Marquages statutaires corps, espace et emblèmes au travail
DECOUVRIR SON AFFECTATION
Après avoir obtenu une mission, les travailleurs temporaires doivent se rendre dans des entreprises qu’ils ne connaissent qu’au travers des descriptions laconiques fournies par les commerciaux d’intérim, comme nous venons de le voir. L’imprécision de l’intitulé et de la description du poste1 empêche les travailleurs temporaires de connaître leurs affectations avec exactitude. Le plus souvent, les intérimaires ne connaissent que le nom de l’entreprise qui a fait appel à l’agence, ce qui ne leur permet pas de présumer la nature de leurs futures tâches : « c’est à [telle usine], « c’est pour [telle entreprise] », « à côté de [telle usine] dans la zone industrielle, etc. ». A ce caractère lacunaire de l’information dont disposent les intérimaires se surajoute la complexité physique de certaines entreprises. D’autant que lorsque ces entreprises sont importantes, elles s’étalent sur des sites complexes et vastes, composés de plusieurs secteurs, parfois éloignés géographiquement les uns des autres, au sein desquels divers postes peuvent être confiés aux intérimaires.L’arrivée des intérimaires dans une nouvelle affectation est le plus souvent caractérisée par leur méconnaissance des lieux, des personnes et de l’organisation globale du travail. Après avoir effectué des missions en intérim depuis plus de six ans, Ronan (25 ans) constate que « la description du poste c’est des cagades [des histoires, des mensonges]. Il n’y a rien de vrai entre la description du contrat et quand t’arrives. Tu sais juste où tu dois aller ». Ces ouvriers ne sont que rarement au fait des tâches qu’ils auront à effectuer, les postes seront attribués sur le lieu de la mission et non à l’agence. Travailleront-ils seuls ou en équipe, avec des titulaires ou des intérimaires, sur quels postes, pour quels types de tâches, etc. ? Autant d’interrogations qui ne seront éclaircies que lorsqu’un interlocuteur viendra « prendre en charge1 » la main d’œuvre temporaire.
L’arrivée
En premier lieu, les travailleurs temporaires doivent trouver l’emplacement de l’entreprise cliente. Pour cela, les intérimaires disposent parfois d’un plan sommaire effectué par un des salariés de l’agence. Dans des zones industrielles qui comptent plusieurs centaines de PME, ils peinent souvent à trouver l’endroit où se déroulera leur mission. Aussi, il n’est pas rare que les travailleurs temporaires débutent leur contrat avec un peu de retard. Une fois l’entreprise trouvée, les intérimaires doivent passer l’enceinte du lieu de production. C’est le moment où ils cherchent un gardien, un digicode ou un « accueil » afin de signaler leur présence Dans certaines missions, un agent de la sécurité réceptionne les travailleurs temporaires dans sa guérite située à l’entrée de l’unité de production. C’est souvent le cas pour les sites de grande taille. Prenons l’exemple de Robertet : pour entrer, tout arrivant doit se présenter au gardien, signer un registre ou montrer son badge. Les intérimaires disposent d’un badge spécifique qu’ils ont obtenu auprès de l’agence de travail temporaire. Les nom et prénom des travailleurs figurent sur cet insigne, portant la mention « personnel intérimaire1 » et accompagné de leur photo en noir et blanc. A Manpower, les intérimaires sont photographiés dans le couloir de l’agence et le document est imprimé sur place. Sur la présentation de ce badge, le gardien de l’usine remet à l’arrivant une carte de pointage (sur laquelle est aussi inscrit en gras le mot « intérimaire ») puis lui demande de patienter sous un abribus. Au bout de quelques minutes, le responsable de la sécurité du site vient chercher le ou les intérimaires afin de signer rapidement plusieurs documents (sur les normes de sécurité et d’hygiène en vigueur dans l’usine). Ils repartent d’un pas pressé en direction de la pointeuse, puis de la lingerie. Durant ce trajet, lors de cette recherche, le responsable de la sécurité me dira en pointant son doigt en direction d’un grand entrepôt : « Là, c’est la « compo ». Tu vas travailler là, à la vaisselle ». C’est ainsi que j’ai découvert mon affectation et mon poste.
Hexis
Dès les premières tâches, les intérimaires rencontrent des difficultés pratiques inhérentes à leur méconnaissance des lieux et de leurs fonctionnements : « où sont les outils ? », « comment circuler sans gêner les autres ? », « quels mouvements sont les plus adéquats ? », etc. La gêne physique, les hésitations vis-à-vis des actions à effectuer, l’incertitude de sa position dans l’espace et dans le temps, sont autant de façons d’éprouver corporellement sa place parmi les autres. Aussi, il importe d’insister sur ce sentiment de légitimité ou d’illégitimité, vécu à des degrés divers, en fonction de la position qu’occupent les individus dans un contexte donné. La condition d’intérimaire produit de façon manifeste de l’embarras, des attitudes décalées et déplacées. Aux différences de statuts s’agrègent des différences d’hexis. Le concept d’hexis2 sera ici envisagé à la manière de Pierre Bourdieu ; c’est-à-dire comme une manifestation perceptible de l’habitus, à la fois corporelle et posturale. Il est difficile de s’arrêter sur une définition étant données toutes les nuances que l’auteur a apportées au fil de ses écrits3 . Je retiendrai toutefois cette phrase extraite de La distinction : « Dimension fondamentale du sens de l’orientation sociale, l’hexis corporelle est une manière pratique d’éprouver et d’exprimer le sens que l’on a […] de sa propre valeur sociale : le rapport que l’on entretient avec le monde social et la place qu’on s’y attribue ne se déclare jamais aussi bien qu’à travers l’espace et le temps que l’on se sent en droit de prendre aux autres, et, plus précisément, la place que l’on occupe avec son corps dans l’espace physique, par un maintien et des gestes assurés ou réservés, amples ou étriqués […] et avec sa parole dans le temps, par la part du temps d’interaction que l’on s’approprie et par la manière assurée ou agressive, désinvolte ou inconsciente, de se l’approprier1 ».