Manipulation de l’état interne d’un atome par transitions Raman
Comment isoler deux niveaux dans le spectre de notre atome de rubidium, et comment manipuler ce système à deux niveaux. Notre choix s’est porté sur deux sous-niveaux de l’état fondamental : | ↓ i = |5S1/2, f = 1, mf = 1i et | ↑ i = |5S1/2, f = 2, mf = 2i . (II.1) En référence au vocabulaire de l’information quantique, nous parlerons de « qubit » codé sur l’état interne d’un atome. Nous allons voir qu’il est possible de manipuler ce bit quantique à l’aide de transitions Raman stimulées. On réalise ainsi des « opérations à un qubit », c’est-à-dire des rotations arbitraires sur la sphère de Bloch associée à ce système à deux niveaux. Notons dès à présent que ces rotations du qubit sont très importantes car ce sont elles qui vont nous permettre de caractériser la qualité de l’état intriqué de deux atomes que nous allons créer (cf. chapitre V). J. Beugnon avait démontré dans sa thèse la possibilité de manipuler un tel qubit à l’aide de lasers à 810 nm [63]. Nous montrerons comment ce système fonctionne et présenterons quelques résultats nouveaux obtenus à l’aide de ce dernier, comme la réalisation de franges de Ramsey en phase. Après plusieurs mois d’utilisation de ce système laser Raman à 810 nm, nous avons réalisé que la qualité des rotations était limitée. Il semble qu’un problème technique que nous n’avons pas réussi à identifier limitait son efficacité. Nous avons donc décidé de mettre en place un système permettant de réaliser des transitions Raman stimulées à l’aide de lasers à 795 nm. Cette dernière méthode s’est avérée être plus performante et nous l’avons donc utilisée pour caractériser l’état intriqué que nous créons par blocage de Rydberg. Le plan de ce chapitre sera le suivant. Après un bref rappel sur les transitions Raman stimulées, nous présenterons succinctement les deux systèmes Raman (810 nm et 795 nm). Nous nous focaliserons ensuite sur le premier système en le détaillant et en présentant les résultats obtenus avec celui-ci. Nous ferons ensuite de même avec le système à 795 nm et justifierons finalement notre choix de ce dernier. J. Beugnon a expliqué en détail comment manipuler un qubit codé sur un atome de rubidium dans sa thèse [63]. Nous ne détaillerons donc pas la plupart des calculs dans ce chapitre.
Manipuler le qubit à l’aide de transitions Raman
Choix du qubit
Nous avons expliqué en introduction de ce manuscrit que nous souhaitons isoler deux niveaux dans le spectre d’énergie du 87Rb afin d’y coder un qubit. Justifions rapidement notre choix de niveaux. – En premier lieu, il faut choisir deux niveaux ayant une longue durée de vie. Cela peut être par exemple deux états de Rydberg circulaires, comme dans les expériences du groupe de S. Haroche [12], mais ces états sont difficiles à préparer. Il peut aussi être avantageux de choisir deux sous-niveaux de l’état fondamental. Pour les alcalins, l’état fondamental de moment orbital l = 0 possède deux niveaux hyperfins séparés de quelques GHz. Pour le 87Rb, l’état fondamental est constitué de deux niveaux hyperfins |f = 1i et |f = 2i séparés d’environ 6,8 GHz (cf. annexe A). Lorsque nous appliquons notre champ magnétique de quantification, la dégénérescence Zeeman de ces deux niveaux hyperfins est levée. C’est ce dernier choix que nous avons fait. – Ensuite, on peut coder le qubit soit sur deux sous-niveaux Zeeman du même état hyperfin [18], soit sur deux sous-niveaux Zeeman d’états hyperfins différents. Notre choix s’est porté sur la deuxième solution car la détection de l’état du qubit est beaucoup plus simple à mettre en œuvre (cf. section II.2.2). – Il faut déterminer quels sous-niveaux