Marchés hebdomadaires et mutations du système de production pastoral au Ferlo
Quel objet pour la socio-anthropologie économique naissante ?
Le détour sur ce bref historique de la socio-anthropologie économique pose le problème de son objet en tant que spécialité portant sur les faits et pratiques économiques. S’intéresser à la définition de l’objet consiste pour nous à sacrifier à un principe méthodologique tel que le professait Durkheim (1895) à savoir la règle de la définition. Par rapport à cette interrogation relative à l’objet de la socio-anthropologie économique, nous disons qu’elle étudie les interactions humaines autour de la production, de l’échange et de la consommation en tant que des faits socialement encastrés dans des institutions sociales et culturellement codifiées. Ces trois ordres de faits constituent aussi les trois éléments d’un système que l’on ne peut étudier en total isolement. Dans les sciences humaines, il existe plusieurs approches théoriques basées sur l’homo oeconomicus qui cherchent à rendre compte de ces dimensions sociales qui sous-tendent la production, l’échange et la consommation. Nous pouvons citer, à ce propos, la théorie des choix rationnels, la rationalité instrumentale, l’utilitarisme, la théorie économique néoclassique. En effet, la rationalité instrumentale est une rationalité des moyens par rapport aux fins. La théorie des choix rationnels se caractérise par la notion d’optimisation. Cette notion peut s’exprimer de différentes manières, en avançant par exemple que l’acteur maximise son utilité, ou qu’il minimise ses coûts. Quelle que soit la formule, c’est cette idée qui procure toute sa puissance à la théorie des choix rationnels : c’est une théorie qui permet de comparer les actions selon les résultats attendus et fait le postulat que l’acteur choisira l’action qui lui apporte le meilleur résultat. Sous sa forme la plus claire, la théorie exige que les bénéfices et les coûts de toutes les actions 26 possibles soient connus et pose comme postulat que l’acteur prendra la décision « optimale », c’est-à-dire celle qui maximise la différence entre les coûts et les bénéfices (Coleman et Fararo1992). Il faut préciser que cette idée d’optimisation s’applique tant au niveau individuel qu’au niveau collectif. Car le modèle de l’homo oeconomicus soutient qu’à travers l’optimisation de l’intérêt individuel, les membres d’une société produisent un optimum de bien-être collectif. Notons que ces paradigmes sont variés du point de vue de leur dénomination, mais qu’il existe un dénominateur commun, à savoir les types de rationalités qui sous-tendent la logique de l’action économique. En effet, toutes ces approches se retrouvent derrière un postulat de base dont l’objectif est d’expliquer le système économique où les comportements économiques se fondent sur des notions d’intérêt, de rationalité, d’utilité. Alors la socioanthropologie économique part du postulat selon lequel chaque société ou, dans une moindre mesure, chaque groupe socioéconomique (société agricole, pastorale, etc.) possède ainsi un système économique. Étudier ce système consiste à caractériser les logiques globales qui sous-tendent la production et la circulation des biens au sein de celle-ci. Ces logiques globales sont appelées rapports économiques qui sont encadrés par des institutions sociales, culturelles et politiques de la société en question. Les rapports économiques sont donc, par essence, des rapports sociaux. Ce faisant, des rapports sociaux sont qualifiés d’économiques s’ils assument au moins une des fonctions suivantes : -l’accès et le contrôle des groupes et des individus aux ressources naturelles exploitées et aux moyens de production utilisés, ce qui correspond au processus de production ; -le déroulement des divers procès de travail nécessaires à la production des conditions matérielles d’existence de chacun et de tous ; ce qui fait référence à l’échange, c’est-à-dire à la circulation ; -les manières spécifiques dont les produits du travail individuel ou collectif circulent dans la société et sont redistribués, ce qui se rapporte à la consommation. Cela implique de revenir en détail sur chacun des aspects qui fondent un système économique, à savoir la production, l’échange et la consommation.
