many contemporary records have been verbally imbedded at least in part in later compilations of various categories, that it may almost be said of Chinese history that it consists exclusively of primary sources. Glaring and lamentable as are the defects in the traditional technique of Chinese historians, their work has drawn from the very primitiveness of their synthetic method, coupled with an age-long insistence on intellectual integrity, a kind of rugged strength and fundamental reliability which constitute valid claims upon our respect and admiration. No other ancient nation possesses records of its whole past so voluminous, so continuous, or so accurate. Nous reviendrons dans un second temps sur les défauts flagrants auxquels Gardner fait allusion, mais au-delà de ces travers, il souligne plusieurs points essentiels : tout d’abord, les sources primaires ayant dans la plupart des cas été reproduites, partiellement ou entièrement, dans les pages d’autres ouvrages et collections, plutôt que conservées, on peut quasiment considérer l’ensemble du corpus historique chinois comme constitué entièrement de sources primaires. Cette perspective, bien qu’à nuancer, est à considérer. Ensuite, Gardner met en avant le volume sans comparaison du corpus historiographique chinois, qui jouit en plus de sa grande diversité d’une continuité hors normes. De plus, si les sources les plus anciennes ont disparu, il est à noter que la majorité des sources primaires sur lesquelles se basent les travaux historiques à partir de la période des Song (960-19) ont été conservées, ce qui représente une quantité colossale d’écrits 12 . Wilkinson établit un premier tri dans les différentes catégories de sources auxquelles le chercheur peut avoir recours13 : 1 Les archives gouvernementales, conservées dès l’apparition de l’écriture en Chine. Les plus anciens documents de ce type sont les inscriptions oraculaires sur os de bovidés ou carapaces de tortues. Parmi ces écrits, des cartes, des registres de population, des recueils et traités concernant le gouvernement, ainsi que d’autres documents. Les plus anciennes archives ont été presque totalement détruites lors de changements dynastiques, de catastrophes naturelles ou d’autodafés. L’emploi largement répandu du papier à partir des Tang, et de l’imprimerie à partir des Song, augmenta la production d’archives de manière exponentielle. Si une tradition de compilation gouvernementale et d’écriture de l’histoire basée sur les archives s’est effectivement largement développée à partir des Han, ce sont essentiellement les ouvrages de compilation qui ont survécu plutôt que les documents d’origine. De plus, la grande capacité des historiens à produire des extraits, des compilations et des ouvrages historiques basés sur ces documents a entraîné une tendance à attacher, à partir des Song, davantage d’importance aux ouvrages imprimés qu’aux documents manuscrits. Un autre paramètre explique le fait que peu de documents manuscrits aient été conservés : jusqu’au XXe siècle, il était nettement plus onéreux de faire imprimer un ouvrage plutôt que de le recopier, ainsi ce sont les ouvrages imprimés, et non les manuscrits, qui étaient considérés comme des sources précieuses et à conserver, d’autant que la conservation des documents était également onéreuse : ainsi, depuis les 12 WILKINSON 2000, p843 Idem, pp84-4930 Tang, les documents d’archive étaient divisés en deux catégories, ceux à conserver, et ceux à détruire après trois ans L’historiographie officielle, qui fera l’objet d’un développement plus poussé dans ce chapitre. On y distingue les caractéristiques suivantes propres à l’écriture historique traditionnelle de Chine. D’abord, les historiens étaient souvent des lettrés confucéens, et surtout, ils étaient titulaires de fonctions officielles. Leur préoccupation première était la politique, les affaires de l’État. Ainsi, le recueil historique dans sa forme finale était en quelque sorte encodé selon les catégories bureaucratiques confucéennes. Cela explique une certaine distance entre le produit fini et le matériau originel – les transcriptions de faits ou de conversations conservées en archives. Ensuite, le public visé était les officiels de la nouvelle dynastie, afin de leur donner des modèles à suivre ou à ne pas suivre, pour qu’ils tirent parti de l’expérience de leurs prédécesseurs. Cela provoque dans le contenu de ces textes de nombreuses connexions étroites entre les propos tenus, le gouvernement et l’idéologie orthodoxe de l’époque. Par voie de conséquence, on retrouve dans ces textes un aspect didactique très marqué : le rôle de l’historien est de distribuer des louanges ou des blâmes (baobian 褒 貶 ), conformément à la doctrine morale confucéenne. Enfin, ce type de documents se voit très souvent largement expurgé de tout passage en conflit avec les directives précédemment évoquées. On a ainsi un champ de vision déjà réduit à une élite, mais même parmi cette élite une sélection parfois drastique est appliquée, pour ne conserver que ce que l’historien juge digne d’être transmis comme exemple à suivre. Il faut également savoir qu’assez tôt, le genre historique se distingue des autres types d’écriture en Chine, et l’on y attache une importance certaine, ce qui fait que malgré ces travers, il a été largement développé et a donné lieu à une production conséquente. Cela aboutira à la création et au développement de multiples genres et sous-genres bien définis, notamment dans le Traité de l’historien parfait (Shitong 史通) de Liu Zhiji 劉知幾 (661-721), historien des Tang, l’un des deux plus célèbres critiques du genre historique L’historiographie rédigée dans un cadre non-officiel, à titre privé. Les traits caractéristiques