Zeeman nous allons utiliser. Le choix le plus logique est de prendre les deux sous-niveaux |f = 1, mf = 0i et |f = 2, mf = 0i car ils sont, au premier ordre, insensibles au champ magnétique, ce qui augmentera leur temps de cohérence. C’est le choix qu’avait fait J. Beugnon lors de sa thèse. Toutefois, l’excitation de l’état de Rydberg que nous avons choisi pour les expériences de blocage dipolaire (|58D3/2, f = 3, mf = 3i) n’est pas possible à partir d’un de ces deux niveaux à cause des règles de sélection 1 [76, 77]. – Enfin, parmi les autres qubits « disponibles », il faut en choisir un qui soit simple à préparer (par exemple par pompage optique) et dont la manipulation n’est pas interdite par les règles de sélection. Finalement nous avons choisi, pour des raisons pratiques, le qubit suivant : | ↓ i = |5S1/2, f = 1, mf = 1i et | ↑ i = |5S1/2, f = 2, mf = 2i . (II.2) Afin de manipuler l’état d’un tel qubit, deux méthodes sont utilisées dans la communauté. La première consiste à réaliser des transitions dipolaires magnétiques entre ces deux niveaux à l’aide d’un champ électromagnétique radiofréquence (RF) [17]. La seconde consiste à réaliser des transitions à deux photons (transitions Raman) [53, 54] et possède deux avantages sur la première. Premièrement, l’excitation à l’aide d’un champ radiofréquence ne peut pas être résolue spatialement lorsqu’on souhaite manipuler individuellement l’état de deux atomes séparés de seulement quelques micromètres 2 (la longueur d’onde associée est de l’ordre du centimètre). On peut par contre réaliser cette adressabilité en focalisant fortement des faisceaux laser. Deuxièmement, les fréquences de Rabi qu’on peut atteindre pour des transitions à deux photons avec des faisceaux fortement focalisés (plusieurs dizaines de MHz [54]) sont beaucoup plus grandes que celles typiquement atteintes avec des ondes RF (quelques centaines de kHz [19]). Notre choix s’est donc porté sur l’utilisation de transitions à deux photons.
Quelques rappels théoriques sur les transitions Raman stimulées
Rappelons brièvement comment on peut réaliser ces transitions à deux photons. Pour cela, considérons un système dit en configuration « Λ », c’est-à-dire possédant deux niveaux fondamentaux (non-dégénérés) et un état excité (voir figure II.1)Ce système à trois niveaux est mis en présence de deux ondes lumineuses de fréquences ω↓,↑ couplant les états | ↓ i et | ↑ i à l’état excité | e i avec des fréquences de Rabi Ω↓,↑. On définit aussi les désaccords ∆ = ω↓ − ω0 et δ = ω↓ − ω↑ − ωHF. Lorsque le désaccord δ est proche de zéro un atome peut réaliser une diffusion inélastique stimulée par les deux lasers qui peut le porter de l’état | ↓ i à l’état | ↑ i (ou le contraire) : on parle de transition Raman stimulée, et de manière plus générale de transition à deux photons. Lors de ce processus de diffusion, l’atome ne passe à aucun moment par l’état excité | e i. Nous ne détaillons pas ici les calculs de l’évolution de l’état d’un tel système. Des calculs très similaires seront détaillés dans le chapitre III pour un système à trois niveaux en échelle. Le résultat essentiel est que ce système à trois niveaux se réduit à un système à deux niveaux | ↓ i et | ↑ i couplés de manière cohérente par les deux lasers avec une fréquence de Rabi : Ωeff = Ω↓ Ω ∗ ↑ 2 ∆ (II.3) Cette expression est vraie dans l’approximation du champ tournant (|∆| ≪ |ω0|, |ω↓,↑|), et pour des « grands » désaccords (i. e. |∆| ≫ |Ω↓,↑|, Γ). On remarque que cette fréquence de Rabi à deux photons varie comme la racine de la puissance de chacun des faisceaux lasers. Elle est également fortement augmentée lorsqu’on se rapproche de la résonance avec l’état