Depuis l’avènement de la théorie de l’évolution, la notion d’espèce a connu beaucoup de développements mais aucun consensus n’a jamais pu être obtenu sur sa définition. Concept empirique, la notion d’espèce a évolué avec le temps et son histoire a été marquée par la pensée de grands naturalistes comme Linné, Buffon et Darwin. On a considéré dans un premier temps, aux dix-huit et dix-neuvième siècles, les espèces comme des entités fixes définies par des critères morphologiques. Cette conception typologique a trouvé son apogée avec les travaux de Linné et l’établissement de collections d’individus « typiques » de l’espèce. Cuvier introduit ensuite une notion de parenté, en proposant qu’«une espèce peut être définie comme la collection de tous les corps organisés nés les uns des autres ou de parents communs et de ceux qui leur ressemblent autant qu’ils se ressemblent entre eux ».
Puis cette conception a évolué vers la définition d’une espèce « taxonomique » pour laquelle l’analyse mathématique d’un grand nombre de critères suffirait à établir un seuil à partir duquel on pourrait dire que deux individus appartiennent à des espèces différentes. L’espèce serait alors plus un concept commode qu’une entité biologique réelle.
Les insuffisances de ces méthodes ont conduit à une autre approche qui est la notion d’espèce biologique fondée essentiellement sur les critères d’interfécondité et d’isolement (Mayr, 1942), avec là encore quelques difficultés pour différencier par exemple des espèces qui ne sont pas naturellement en contact. Ceci a conduit à amender cette définition de l’espèce en y incluant une composante écologique. A compter de 1963, Ernst Mayr définit ainsi l’espèce comme une « communauté reproductive de populations, reproductivement isolée d’autres communautés et qui occupe une niche particulière dans la nature » (Mayr, 1963). Cette définition opérationnelle de l’espèce n’est toutefois pas exempte de problèmes (par exemple, la reconnaissance des niches). Une grande partie de ces problèmes peut cependant être évitée si, se référant à Cuvier et à la notion de parenté qu’il a introduite, l’on considère les êtres vivants dans leur histoire. L’évolution est en effet un processus historique et les espèces sont le résultat de l’éclatement d’espèces qui les ont précédées, ce qui définit la spéciation.
Désormais, la définition la plus communément citée est celle d’Ernst Mayr. Il définit donc le concept d’espèce biologique (ou espèce isolée) en indiquant que les espèces sont des « groupes de populations naturelles, effectivement ou potentiellement interféconds, qui sont génétiquement isolés d’autres groupes similaires » (Mayr, 1963). De nombreuses autres définitions ont également cours : par exemple l’espèce peut être définie comme une population dont les membres peuvent se croiser sans difficultés dans des conditions naturelles. Une autre définition, taxonomique, repose sur la notion de ressemblance (ou au contraire de degré de différence), concept encore très utilisé en paléontologie, où il n’y a pas d’autre option.
La difficulté à admettre une définition unique de la notion d’espèce est également liée aux questions d’interfécondité présente ou absente. Celle-ci n’est en effet pas toujours tranchée : des populations A1, A2 peuvent être interfécondes, ainsi que A2 et A3 …. et An-1 et An et l’on peut pourtant avoir des populations A1 et An qui ne le sont pas. Il est alors périlleux de limiter chacune des espèces. La théorie de l’évolution enrichit ainsi la notion d’espèce d’une dimension qui pose de grands problèmes d’individualisation, que seul le recours aux équilibres ponctués pourrait simplifier. En effet, la théorie de l’évolution repose sur le fait qu’une espèce peut évoluer, par le biais des phénomènes adaptatifs, vers la formation de nouvelles espèces. Ce processus est extrêmement lent, et l’évolution d’une espèce crée l’apparition de sous-espèces intermédiaires, chacune adaptée au milieu qui l’environne. Entre deux espèces, il existe un continuum de sous-espèces très proches. La notion d’espèce étant dès lors envisagée comme un ensemble continu, à quel moment peut-on dire que deux espèces sont différentes ?
Il apparaît nettement que le concept d’espèce fait encore l’objet de controverses, les différents domaines d’application ayant en outre chacun leurs exigences et contraintes. Pour notre part, nous nous en tiendrons à la définition d’Ernst Mayr qui est consensuelle et semble tout à fait pertinente.
Comme souligné précédemment, une espèce n’apparaît pas instantanément par une mutation qui aboutirait à la formation d’un individu d’un type nouveau. Voilà bien l’origine d’une des difficultés à définir l’espèce. Les espèces s’individualisent à partir de populations appartenant à une espèce d’origine. Le concept de spéciation a été essentiellement développé par Ernst Mayr. Celle-ci résulte des deux moteurs principaux de l’évolution : la sélection naturelle et/ou la dérive génétique, selon différentes modalités écologiques : on distingue la spéciation sympatrique de la spéciation allopatrique. Quatre éléments sont donc retenus comme déterminants de la spéciation : les forces (sélection et dérive) et les modalités (sympatrique ou allopatrique). Il semble primordial d’en préciser le sens et la teneur. La sélection naturelle tend à ne retenir que les individus (et leurs phénotypes) présentant un avantage sélectif, ce qui se manifeste par une meilleure survie (liée à une meilleure adaptation au milieu) et la production d’un plus grand nombre de descendants. La sélection naturelle apparaît donc quand les conditions suivantes sont réunies : renouvellement d’une population d’individus par mortalité et reproduction, différences phénotypiques des individus d’une population à un instant donné, héritabilité de certains de ces caractères variables et variabilité du nombre de descendants. La dérive génétique est la modification aléatoire des fréquences des différentes caractéristiques des individus. Elle a donc, par le processus de stochasticité, un impact d’autant plus important que la population est de petite taille. En outre, dans un certain nombre de cas, une corrélation positive peut être établie entre vitesse d’évolution et spéciation (Webster et al., 2003). La spéciation est dite allopatrique lorsque des populations initialement interfécondes évoluent en espèces distinctes du fait d’un isolement géographique. C’est le mode de spéciation de loin le plus fréquent chez les animaux. La spéciation sympatrique caractérise la distinction d’espèces issues de populations non isolées géographiquement. Dans ce mode de spéciation, la sélection naturelle joue un rôle crucial dans la divergence des populations et un échange génétique se poursuit pendant un temps au début de la séparation des espèces .
