Masques et poètes : le suicide romantique

Masques et poètes : le suicide romantique

En 1774, paraissent Les Souffrances du jeune Werther de Goethe, suscitant une vague de suicides de jeunes gens qui se tuent au pistolet, se jettent par la fenêtre ou se noient, le livre en poche. L’œuvre, à la portée troublante, qui fut interdite dans certaines régions allemandes, influença significativement les écrivains de l’époque et du siècle à venir. Le roman de Gœthe examine l’opposition entre le poète et une société pragmatique, mais aussi (et surtout) la problématique d’une passion impossible à assouvir : deux motifs que l’on rencontre dans le drame romantique français un demi-siècle plus tard, bien qu’il mette rarement en scène des suicides « wertheriens » purs, c’est-à-dire des suicides passionnels par désespoir. Des drames que nous nous proposons d’examiner, seul Antony pourrait en offrir un exemple. Dans André del Sarto, ce n’est pas uniquement une passion vouée à l’échec qui incite le peintre de Musset à s’empoisonner, mais également ses soucis financiers. Chez Hugo, Hernani et Doña Sol se suicident parce qu’ils y sont contraints, entre autres, par une force extérieure ; la mort volontaire de Ruy Blas est un suicide d’honneur ; le Tituti du Suicide, fragment dramatique peu connu de l’auteur, renonce à la vie par dégoût de l’existence, de même que Chatterton, le héros de Vigny, dont le modèle historique s’est réellement suicidé en 1770, peu de temps avant la parution du roman de Goethe : ce sont, pour ainsi dire, deux suicides « faustiens ». Cependant, une dimension quasi philosophique est sous-jacente à toutes les morts volontaires évoquées : le suicide, comme par un coup de baguette magique, remédie aux problèmes identitaires propres aux protagonistes romantiques en consolidant leur moi déchiré par le doute. Afin de mieux cerner le contexte au sein duquel la problématique identitaire est mise en jeu, passons d’abord par une brève comparaison entre la lecture du mélodrame et celle du drame romantique.

Déchiré, décentré : le héros romantique et son lecteur virtuel 

Lorsque l’on compare les mélodrames précédemment étudiés aux drames romantiques de notre corpus, force est de constater que, dans l’optique de la lecture, le mouvement cathartique ne change pas radicalement pour ces derniers, ce qui n’est par ailleurs pas tout à fait étonnant – le modèle dramatique aristotélicien ne sera mis en question que vers la fin du siècle. Le lecteur virtuel balance donc toujours entre l’inquiétude et l’espoir, en proie aux renversements dramatiques imposés par l’auteur ; et les protagonistes romantiques suicidaires suscitent chez lui une pitié qui est soutenue par les discours des personnages. Il serait toutefois intéressant d’examiner certaines différences entre les deux genres évoqués, sur le plan des mondes fictionnels et de leur transformation. Il n’est pas toujours aisé de départager le drame romantique du mélodrame en raison de leur influence réciproque ; ainsi, nous venons de voir que la question du genre pouvait se poser à propos de La Vénitienne d’AnicetBourgeois ; de même, on souligne souvent l’influence manifeste du mélodrame dans l’œuvre dramatique de Victor Hugo. La comparaison des mondes fictionnels, même au sein d’un corpus aussi limité que le nôtre, nous permettra éventuellement de mieux éclairer cette problématique.