de ce type de documents seront également développés plus avant dans 21 ce chapitre. On trouve plusieurs termes pour faire référence à ces écrits, parmi lesquels « histoires distinctes » (bieshi 別史), « histoires diverses » (zashi 雜史), ainsi que yeshi 野史 qui, littéralement, veut dire « histoires de la campagne » ou « histoires du peuple » par opposition à celles rédigées à la cour, terme que nous traduirons par « histoires privées » dans notre travail. Si ces ouvrages se conforment souvent aux standards de forme et de genre des travaux officiels, certains en revanche s’en écartent et prennent diverses formes, très variées, allant des commentaires aux classiques confucéens aux notes de lettrés prises au fil du pinceau Les autres types de documents privés, dont on estimait jusqu’à récemment que très peu d’exemplaires avaient été conservés. En effet, plusieurs grandes découvertes archéologiques récentes ont exhumé tout un panel de documents privés, datant d’entre l’époque des Royaumes combattants (475-221 av. J.-C.) et la dynastie des Tang. Malgré l’important nombre de documents de ce type produits au cours de l’histoire de Chine, peu d’entre eux ont survécu aux ravages du temps, à l’exception de plusieurs milliers de généalogies datant des Ming et des Qing. La cause ayant conduit à cette perte massive est que les historiens avaient pour priorité première d’établir les histoires officielles, à partir des documents officiels, afin de les préserver. La plupart des documents de ce type nous proviennent de fouilles archéologiques comme celles ayant conduit à la découverte des manuscrits médiévaux de Dunhuang ou de Turfan. Peut-être reste-t-il encore beaucoup de documents privés de ce type à découvrir, mais il est très probable qu’une grande partie ait été détruite pendant les grands bouleversements qu’a connus la Chine pendant les deux derniers siècles. Ces différents types de sources ayant été identifiés, nous pouvons voir de manière assez claire que l’ensemble des textes de notre corpus se situe dans la deuxième catégorie, celle de l’historiographie officielle. Nous allons à présent nous intéresser aux différentes manières dont les historiens de Chine ont classé les documents et les genres de l’histoire2 Classification formelle : catégorisation des sources, principaux genres de l’histoire Si la classification est en Occident considérée comme étant une préoccupation exclusive du bibliothécaire, c’est en Chine une préoccupation constante de l’historien. Ce ne sont pas seulement les recherches bibliographiques, heuristiques, mais également l’écriture de l’Histoire même, qui sont profondément affectées par de vastes distinctions de forme qui ont été canonisées par coutume14 . Ainsi, les Six Classiques confucéens (liujing 六經) représentent déjà chacun une catégorie d’écrits distincts : la philosophie avec le Classique des mutations (Yijing 易經), la littérature avec le Classique de la poésie (Shijing 詩經), l’histoire avec les Printemps et Automnes (Chunqiu 春秋), les écrits gouvernementaux avec le Classique des documents (Shujing 書經), la société avec les Mémoires sur les rites (Liji 禮記) et les arts avec le Classique de la musique (Yuejing 樂經). Cependant, il faut attendre la dynastie Han (202 av. J.-C. – 220) pour voir apparaître la première véritable classification bibliographique de l’ensemble des ouvrages connus. Cette notion de catalogage est, comme mentionné plus haut, centrale dans l’étude de l’histoire. En atteste cette citation de Wang Mingsheng : 目錄之學學中第一緊要事必從此問途方能得其門而入。 Parmi les choses à étudier, l’indexation bibliographique est de loin la plus importante ; c’est de là qu’il faut demander son chemin, alors seulement l’on pourra trouver la bonne porte et y entrer15 . C’est Liu Xiang 劉向 (ca 71-6 av. J.-C.) et son fils Liu Xin 劉歆 (ca 50 av. J.-C.-23) qui sont à l’origine de cette première classification en six catégories distinctes, qui était à l’origine destinée à constituer un catalogue annoté des collections impériales à la fin des Han antérieurs (202 av. J.-C. – 23). Ces Sept sommaires (Qilüe 七略) ne nous sont pas parvenus, mais ils ont servi de base à la rédaction du « Traité des Arts et des Lettres » (Yiwen zhi 藝文 志) du Livre des Han (Han shu 漢書) compilé à la fin du premier siècle de notre ère. En plus d’un sommaire général, le catalogue de Liu Xiang et de Liu Xin proposait les six catégories suivantes : classiques confucéens (liuyi 六藝, littéralement « les six arts »), philosophie (zhuzi 諸子, littéralement « maîtres à penser »), belles lettres (shifu 詩賦), traités militaires (bingshu 兵書), nombres et techniques (shushu 數術, comprenant les mathématiques, l’astronomie, le calendrier et la divination), et arts et techniques (fangji 方 技 , catégorie qui regroupe essentiellement des ouvrages médicaux ou d’entretien de la santé). Cette division en six catégories ne connaîtra pas le succès sur la durée, et sera progressivement remplacée par une division en « quatre classes » (si bu 四部), elles-mêmes subdivisées en sections et parfois en sous-sections. Les quatre classes deviendront la norme à partir de la dynastie des Tang, avec la rédaction du traité bibliographique du Livre des Sui (Sui shu 隨書, « Jingji zhi » 經籍志). Plus tard, avec la compilation de la plus célèbre collection impériale sous les Qing (1644- 1912), la Collection complète des quatre classes (Siku quanshu 四庫全書), la classification bibliographique en quatre catégories revêt définitivement la forme : Classiques (jing 經), Histoire (shi 史), Maîtres (zi 子) et Recueils littéraires (ji 集). La catégorie concernée par notre travail, celle sur l’histoire, est elle-même divisée en quinze sous-catégories détaillées dans le tableau ci-dessous.
A. Mémoires des scribes (Shiji) |