MANIERE D’ATTESTER DU « FLUX DE LA VIE »

LE GOUT DU KOUMIZ DE XAVIER CHRITIANS : UN EXEMPLE DE FILM NUMERIQUE CONFRONTE A LA PENSEE DE KRACAUER

MANIERE D’ATTESTER DU « FLUX DE LA VIE »

À contre-courant d’une « esthétique formelle » ors du tournage, Christiaens laisse les images s’imprégner des lieux sans chercher à les contrôler ; les plans sont lâches, sans ordre préconçu. Des animaux passent devant la caméra, des enfants sont en train de jouer dans les montagnes, un homme allume une cigarette… e cinéaste rend compte de ce qu’il a sous les yeux : le quotidien de nomades qui arpentent souvent des chemins escarpés. Cette succession de moments évoque ce que Kracauer nomme les « tendances réalistes »270 d’un film. C’est le « flux de la vie » qu’il définit « comme émanation du médium lui-même. (…) En tant que pur et simple motif, le flux de la vie s’incarne dans des films qui n’ont pas d’autres visées que d’en dépeindre certaines manifestations. » 271 On peut dire que Le Goût du koumiz est en ce sens fidèle à la conception kracauerienne du cinéma. Le cinéaste laisse la caméra s’accomplir « pleinement dans le rendu du « frémissement des feuilles » » 272 en prenant le temps de filmer en gros plans des visages ou des éléments en apparence anodins de la vie courante, telle l’eau qui tombe goutte à goutte d’un fût. Kracauer ajoute : « Pour des raisons évidentes, ces films sont généralement des documentaires, souvent dans la veine impressionniste. » 273 Christiaens, lui aussi, est proche des impressionnistes. « L’impressionnisme : c’est la rigueur du détail » 274 explique-t-il. Si, pendant six semaines de tournage, il a réalisé son film sur « le motif », cela lui a permis, comme l’énonce racauer, de « travaille[r] la surface des choses » 275 pour elle-même. e cinéaste se veut humble par rapport à l’immensité des lieux qu’il a été amené à filmer : « tu travailles et tu reçois des petites choses dans un cadre. » 277 déclare-t-il, pour expliquer son expérience de tournage. Sa caméra cherche à rendre compte de la mobilité des phénomènes tels ces plans rapprochés d’insectes sur des vitres ou ceux, plus larges, de versants montagneux. Ce rapport « humble à l’image » induit parfois une prise de vue à contre-jour ou dans la pénombre. En effet, Christiaens refuse d’attendre une lumière « sublime » ou un moment « parfait ». Il s’explique : « Tout le monde dit que tourner en plein soleil est une absurdité moi je suis complètement pour. (…) Certes, il faut protéger ta cellule, la caméra c’est très animal, tu dois sentir qu’il faut donner de l’ombre à ta cellule. » 278 Le travail est ici basé sur l’intuition et sur la mise en difficulté de la cellule de la caméra ; le cinéaste cherche une « position à trouver au millimètre près. » 279 Faire son cadrage amène à rechercher « une espèce d’équilibre où la cellule peut s’appuyer sur quelque chose. » 280 La prise de vue est un combat avec la caméra pour l’amener à filmer avec une lumière immodérée (très puissante ou très faible), ce que le numérique tend à rendre irréalisable. Cet éclairage en péril est à l’origine de l’apparition de noir et blanc « illégitimes ». En effet si la caméra numérique donne des images en couleurs, l’éclairage excessif, lors de la prise de vue, fait disparaître la plupart des couleurs pour les remplacer par une lumière blanche ou par une pénombre qui obstrue la figuration. Décrivons plus en détail les effets de prises de vues sur- ou sous-exposées. i on s’approche « trop » des éléments ou si on les filme avec un éclairage violent, les couleurs et les formes mimétiques disparaissent pour ne laisser qu’un étrange noir et blanc qui a dévoré la figuration. Lorsque la prise de vue se déroule dans un endroit trop sombre, les noirs fourmillent d’un scintillement gris. Ce fourmillement tient au fait que la caméra a produit du « gain ». Le signal noir absorbe la plupart des défauts en premier et le gain permet par un traitement électronique de la caméra d’éclaircir les noirs trop sombres281 , mais cette recherche de détails dans l’image, si elle est perçue comme un « gain » d’informations, a un prix à payer : le noir très sombre fait place à ce fourmillement qui marque une perte de contraste et de netteté. Si le gain est souvent utilisé dans les reportages dans le but précis d’augmenter le niveau des noirs pour obtenir plus de détails (dans un lieu qui manque de lumière tel un sous-sol ou une cave), il est emplo é ici à l’inverse de son emploi classique pour la matière trouble qu’il induit. À l’opposé de ces noirs dits « brouillés » certains blancs apparaissent comme « brûlés », car le niveau de lumière est tellement fort qu’il est trop élevé pour le capteur : on parle familièrement d’un blanc « cramé ». 282 Un blanc uniforme atteste d’une prise de vue qui est allée au-delà de la limite des capteurs de la caméra.283 Christiaens a choisi, en effet, de filmer avec une mini-dv. en mode automatique. « C’est de la bête vidéo. »284 affirme-t-il. Cette affirmation n’est pas anodine, car le mode manuel est d’autant plus limité que la caméra est peu onéreuse. 285 Ce choix de tourner avec une caméra non-professionnelle pourrait être considéré comme un handicap, mais il est pour Christiaens un moyen de dénoncer les postulats stéréotypés d’une représentation figurative du réel que sous-tend sa caméra. Le cinéaste assume pleinement la pauvreté de son image et se réapproprie les limites techniques de sa caméra non professionnelle en accord avec son faible coût. Il remet ainsi en question l’idée qu’il n’ aurait qu’une seule définition de ce qu’est une « bonne » image au cinéma.

