Marquage isotopique catalysé par des nanoparticules métalliques
Tentatives d’explications
Nous avons d’abord considéré les points d’ébullition des substrats, mais aucune influence sur l’incorporation de deutérium obtenue n’a pu être établie. Nous pouvons voir qu’à 60°C, une proportion importante du cyclopentane est à l’état gazeux dans nos conditions opératoires (pression de 6 bars). Ceci n’est pas le cas pour le cyclohexane qui reste essentiellement sous forme liquide. Une hypothèse serait que la réaction a lieu à l’état gazeux, ce qui pourrait expliquer la différence de réactivité observée. Néanmoins, pour les autres alcanes comme le n-pentane dont le point d’ébullition est inférieur à celui du cyclopentane, l’incorporation de deutérium n’est que de 0,1 D par molécule. Ainsi, l’état physique des substrats n’est pas l’origine de la différence de réactivité entre le cyclopentane et le cyclohexane. Chapitre II- Nanoparticules de ruthénium
Effet du ligand
Une autre hypothèse qui pourrait expliquer cette réactivité serait l’interaction du ligand (dppb) avec les substrats (cyclopentane et cyclohexane). Nous avons donc étudié la deutération des alcanes en comparant la réactivité du catalyseur Ru/dppb avec celle de nanoparticules de Ru supportées sur Siralox (support de catalyse commercial composé de SiO2 et Al2O3) sans la présence de ligands (Figure 77). La synthèse des NPs de Ru/Siralox a été réalisée en décomposant du [Ru (COD)(COT)] dans le THF sous 3 bars d’H2 et en absence de ligands à TA. Le mélange réactionnel est maintenu sous agitation pendant environ 20 h. Un lavage au THF est par la suite réalisé. Les NPs de Ru/Siralox ont été analysées par MET (Figure 77). Elles ont une taille de l’ordre de 4 nm. Figure 77 : Images MET des NPs de Ru/Siralox. La réactivité des NPs de Ru/Siralox a été explorée par la suite sur les deux cycloalcanes. Comme le montre le Tableau 7, la différence de réactivité prononcée entre le cyclopentane et le cyclohexane est toujours présente. La présence de ligands n’est donc pas le paramètre qui explique la différence de réactivité des nanoparticules de Ru vis-à-vis de la deutération des cycloalcanes. Substrat Incorporation de deutérium Cyclopentane 2,5 Cyclohexane 0,07 Tableau 7 : Résultats catalytiques du cyclopentane et du cyclohexane après la réaction à 60°C, sous 4 bars de D2 et pendant 24 h en utilisant les NPs de Ru supportées sur Siralox. Chapitre II- Nanoparticules de ruthénium 85 Des expériences préliminaires ont été effectuées sur le toluène, qui possède un volume de van der Waals calculé similaire à celui du cyclohexane (toluène = 98,9/cyclohexane = 101,9 Å3 ), mais qui présente une meilleure réactivité en échange H/D. Ce résultat signifie que le toluène peut facilement accéder à la surface et réagir, et donc que les ligands n’agissent pas comme une barrière stérique limitant la diffusion des réactifs.