excité (i. e. ∆ = 0), mais il faut alors faire attention à l’émission spontanée qui peut détruire l’oscillation de Rabi de la transition à deux photons. Enfin, les phases de chaque faisceau laser, qui sont « inscrites » dans les fréquences de Rabi, ont de l’importance : l’oscillation de Rabi à deux photons ne sera possible que si la phase des lasers est stable pendant la transition. Ainsi, nous allons pouvoir faire toutes les expériences habituellement réalisées sur un système à deux niveaux (oscillations de Rabi, franges de Ramsey) sur ce système réduit à deux niveaux. Règles de sélection D’une manière plus générale, il faut, pour déterminer la force de la transition, prendre en compte tous les états excités | ei i qui couplent « virtuellement » les états | ↓ i et | ↑ i. La formule générale donnant la force de la transition à deux photons entre les états | ↓ i et | ↑ i est alors ~ Ωeff = X i h↑|dˆ · E ∗ ↑ | ei ih ei |dˆ · E↓| ↓i ∆i . (II.4) Les règles de sélection pour une transition à deux photons sont résumées dans la référence [77]. Elles sont relativement intuitives et peuvent être déduites de la formule II.4 et des règles de sélection pour une transition dipolaire électrique qui sont, pour un atome alcalin [76] : ∆ l = ±1 ∆ j = 0, ±1 ∆ f = 0, ±1 ∆ mf = 0, ±1 , (II.5) avec interdiction de réaliser une transition |f, mf = 0i → |f ′ = f, m′ f = 0i. II.1.3 Une présentation rapide des deux systèmes Raman Nous avons sur notre expérience deux moyens de réaliser des transitions à deux photons entre les niveaux | ↓ i et | ↑ i. Détaillons quels sont, en théorie, les avantages et inconvénients de chaque méthode. 44 II.1. Manipuler le qubit à l’aide de transitions Raman Système à 810 nm La première méthode consiste à utiliser deux lasers à une longueur d’onde de 810 nm (figure II.2). Les lasers sont envoyés à travers l’objectif MiGOu : en fait, un des faisceaux Raman est le piège lui-même. Le piège a une polarisation linéaire verticale (polarisation π) et le second faisceau Raman a une polarisation linéaire horizontale (σ + + σ −). Ce dernier faisceau est issu de la même fibre optique à maintient de polarisation que le piège dipolaire, mais est couplé dans cette fibre avec une polarisation perpendiculaire à celle du piège. Ces polarisations sont repérées par rapport à l’axe de quantification défini par le champ de biais B = −9 G selon l’axe vertical 3 . On est ici dans un régime où l’on est très loin de résonance. Le calcul de la fréquence de Rabi est complexe, car il faut prendre en compte plusieurs sous-états des états excités 5P1/2 et 5P3/2. On montre [67] que la fréquence de Rabi à deux photons vaut Ω = ΩRaman Ω ∗ pi`ege 2 ∆Raman , (II.6) avec 1 ∆Raman = 1 3 1 δ1/2 − 1 δ3/2 . (II.7) Remarquons que le désaccord effectif ∆Raman n’est pas le même que celui qui est utilisé pour calculer la profondeur du piège (cf. équation I.15). Le premier est relié à la diffusion Raman (diffusion inélastique avec changement des nombres quantiques hyperfin et/ou magnétique) alors que le second est relié à la diffusion Rayleigh (diffusion élastique sans changement des nombres quantiques hyperfin et magnétique) [79]. On remarque que lorsque le désaccord est très grand devant l’écart de structure fine entre les états 5P1/2 et 5P3/2, la fréquence de Rabi à deux photons tombe à zéro. Dans la somme II.4, il y a alors interférence destructive entre les chemins | ↓i → |5P1/2i → | ↑i et | ↓i → |5P3/2i → | ↑i. Pour nous, le désaccord δ1/2 vaut environ 7 THz et l’écart de structure fine vaut environ 7 THz, nous sommes donc dans le bon régime de désaccord. Le faisceau piège a typiquement une puissance de 0,5 mW et la taille de son col est de 0,89 