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À contretemps d’une figuration linéaire

Pour s’émanciper d’un positivisme technologique basé sur des codes figuratifs, Xavier Christiaens récupère les prétendues imperfections de l’image, les défauts de sa caméra et s’en sert pour les intégrer dans une construction plastique. Après la suppression au montage de deux des trois coordonnées de l’image numérique (la teinte et la saturation) pour ne conserver que la luminance, les quelques vestiges de couleur persistants disparaissent définitivement à l’exception d’un plan « témoin » sépia au début du film) de sorte qu’il ne reste de la couleur et des figures originelles liées à la configuration standard de la caméra, qu’un noir et blanc aussi étrange que radical. Puis, pour chaque plan, le cinéaste superpose cinq fois la même rushe sur son banc de montage virtuel qu’il conserve en strates. Il choisit alors d’accentuer ou d’atténuer la luminance de certaines zones sur chacun des cinq rushes du même plan. Ce travail se fait plan par plan, car chaque couche a ses paramètres d’étalonnage qui varient. ’étalonnage débute avec des « couches » de rushes d’un noir quasiment monochrome et se poursuit en dégradé. e travail s’organise sur plusieurs couches (deux, voire souvent trois) presque opaques. Les autres sont de plus en plus claires. Dissimulée dans un premier temps à l’œil du caméraman, la texture numérique (basée sur des valeurs mathématiques) s’exacerbe à l’étalonnage. En superposant les images sur son banc de montage, Christiaens multiplie ces valeurs et creuse les écarts entre les noir et blanc puisque leurs valeurs s’additionnent : augmentant ainsi les contrastes. Les noirs deviennent encore plus abyssaux et brouillés, les blancs plus unis. Les variations de luminance à travers des jeux de mise au point créent de grands aplats flous et des zones d’ombre ou de clarté plus puissantes. Christiaens cherche à dépasser les limites de cette « matière » noir et blanc et fait ainsi apparaître des paysages semi abstraits. Il s’en suit un phénomène singulier. a matière de l’image n’occulte pas de façon irréversible la figuration. Au contraire, certaines figures « perdues » à la prise de vue resurgissent de manière voilée tandis que d’autres s’amenuisent. Cette recherche rappelle une pellicule non développée que le cinéaste « révèle » au fur et à mesure de tâtonnements. ’« instinct » du créateur retrouve ainsi étrangement la pratique usuelle du laboratoire. Si le montage des plans les uns à la suite des autres semble être celui d’un documentaire classique, le travail n’est pas basé sur une perspective linéaire, mais verticale. Ce travail numérique se « souvient » de la liberté du cinéma argentique. La figuration mimétique en « disparaissant » permet donc de retrouver un questionnement spectral, mais décomposé : en superposant les mêmes 120 rushes et en en variant l’intensité, le processus évoque la composition d’un arc-en-ciel « achromatique ». ’aspect matérialiste de l’image fait écho à sa dimension spectrale. Le Goût du Koumiz adopte une double fonction de « révélation » : d’une part en faisant écho à l’émulsion chimique, d’autre part en révélant une « vision » nouvelle, celle d’une réalité déconditionnée de l’aveuglement induit lors de la prise de vue. De la couleur de la prise de vue « naît » un noir et blanc. La couleur ne s’opposerait donc pas forcément au noir et blanc dans une logique réaliste. a nuance s’impose. Un éclairage zénithal crée des formes et des couleurs définies alors qu’un éclairage plus faible ou plus intense produit une bichromie trouble. Seul un noir et blanc aux formes extrêmement précises serait donc invraisemblable dans une perspective réaliste. Le cinéaste renoue ainsi avec les expériences spectrales de Newton par la présentation de ce noir et blanc réaliste qui n’est qu’une réduction perceptive de la gamme chromatique. Le contre-jour ou le travail dans la pénombre apparaissent comme des points de vue extrêmes sur notre rapport perceptif aux figures par delà une opposition simpliste entre couleur et noir et blanc qui devient celle, complexe, entre couleurs spectrales et noir et blanc informes. a caméra, prothèse aveuglante, est à réhabiliter en tant qu’outil pour « servir » l’homme sans annihiler le regard de chaque utilisateur. Au lieu d’être aveuglé par les normes figuratives, Christiaens, à la prise de vue, s’aveugle lui-même et les « dissout » littéralement à travers un éclairage trop violent. Le cinéaste ne discerne quasiment rien de ce qu’il filme. l’étalonnage débute également avec des « couches » de rushes qu’on pourrait aussi qualifier d’« aveugles » tant le noir y est omniprésent. Le processus de superposition accentue les caractéristiques tactiles évoquées plus haut. Ce travail d’étalonnage en aveugle permet d’appréhender le réel comme inconnu et de déconditionner toute attente d’une reproduction technique des figures. Kracauer en fait le constat : « Telle est donc la situation de l’homme moderne : il n’a pas de normes contraignantes pour lui servir de guide ; et il n’a de contact avec la réalité que du bout des doigts. » 

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