La production
La production consiste à agir sur la nature pour en disjoindre certains éléments matériels soit dans leur état naturel, soit sous une forme transformée, permettant à l’homme de subvenir à ses besoins. Ce processus de transformation implique des rapports intellectuels 27 et matériels des hommes avec la nature, mais aussi des rapports entre les hommes par rapport à la nature. Ce dernier point des rapports entre les hommes par rapport à la nature est caractérisé par une division du travail entre individus en fonction de leur sexe, de leur âge, de leur groupe social d’appartenance, de leur statut etc. Il y a bien de préciser que c’est cette distribution des tâches qui entraine une complémentarité entre les composantes sociales et qui fait qu’elles entretiennent des relations d’échange. Les anthropologues se sont en particulier intéressés à la production, qui constitue un aspect remarquable de certaines sociétés étudiées où la production revêt un caractère particulièrement culturel, en plus de son aspect économique. Sahlins (1976) oppose les sociétés de rareté aux sociétés d’abondance. Ainsi, explique-t-il, la rareté est la sentence portée par notre économie, et c’est aussi l’axiome de notre économie politique. Procédant à une comparaison des horaires de travail dans ces types de sociétés, il montre que les peuples de chasseurs-collecteurs travaillent moins que les peuples des économies modernes. En guise d’exemple, une journée de travail dure entre quatre à cinq heures par jour chez les aborigènes de la Terre d’Arnhem. Procédant par comparaison, Sahlins donne le cas des Hadza, qui est un peuple traditionnellement de chasseurs-cueilleurs et qui, malgré la cohabitation avec des agriculteurs, n’a pas voulu adopter l’agriculture comme activité principalement de subsistance. Cette réticence par rapport aux activités agricoles s’explique par le fait que cela engendrerait une surcharge de travail. Il convient de préciser dans la même perspective que les économies de ces peuples ont un caractère purement social et culturel en ce sens qu’elles s’effectuent par référence à des groupes domestiques dont des relations de parenté soustendent la constitution des unités de production où la quête de subsistance est la caractéristique principale. Selon toujours cette perspective de Sahlins, nous pouvons parler de l’encastrement dans le sens de Granovetter (1973), car dans ces sociétés, l’économie y est plus une fonction de la société qu’une structure autonome en ce sens que le processus de production économique est fourni par des institutions dont on admet couramment qu’elles ont une vocation « non économiques ». Dans ces types de sociétés, le mode de production est qualifié de domestique (MPD). En effet, la maisonnée est l’institution dominante, l’unité de production dominante. La maisonnée en tant que telle est chargée de la production, du déploiement et de l’utilisation de la force de travail. Dans le même sens, Godelier identifie la condition que les relations qui commandent l’accès aux ressources et répartissent la force de travail soient les rapports de parenté. Selon Meillassoux (1975), la parenté elle-même est le résultat des contraintes de 28 reproduction propres aux « communautés domestiques » d’autosubsistance. Quant à Sahlins (1976), ce qui caractérise les groupes domestiques des sociétés de « rareté » est qu’ils n’ont pas encore été réduits au statut de simples consommateurs, dans la mesure où leur force de travail n’a pas été soustraite au cercle familial pour être employée à l’extérieur, et où les membres du groupe domestique consomment ce qu’ils produisent. En effet, le MPD est foncièrement hostile à la formation de surplus. Adapté à la production de biens de subsistance, il a tendance à s’immobiliser lorsqu’il atteint ce point. Ici s’applique la règle de Chayanov (1966) : plus grande est la capacité relative de travail de la maisonnée, moins ses membres individuels travaillent effectivement. C’est pourquoi, écrit Sahlins, il n’arrive jamais que la maisonnée gère seule l’économie. Dit autrement, l’économie d’une société repose exclusivement sur la maisonnée à cause de la mainmise du groupe domestique sur le processus de production. En résumé, l’approche anthropologique des processus de production cherche à expliquer qu’il y a des structures sociales qui transcendent la famille et des superstructures culturelles. Ces structures encadrent le mode d’accès et d’utilisation des ressources produites en jetant les bases sociales et culturelle de la circulation et de la consommation.