Cercles spatio-temporels 

Dans les cinq drames romantiques qui nous intéressent, à l’inverse des mélodrames, on ne trouve guère de cercle familial bien consolidé : l’exposition présente au lecteur virtuel une multitude de cercles intimes dont les liens, de plus, semblent être assez fragiles pour se briser d’un instant à l’autre même lorsqu’il s’agit des protagonistes amoureux. La famille est absente ou n’existe qu’à titre nominal, comme c’est le cas des deux pièces de Hugo et d’Antony, ou bien elle est dysfonctionnelle : André del Sarto nous présente ainsi une famille en pleine décomposition ; dans Chatterton, même si Kitty est mariée et a deux enfants, une discordance trop importante se manifeste au sein du cercle familial : John Bell est un tyran et représente le monde pragmatique auquel les trois protagonistes « sauvages » s’opposent. Qui plus est, les intérêts purement « familiaux » restent étrangers au drame romantique : tout au plus vise-t-il la réunion d’un couple amoureux ; or cette réunion n’a pas pour objectif la création d’une famille, mais l’assouvissement d’un désir passionnel. Ainsi, c’est le cercle intime qui se trouve être le noyau constitutif ou le cercle de base du monde romantique ; de ce fait découlent deux conséquences. D’un côté, le drame romantique est surtout le drame de l’espace intérieur qui se projette dans l’espace scénique à travers de nombreux monologues ; cet espace intérieur devient par ailleurs souvent le hors-scène véritable. Cela dit, dans les drames en question, le hors-scène « concret » ou l’espace que l’on peut effectivement imaginer entourer l’espace scénique, est plutôt généralisé et universel, comportant, selon la pièce, des paysages urbains ou naturels, des fleurs, des lacs et des montagnes anonymes, etc. Soulignons pourtant que contrairement au mélodrame, l’Imaginaire s’épanouit dans le drame romantique : la place laissée aux images poétiques devient plus importante, surtout chez Musset à qui l’on a reproché, à l’époque, entre autres, un style excessivement « poétique » ; sur ce point, nous pouvons postuler, à côté du hors-scène « concret », l’existence d’un hors-scène « abstrait » que constituent les images qui n’ont pas de référents « réels » (entendus comme faisant effectivement partie de l’univers de référence de la fable et possédant les coordonnées spatio-temporelles précises), et qui n’existent que dans et par l’imagination d’un personnage – c’est dans ce hors-scène que les images poétiques s’enracinent et d’où elles arrivent dans l’espace scénique via le discours des personnages.

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Identité(s) 

Dans le mélodrame, on l’a vu, le mouvement cathartique465, ponctué par des scènes, se fonde essentiellement sur l’existence du secret et sur son dévoilement, ainsi que sur l’omniscience du lecteur virtuel. Dans le drame romantique, le secret perd son importance primordiale : si secret il y a, il est dévoilé bien avant le dénouement (comme c’est le cas de l’adultère dans André del Sarto ou de l’entreprise de don Salluste que Ruy Blas apprend à la fin de l’acte III) ; de plus, le dévoilement peut ne pas avoir de conséquences néfastes. Bien au contraire, la révélation du secret contribue parfois à renforcer l’espoir des protagonistes et, du même coup, celui du lecteur virtuel : la passion soigneusement cachée s’avère réciproque (Ruy Blas, Chatterton) ; les traîtres conspirant contre le roi obtiennent le pardon (Hernani) ; la bâtardise d’Antony ne fait qu’attirer Adèle (Antony). Le mouvement cathartique est en conséquence soutenu, d’une part, tout simplement par l’attachement émotionnel du lecteur virtuel au devenir très incertain du couple amoureux, et de l’autre, par son identification aux protagonistes : l’espace intérieur de ceux-ci n’est jamais parfaitement consolidé, comme cela peut être pourtant le cas dans le mélodrame classique466. Bien au contraire, l’espace intérieur d’un protagoniste est souvent fracturé467. Il se trouve ainsi en conflit non seulement avec le monde extérieur, mais aussi avec lui-même : les héros romantiques qui ne se remettent jamais en question sont rares. Le conflit intérieur s’amplifie souvent par la contradiction entre deux passions qui ont du mal à coexister : l’amour et la vengeance. Ce conflit est particulièrement manifeste dans Hernani et dans Antony ; Ruy Blas s’interroge également sur ces thèmes. C’est donc souvent l’identité du protagoniste qui constitue le « secret » dans le drame romantique : généralement, il s’agit d’un secret intérieur, le personnage ignorant sa propre nature véritable, égarée au milieu d’identités qu’il endosse à tour de rôle, comme chez Hugo ; il se peut aussi qu’il essaie de cacher le versant de l’identité qu’il considère en tant que son moi véritable au cercle social, comme Chatterton ou Antony, afin de se protéger, car la société ne l’accepte pas tel qu’il est. L’écran symbolique et/ou imaginaire est alors dressé entre l’espace intime et l’espace extérieur : soit son effraction coïncide avec la mort volontaire, soit elle en est la cause première. 

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