La spéciation est entrée au cours de ces dernières années dans l’ère de la biologie moléculaire (Wu and Ting, 2004). Des éléments géniques sont ainsi identifiés qui concourent à l’isolement reproductif des populations. Les gènes dits de spéciation affecteraient la valeur adaptative des individus hybrides, créant ainsi une barrière de spéciation. Un tel gène est exceptionnellement bien décrit chez des espèces de Drosophile : il code, chez Drosophila simulans pour deux nucléoporines Nup96 et Nup98 qui interagissent avec un gène inconnu du chromosome X de Drosophila melanogaster et cause la mort de la descendance hybride mâle (Presgraves et al., 2003).
Les caractéristiques des espèces, populations et individus, celles qui les rassemblent et celles qui les différencient, sont donc en premier lieu portées et transmises par le génome, substrat de notre identité génétique. Le génome est en effet l’ensemble du matériel génétique d’un individu ou d’une espèce. Le terme génome est du à Hans Winkler qui le définit pour la première fois en 1920 : « the haploid chromosome set, which, together with the pertinent protoplasm, specifies the material foudations of the species » (traduction en anglais de Lederberg et McCray) (Luchetta et al., 2005).
Les tailles des différents génomes peuvent être déterminées par des méthodes physicochimiques et sont éventuellement confirmées par les données de séquençage dans les espèces concernées. La taille mentionnée correspond à celle du génome haploïde. Un génome peut ainsi couvrir de quelques kilobases (par exemple celui du HIV) à des centaines de gigabases (cas de certaines amibes). Les génomes de mammifères, quant à eux, s’étendent sur quelques gigabases. On note une très grande disparité dans les tailles de génomes, y compris entre espèces apparentées, et sans relation à la complexité apparente de l’organisme. Cette absence de corrélation constitue le « paradoxe de la valeur C », proposé par CA Thomas en 1971. Il est cependant primordial de noter qu’en première approximation (compte tenu, entre autre, du débat sur la notion de gène) le nombre de gènes est en relation avec ladite complexité des organismes. Mais cette relation est elle-même contestée par Claverie en 2001 (Claverie, 2001; Comeron, 2001; Gregory, 2001), qui introduit le paradoxe de la valeur N du nombre de gènes. La différence de taille entre génomes apparentés est alors portée par des séquences dites non codantes, dont les rôles et fonctions restent à définir. Ces questions relatives à l’ADN dit non codant constituent « l’énigme de la valeur C » (terme du à TR Grégory) (Comeron, 2001; Doolittle and Sapienza, 1980; Gregory, 2001).
Les pièces élémentaires des génomes sont les acides nucléiques (principalement l’ADN mais parfois également l’ARN) qui s’organisent en grandes molécules : les chromosomes.
Les génomes de procaryotes se présentent sous la forme d’un chromosome circulaire (rarement plusieurs) auquel sont associées d’autres petites molécules d’ADN circulaire appelées plasmides. On identifie également des épisomes, molécules d’ADN circulaire, extrachromosomiques, qui peuvent se répliquer de manière autonome, à l’instar des plasmides. Les épisomes possèdent cependant certains gènes supplémentaires codant pour la synthèse d’enzymes de restriction qui permettent son intégration aux chromosomes cellulaires ou bactériens par une recombinaison épisomale. Les génomes procaryotes sont très riches en gènes et comportent peu de régions intergéniques, qui sont essentiellement régulatrices .
Les génomes eucaryotes sont généralement constitués de plusieurs molécules d’ADN linéaires de très grande taille situées dans le noyau. S’y ajoutent un nombre variable de plasmides circulaires (chez certains champignons, notamment) et surtout les chromosomes des organites (mitochondries et chloroplastes) . Le génome nucléaire se scinde en autant de chromosomes qu’en compte l’espèce, dont la densité génique et la complexité structurale sont très variables selon les régions. On identifie une grande variété de composants des génomes eucaryotes : outre les séquences codantes à proprement parler, et bien qu’elles restent encore à définir, s’y trouvent des introns, diverses séquences uniques, des séquences variées de l’hétérochromatine (régions fortement condensées de l’ADN, le plus souvent inaccessible à la machinerie cellulaire) et des satellites (séquences répétées localement) et enfin des séquences répétées d’origines diverses (transposons, notamment) (Batzer and Deininger, 2002; Hoskins et al., 2002).
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