Energies de dissociation de la liaison C-H
D’un point de vue énergique, la deutération nettement plus efficace du cyclopentane par rapport à celle des autres alcanes n’est pas prévisible puisque toutes les liaisons C-H dans les alcanes ont des énergies de liaison comparables, comprises entre 402 et 439 kJ/mol. En particulier, pour le cyclopentane (395-403 kJ/mol) et le cyclohexane (400 kJ/mol), les énergies de dissociation des liaisons C-H sont très similaires. 12 1-3-c- Contrôle thermodynamique ou cinétique ? Afin de déterminer si la réaction est cinétiquement ou thermodynamiquement contrôlée, une expérience a été réalisée avec 2 mL de cyclopentane sous 6 bars de D2 pendant 6 jours en présence des NPs de Ru@dppb (Tableau 8). Dans un système contenant 2 mL de cyclopentane (21,1 mmol, 211 éq. H) et 6 bars de D2 dans un réacteur de 95 mL (23,4 mmol, 46,8 éq. D), une fraction de deutérium d’environ 18% est attendue dans le cas d’un équilibre statistique. Cependant, la fraction de deutérium obtenue était de 6.2%, ce qui veut dire que l’équilibre thermodynamique n’est pas encore atteint. On peut donc conclure que la différence de réactivité observée n’est pas due aux effets isotopiques d’équilibre. La réaction est donc cinétiquement contrôlée. Substrat Volume (mL) Temps Fraction de deutérium % Fraction de deutérium attendue % Cyclopentane 2 6 jours 6,2 18 Tableau 8 : Fraction de deutérium attendue vs celle obtenue pour une réaction du cyclopentane sous D2 pendant 6 jours de réaction. Chapitre II- Nanoparticules de ruthénium 86 Dans une autre série d’expériences, nous avons augmenté la température de la réaction pour évaluer la possibilité de deutérer le cyclohexane. Les réactions sur le cyclopentane et le cyclohexane ont été réalisées sous 4 bars de D2 à 60°C (Figure 78, spectre (a) et (c)) puis à 100°C (Figure 78, spectre (b) et (d)) pendant 24h. Bien que la conversion de la réaction d’échange H/D est plus élevée lorsque la température augmente de 60°C à 100°C, la différence de réactivité prononcée entre le cyclopentane et le cyclohexane est toujours présente. Nous remarquons pour la réaction réalisée à 100°C, la présence majoritaire du cyclopentane-d3 et la présence minoritaire du cyclopentane non deutéré (d0). Au contraire, pour le cyclohexane, nous pouvons apercevoir la présence majoritaire du cyclohexane-d1 et du produit non deutéré (d0). Figure 78 : Incorporation de deutérium sur le cyclopentane après réaction catalytique sous 4 bars de D2 a- à 60°C, b- à 100°C et sur le cyclohexane c- à 60°C, d- à 100°. La réactivité des NPs de Ru sur le cyclohexane reste meilleure que d’autres exemples de la littérature. Lee et al. ont décrit l’absence de deutération du cyclohexane à 100°C pendant 18 jours en utilisant un complexe de Ru.3 Chapitre II- Nanoparticules de ruthénium 87 1-3-d- Mécanisme de la réaction Le mécanisme de réaction proposé pour l’activation C-H des alcanes par les nanoparticules de Ru est représenté sur la Figure 79. Dans un premier temps, les hydrures de surface de NPs sont échangés en présence de D2, libérant ainsi du HD. Cette étape permet la formation de deutérures à la surface des nanoparticules. Ensuite dans un deuxième temps, l’alcane forme un complexe σ avec la surface du Ru et transfère un H du C au Ru, ce qui correspond à un clivage oxydant d’un alkyle de surface. Comme la diffusion de l’hydrogène et du deutérium en surface est rapide, la probabilité de transfert d’un D sur un C est importante. Enfin, le produit deutéré est libéré de la surface métallique. Figure 79 : Mécanisme proposé pour la deutération des alcanes catalysée par des NPs de Ru. Chapitre II- Nanoparticules de ruthénium 88 1-3-e- Calculs DFT Des calculs DFT réalisés par Romuald Poteau et Iker Del Rosal ont indiqué que l’étape limitante de la réaction était la dissociation oxydante de la liaison C-H du substrat. Les deux alcanes ont des enthalpies d’activation comparables. Ainsi, l’activation C-H du cyclopentane et des conformations du cyclohexane les plus stables ont été étudiées en utilisant un cluster de ruthénium de 0,5 nm avec 1,4 atomes d’H par atome de surface de Ru (Ru13H17), comme modèle de NP de Ru