En sciences humaines
Foucault, dans les années soixante-dix, a pressenti l’importance du concept de dispositif comme décisif pour éclairer son analyse de la « gouvernementalité83 » ; il en offre une lecture approfondie et il a, dans le champ des sciences humaines, construit le socle sur lequel les diverses définitions récentes s’appuient pour tenter une compréhension de ce phénomène en recrudescence. C’est grâce à l’initiative d’un regroupement de penseurs84 issus de champs de savoir diversifiés (psychanalyse, cinéma, sciences politiques, journalisme) qui lui proposent un entretien autour de la parution de La volonté de savoir85 que Foucault se trouve invité à préciser sa pensée en regard de son utilisation nouvelle du terme dispositif pour parler du «dispositif de sexualitë6 ». Dans cet entretien, on lui demande de préciser le « sens et la fonction méthodologique S7 » du terme dispositif. Voici sa réponse: M. Foucault: Ce que j’essaie de repérer sous ce nom, c’est, premièrement, un ensemble résolument hétérogène , comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales , philanthropiques, bref: du dit, aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif. Le dispositif lui -même, c’est le réseau qu ‘on peut établir entre ces éléments.
Deuxièmement, ce que je voudrais repérer dans le dispositif, c’est justement la nature du lien qui peut exister entre ces éléments hétérogènes. [ … ] Bref, entre ces éléments, discursifs ou non, il y a comme un jeu , des changements de position, des modifications de fonctions, qui peuvent, eux aussi, être très différents. Troisièmement, par dispositif, j ‘entends une sorte – disons – de formation, qui, à un moment historique donné, a eu pour fonction majeure de répondre à une urgence . Le dispositif a donc une fonction stratégique dominante. [ … ] G. Wajeman : Un dispositif se définit donc par une structure d’éléments hétérogènes , mais aussi par un certain type de genèse? M. Foucault: Oui. Et je verrais deux moments essentiels dans cette genèse. Un premier moment qui est celui de la prévalence d’un objectif stratégique. Ensuite, le dispositif se constitue proprement comme tel, et reste dispositif dans la mesure où il est le lieu d’un double processus : processus de surdétermination fonctionnelle, d ‘une part, puisque chaque effet, positif et négatif, voulu ou non voulu, vient entrer en résonance, ou en contradiction, avec les autres, et appelle à une reprise, à un réajustement, des éléments hétérogènes qui surgissent çà et là. Processus de perpétuel remplissage stratégique88
• Ce moment aura été un tournant pour Foucault, semble-t-il, grâce à la compréhension nouvelle de l’intérêt d’inclure le non-discursif dans cette analyse des relations de pouvoir. Deleuze a observé et souligné cette «sorte de mutations9 » opérée chez Foucault entre L’archéologie du savoir90 , où l’objet analysé concerne les énoncés, que Foucault délaisse pour privilégier une analyse de l’espace, une cartographie relationnelle de ce qui a été dit mais aussi de ce qui a été fait à un moment donné, et des liens qui s’y font et s’y défont, et ce, à partir de Surveiller et punirl
• Foucault en parle comme d’un changement de point de vue. Ce changement de point de vue vise la reconnaissance de l’aspect positif de la relation de pouvoir dans un dispositif, qu’on aurait selon lui résumée à une simple répression (négatif), à un mécanisme d’interdiction qui en cache la part de complexité et la dynamique souterraine. Il cible la répartition et la réorganisation des espaces et des liens comme des facteurs essentiels et stratégiques du dispositif. C’est sur cette question de la stratégie qu’il met l’accent, imputant au positif non révélé du dispositif le constituant essentiel de celui-ci, qui ferait « fonctionner les sociétés occidentales 92 », qui en permettrait « l’efficacité et la solidité 93 ». Il tente la démonstration à travers différents exemples longuement décortiqués (sexualité, folie) précisant qu’il s’agit beaucoup plus d’un mécanisme de production, d’intensification et de démultiplication que d’un mécanisme d’interdiction. Cela étant, Foucault insiste sur la « nature essentiellement stratégique94 » du dispositif: «C’est ça, le dispositif: des stratégies de rapports de forces supportant des types de savoir, et supportés par eux95 ». Cette proposition de définition, à travers son déplacement d’accent, intègre le passage du négatif au positif, du binaire au complexe et au multiforme.