L’échange
L’échange en tant que mode de circulation des biens est un thème classique de l’anthropologie depuis Malinowski repris par Mauss. Historiquement, l’approche anthropologique des modes d’échanges identifie trois obligations qui créent le caractère social nécessaire. Mauss résume cette dynamique ainsi : donner, c’est affirmer sa supériorité sociale, refuser, c’est déroger à la bienséance, recevoir sans rendre, c’est se placer en situation d’infériorité, car le don reçu se transforme alors en dette et engendre une forme de dépendance. S’appuyant sur les travaux de Mauss, Lévi-Strauss (1949) perçoit l’échange comme fondement à l’ordre social en ce qu’il constitue une obligation à l’existence de la société : donner, recevoir, rendre. C’est l’anthropologie économique qui a renouvelé et redéfini l’échange pour en faire une forme particulière de circulation des richesses. Ainsi, cette nouvelle perspective portée par l’anthropologie économique établit une distinction entre l’échange tel qu’il est étudié par les classiques dans les sociétés dites primitives et l’échange marchand en tant que mode de circulation des biens caractéristiques des économies modernes. Partant de cette distinction, le don en tant que mode d’échange désigne toutes prestations entre groupes ou personnes qui 29 sont régies par les trois obligations fondamentales de donner, recevoir et rendre (Mauss 1924). En effet, le don est un système de prestations totales culturellement codifié par : -ce ne sont pas des individus, mais des collectivités qui s’obligent mutuellement ; -ce qu’ils échangent n’est pas exclusivement des choses utiles économiquement, avant tout des politesses, des festins, des rites, des services militaires, des femmes, des enfants, des danses, des fêtes, des foires ; -ces prestations et contre-prestations s’engagent sous une forme plutôt volontaire bien qu’elles soient, au fond, rigoureusement obligatoires. Partant de ces caractéristiques du don, Mauss établit une typologie des formes de don. Il distingue les dons-contre-dons agonistiques et les dons- contre- dons non agonistiques. En fait, les dons-contre-dons agonistiques consistent en des modes de prestation où le retour du don implique surenchère, compétition et lutte de prestige ou d’influence. Car les contre-dons équivalents annulent les dettes. Donc, il faut recommencer et donner plus ou rendre plus pour créer de nouvelles dettes. Malinowski a observé pendant longtemps la Kula en tant que pratique culturelle et mode d’échange des peuples des îles Trobriandais. En effet, c’est un système d’échange qui recouvre trois types de transactions : d’abord, la grande kula qui mettait en relation échanges les chefs de plusieurs iles. Ensuite, au sein de la même communauté de Kula, les échanges se font entre amis et alliés de villages différents qui appartiennent à ladite communauté. Enfin, à l’intérieur d’un même village, les échanges s’effectuent entre chefs et concitoyens du même village. Les échanges de dons qui ont lieu dans la kula sont des transactions, en ce qu’ils comportent une contrepartie exigible. Après Malinowski, les travaux Damon (1971) et de Weiner (1983) ont permis d’approfondir les explications à travers le recueil d’un corpus de données pour les Trobriand et ailleurs dans la région. Ces travaux ont permis de mettre en évidence que la kula est comparable au potlach parce que ce qui intéresse les participants, c’est de créer des dettes afin d’accumuler du prestige et de faire grandir un nom. Dans la kula, quand un objet de rang égal et de valeur équivalente vient prendre la place du don initial, la dette est annulée. Mauss a donc eu raison de rapprocher kula et potlach : mais le potlach n’est pas la forme la plus aboutie de ce système d’échange, c’en est une forme pervertie ou tout au moins exagérée. Les dons-contre-dons non agonistiques sont des échanges qui créent un état d’endettement et de dépendance mutuels. La dette oblige à redonner, sachant que redonner, ce n’est pas rendre mais c’est donner à son tour. Les contre-dons n’annulent pas les dons. Godelier donne comme exemple de dons non agonistiques les dons de femmes dans la société Baruya.
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