µm. En utilisant une puissance de l’ordre de 3 µW pour le second faisceau Raman qui lui est superposé, la fréquence de Rabi est de l’ordre de 250 kHz. Ceci nous permet de manipuler l’état de l’atome sur une échelle de temps de l’ordre de la µs. On pourrait aussi manipuler le qubit encore plus rapidement en augmentant simplement la puissance du second faisceau Raman [54]. Comme les deux faisceaux sont focalisés par l’objectif MiGOu sur un col de taille inférieure à 1 µm, on peut adresser sélectivement chacun des deux atomes [63]. De plus les faisceaux sont très loin de résonance ce qui limite fortement l’émission spontanée (on calcule que l’atome diffuse spontanément environ 0,8 photons par seconde par diffusion Raman spontanée [63]). Enfin, les deux faisceaux Raman sont copropageants et l’effet Doppler ne joue donc pas de rôle [80].Il faut également garder à l’esprit que le piège crée un déplacement lumineux des niveaux | ↓ i et | ↑ i : nous avons vu dans le chapitre I que ce déplacement est, en première approximation le même pour les deux niveaux du qubit. Le second faisceau Raman a typiquement une puissance 1000 fois plus petite que le piège donc le déplacement lumineux qu’il crée est également 1000 fois moindre et ne perturbe pas le piégeage.
Système à 795 nm
L’autre alternative que nous avons mise en œuvre consiste à utiliser deux faisceaux à une longueur d’onde de 795 nm (figure II.3). L’un d’eux est polarisé verticalement (π), et l’autre horizontalement (σ + +σ −). Ces deux faisceaux se propagent horizontalement, mais ne passent pas par MiGOu 4 . On est ici relativement proche de résonance (transition D1 |5S1/2i → |5P1/2i à 795 nm), avec un désaccord qui vaut typiquement quelques centaines de MHz. Les intensités utilisées ne doivent donc pas être trop importantes pour éviter l’émission spontanée ; le mieux est d’équilibrer la puissance entre les deux faisceaux Raman. Cette « équirépartition » des puissances doit être réalisée en prenant en compte le fait que les couplages (coefficients de Clebsch-Gordan) pour chaque faisceau sont différents (cf. annexe A) et que seule la moitié de la puissance du faisceau « Raman 2 » contribuera à la bonne polarisation σ +. Le calcul de la fréquence de Rabi pour la transition à deux photons est ici très simple : seul le niveau excité |5P1/2, f′ = 2, m′ f = 2 i est mis en jeu.Les faisceaux sont également copropageants et l’effet Doppler n’intervient donc pas. Les deux faisceaux Raman sont focalisés sur un col d’environ 150 µm, et les deux pièges séparés de quelques microns ne sont donc pas adressables. Pour ce système, si l’on veut atteindre une fréquence de Rabi de 250 kHz, il faut utiliser environ 35 µW de puissance par faisceau. Pour de telles puissances, chacun des faisceaux crée un déplacement lumineux des niveaux de l’ordre de 100 kHz. En considérant un modèle simple à deux niveaux, le taux d’émission spontanée dû à chaque faisceau Raman n’est pas négligeable et vaut environ 9000 photons/s. Cependant, nous montrerons dans le chapitre III que lors d’une telle transition à deux photons, l’état excité n’est pas peuplé si la fréquence de Rabi de chaque faisceau Raman est supérieure à sa largeur naturelle (avec les chiffres que nous venons de donner, Ω/2π = 18 MHz et Γ/2π = 6 MHz, donc l’émission spontanée sera seulement diminuée, mais pas complètement supprimée). Mais il ne faut pas oublier que pour le faisceau « Raman 2 », la polarisation σ − ne participe pas à la transition à deux photons mais va seulement engendrer de l’émission spontanée ! Au final sur les échelles de temps des expériences présentées dans ce chapitre (< 100 µs), l’émission spontanée jouera un rôle négligeable.