En art
Des études récentes s’appliquent à mieux comprendre le bien-fondé de l’usage du dispositif pour traiter des objets artistiques et tendent à réinterpréter la définition de Foucault dans le champ artistique 106 . La plupart de ces théoriciens centrent cependant leurs observations sur la réception des oeuvres. Tel est le cas de Charlotte Panaccio-Letendrelo7
• Cette auteure soutient notamment que le dispositif contribue au renouvellement du statut du spectateur et de la notion de public. Elle cherche à actualiser le concept pour le rendre opératoire pour l’analyse d’oeuvres de l’art contemporain. Elle remarque , entre autres , qu’« un glissement sémantique se produit dans l’ art actuel: du dispositif de l’oeuvre à l’oeuvre d’art comme dispositif». Abreuvée aux écrits de Foucault et Agamben, elle propose néanmoins sa propre définition du dispositif en reformulant à son tour trois caractéristiques : regrouper des hétérogènes , engendrer de nouvelles formes de relations et favoriser la transmission des récitslO8
• Son actualisation du concept est convaincante lorsqu’elle insiste sur les deux premiers points (hétérogénéité et relation) comme des enjeux fondamentaux du dispositif; elle l’est moins pour le troisième point qui mériterait d’être creusé. Dans trois analyses de cas diversifiés et contemporains, Panaccio-Letendre démontre que l’hétérogénéité est décisive pour les trois propositions artistiques qui adoptent la forme d’un dispositif, adoption qui se traduit aussi dans la diversification du public et des modalités d’exposition. Nous voulons illustrer qu’à l’hétérogénéité du dispositif, constituant la forme même des oeuvres qui nous intéressent, correspondent différentes modalités d’ex position qui diversifient les manières dont les oeuvres se donnent à voir. L’hétérogénéité se retrouve dans la forme de l’oeuvre et correspond à son déploiement, son expansion et au potentiel de renouvellement de son contenu lO9
• Pour elle, cette hétérogénéité propre à l’oeuvre d’art comme dispositif pointe en direction du « décloisonnement des pratiques artistiques actuelles en tant que facteur déterminant de la réception de l’ art110 ». Son hypothèse est que ce décloisonnement «entraîne une di versification importante des contextes de l’art, ce qui favorise l’élargissement de la notion de public et une réévaluation de son rôle111 ». Elle relie donc la pratique du dispositif en art à celle de l’inter ou transdisciplinarité, à celle de l’interartistique ou indiscipline artistique, selon la dénomination choisie. Selon elle, Jacques Rancière 112 a remis l’hétérogénéité au coeur du débat esthétique, en notant que la perméabilité entre art et non-art génère, selon lui, 1’« indécidabilité de l’objet 113» ; Rancière relève une transformation dans «les registres de présentation de l’ hétérogénéité 114 », de la forme polémique du début du siècle à la forme ludique actuelle. Cette idée de Jacques Rancière est reprise et développée par Jean-Philippe Uze1 11 5
• Le corpus choisi par Panaccio-Letendre est représentatif de la diversité des dispositifs en art actuel. Elle s’appuie sur Anne-Marie Ninacs l16 pour démontrer que les trois exemples analysés traduisent un passage de la contemplation à l’action pour le spectateur en raison de cet hétérogène qui se fait et se défait, l ‘oeuvre s’y présentant comme « mouvante et flexible l17 » , au gré des modalités d’exposition, elles-mêmes hétérogènes et flexibles, permettant la dissémination de l’oeuvre, dans le temps et dans l’espace. Panaccio-Letendre reconnaît ensuite en deuxième point de sa définition l’importance de la dimension relationnelle du dispositif en art. Par contre, la proposition foucaldienne d’une forme étoilée de ces relations semble irrésolue ici, acceptée d’emblée sans être intégrée à sa reformulation d’une définition du concept en art. Outre Foucault, elle s’appuie pour ce point essentiellement sur Nicolas Bourriaud 118 et son Esthétique relationnelle , qui a été abondamment utilisée au moment de sa parution dans les années quatre-vingt-dix et qu ‘ elle associe au dispositif en art actuel. « Une oeuvre peut fonctionner comme un di spositif relationnel comportant un certain degré d’aléatoire, une machine à provoquer et gérer des rencontres individuelles ou collectives l19 » .
Elle émet cependant certaines réserves sur cet ouvrage à cause de l’accent mis , selon elle, uniquement sur la dimension relationnelle, en oubliant, à tort, sa dimension hétérogène et polymorphe, sa matérialité, notant au passage que l’objet ne disparaît pas mais qu’il tend au contraire à se multiplier et à se diversifier dans ce genre de manifestations artistiques. À mon avis, Panaccio-Letendre sous-estime cependant deux aspects déterminants de la théorie de Foucault: les jeux de pouvoir évoqués comme forces sous-jacentes du dispositif et sa nature stratégique. Cette dimension politique du dispositif semble avoir été intentionnellement évacuée par cette auteure pour qui la notion de pouvoir apparaît « moins appropriée à l’art120 ». Toute relation, de mon point de vue, repose implicitement sur un rapport de forces, même convivial. Cette convivialité est aussi une sorte de politique, elle implique des désirs et du mouvement, peu importe la nature du rapport (soumission, domination ou égalité). Pourquoi ce champ de forces mis en évidence par Foucault et la stratégie qui le détermine devraient-ils être évacués des arts?
RÉSUMÉ |