sans ligand. Cette stratégie de modélisation est similaire à celle d’études antérieures concernant l’activation C-H énantiospécifique de groupements amines à la surface de NPs de Ru.6 Dans tous les cas, la réaction d’activation C-H commence par la formation d’un intermédiaire qui présente une interaction agostique, c’est-à-dire une liaison à deux électrons et à trois centres entre une orbitale de la liaison C-H d’un des groupements CH2 et une orbitale métallique vide. L’augmentation de la longueur de la liaison C-H d’environ 0,07 Å, indépendamment du substrat, est indicative de la formation de cette interaction agostique. Pour la conformation chaise du cyclohexane et pour le cyclopentane, il convient de noter que l’activation de la liaison C-H est un processus cinétique très accessible avec une barrière d’activation de l’ordre de 9,4 kcal/mol (voir Figure 80 et Figure 81). D’un point de vue thermodynamique, la rupture de la liaison C-H est très similaire avec des valeurs de 6,5 et 5,4 kcal/mol respectivement pour le cyclopentane et le cyclohexane. Malheureusement, nous n’avons pas été en mesure, dans le cadre de cette étude, de déterminer si les différentes contributions entropiques de liaison et/ou d’activation sont responsables de la différence de réactivité du cyclopentane par rapport aux autres alcanes. Figure 80 : Activation C-H du cyclopentane à la surface des NPs de Ru. Figure 81 : Activation C-H du cyclohexane en conformation chaise à la surface des NPs de Ru. 1-4- Conclusion En conclusion, la surface de Ru présente une reconnaissance spécifique pour le cyclopentane dont l’origine n’est pas encore déterminée. Cette réactivité doit provenir d’interactions intramoléculaires et intermoléculaires entre les substrats et la surface, conduisant à des vitesses de réaction liées à des effets tunnel différents, en raison des changements conformationnels au cours de la réaction. Ainsi, l’activation C-H par les NPs de Ru dépend de la structure des alcanes. Il est important de noter qu’il est possible d’avoir du cyclohexane deutéré avec les mêmes conditions de réaction (à 60°C, sous 6 bar de D2 et en utilisant les mêmes NPs de Ru@dppb ) par réduction du benzène sous D2. 2-Echange H/D régiosélectif sur des composés azotés Dans le but de continuer l’exploration de la réactivité des NPs de Ru@PVP en échange H/D,6 la deutération d’oligonucléotides et d’hétérocycles azotés a été étudiée.
Oligonucléotides
Au sein du projet « ISOTOPICS » et en collaboration avec l’équipe de Chimie Bioorganique et de Marquage du CEA, nous avons continué à explorer la réactivité des NPs de Ru en échange H/D. Les NPs ont été synthétisées et caractérisées à Toulouse au LPCNO tandis que les études Chapitre II- Nanoparticules de ruthénium 90 catalytiques ont été réalisées en collaboration avec Alberto Palazzolo au CEA. Les deutérations et tritiations sélectives de produits pharmaceutiques et d’oligonucléotides catalysées par des NPs de Ru ont été étudiées.16 Les réactivités de deux catalyseurs différents ont été comparées: NPs de Ru stabilisées par du PVP (PVP = Polyvinylpyrrolidone, Ru@PVP) et NPs de Ru stabilisées par un ligand carbène N-hétérocyclique (le 1,3-dicyclohexylimidazol-2-ylidène, Ru@ICy). Les NPs de Ru@PVP ont été synthétisées comme précédemment décrit dans la littérature.9 Les NPs de Ru@NHCs ont été synthétisées de la manière suivante: Les sels d’imidazolium sont déprotonés lors d’une première étape par le KtBuO dans le THF17,18. Une filtration sous célite permet l’élimination du sel formé (KCl). Puis la solution de carbènes libres est ajoutée à la solution de Ru(COD)COT à basse température (-80°C), refroidie par le biais d’un bain d’acétone et d’azote liquide. Par la suite, 3 bars d’H2 sont introduits et le mélange est maintenu sous agitation pendant une nuit. La formation des NPs est caractérisée par la couleur de la solution qui passe du jaune au marron foncé. Les NPs de Ru@ICY ont été analysées par MET (Figure 82). Elles ont une taille de 1.3 ± 0.4 nm et sont bien dispersées. Le pourcentage massique de Ru a été déterminé par analyse thermogravimétrique (ATG). Il est de l’ordre de 71 wt %.
Intoduction gérérale |