Manger et élever des moutons
Connaissance des pratiques et des préférences des consommateurs
L’élaboration de politiques de l’élevage qui permettent d’affronter les enjeux et les contraintes, détaillés précédemment, est très complexe. En ce qui nous concerne, nous ne prétendons pas proposer des orientations politiques mais simplement apporter des éléments d’information qui pourraient être utiles pour l’élaboration de ces dernières. Comme le relève Chiche (2002), avant d’arrêter toute option les services d’orientation doivent notamment identifier les catégories et les qualités des viandes qui doivent être mises sur le marché et les places qu’elles doivent respectivement y tenir. A ce titre, au Maroc comme en France, l’opinion prévaut chez de nombreux intervenants du secteur alimentaire (qu’il s’agisse des agriculteurs, des agro-industriels, des spécialistes du marketing ou encore des personnes en charge d’élaborer les politiques) que les consommateurs ont des attentes relatives aux produits alimentaires. C’est ainsi que, fréquemment, on lit ou on entend parler de la nécessité de «répondre aux attentes », de « prendre en compte les attentes » des consommateurs ou encore de mettre sur le marché « des produits qui correspondent aux attentes » des consommateurs. Or comme le remarque Fischler20 qui étudie les « mangeurs » depuis plus de deux décennies, ceux-ci ne vivent pas dans l’attente de produits idéaux et désirés. En revanche, les consommateurs font des choix, ont des préférences et des pratiques alimentaires que le chercheur en sciences sociales peut tenter d’examiner de manière systématique. A titre indicatif et à partir de la littérature socioanthropologique21 existante, on peut établir une liste (non exhaustive) des thèmes auxquels il peut s’intéresser. Le premier est du domaine des modes d’approvisionnement en denrées alimentaires, achats, échanges, chasse, cueillette, production. Vient ensuite l’étude des savoirs et des pratiques de préparation culinaire, transformation, mise en forme des aliments. La troisième étape concerne l’organisation de la consommation proprement dite, son déroulement (définir l’ordre des repas dans la journée et de succession des plats à l’intérieur des repas…), sa disposition spatiale (les endroits où elle à lieu, la disposition des convives, des plats…), les manières de manger (l’utilisation de couverts ou des mains…) et de partager la nourriture. Une autre activité importante des consommateurs consiste à forger les argumentations qui justifient la consommation et les usages des produits alimentaires. A ce titre, il n’est pas exagéré de dire que les individus mangent autant avec leur esprit qu’avec leur bouche. Le potentiel symbolique des aliments est illimité, les significations attribuées au fait alimentaire multiples. Celle qui paraît la plus évidente est de servir de nourriture. Toutefois les aliments ne sont pas consommés à des seules fins nutritives, mais aussi pour le plaisir et la satisfaction des sens (gustatif, olfactif, tactile, visuel, auditif…). D’autres fois, ils sont ingérés dans des perspectives médicales, thérapeutiques ou magiques ou encore pour célébrer des événements de la vie sociale (naissances, mariages, anniversaires,…), des rites de passage, des fêtes ou des rituels religieux. L’échange (sous la forme de dons), la prise en commun de denrées ou de plats cuisinés permettent de sceller des liens entre individus ou entre groupes et de symboliser leurs interdépendances mutuelles. Dans ce sens, les aliments constituent une ressource symbolique puissante pour exprimer l’identité collective ou encore la volonté de distinction. Leur consommation peut servir à marquer des positions, des statuts, des hiérarchies sociales ou l’appartenance à des groupes (nationaux, ethniques, religieux…) ou des classes de population (d’âge, de genre,…). Les consommateurs soumettent aussi les aliments à des appréciations, des jugements, des classements, des hiérarchisations. C’est devenu un lieu commun de signaler que les groupes humains sont généralement loin de consommer tout ce qui est présent dans leur environnement et que l’organisme humain serait prêt à les laisser absorber : « Tout ce qui est biologiquement mangeable n’est pas culturellement comestible. » (Fischler, 1993, p.31). A propos des produits carnés, on constate que de nombreuses espèces animales (parfois des classes entières) ne sont pas consommées dans certaines sociétés mais le sont dans d’autres. Les ordres du comestible et du non-comestible sont souvent eux-mêmes subdivisés en plusieurs autres catégories au sein des sociétés (Poulain, 2002, pp.148-150) : l’ « interdit » (produits sur lesquels pèsent des règles religieuses ou autres interdisant leur consommation), le « non-mangeable dans une culture ou dans un groupe » (produits non considérés comme aliment dans une culture ou un groupe donnés 24 mais dont on accepte cependant l’idée qu’ils soient consommés ailleurs ou en cas de nécessité), le « délicieux/festif » (aliments faisant l’objet d’une forte valorisation gastronomique), l’ « agréable/quotidien » (aliments ayant une valeur positive dans un registre quotidien) et le « consommable » (aliments considérés comme banals et quotidiens). Chiva (1996, p.24) évoque une autre catégorie normative qui a acquis une importance majeure dans nos sociétés occidentales et qui est relative à l’authenticité des produits ; l’acception sous-entendue dans le terme « authentique » étant « produit vrai ». Or, les critères selon lesquels s’établit cette véracité sont relatifs à des jugements de valeurs qui concernent généralement les caractéristiques intrinsèques, l’origine ou encore les modalités de production des aliments. A partir de ce cadre des caractères sociaux de l’alimentation, nous avons élaboré une série de questions pratiques qui nous ont servi de fil conducteur tout au long de notre recherche : – Comment prépare-t-on et consomme-t-on la viande au Maroc ? Les plats préparés varient-ils en fonction des situations de consommation (festives, ordinaires, réception d’hôtes…), en fonction des calendriers familiaux ou saisonniers ? Si cela est le cas, comment et sur la base de quels critères les consommateurs évaluent-ils et hiérarchisent-ils les plats et les façons de les préparer ? Comment s’organise la commensalité, le partage de la viande et les manières de table autour de ces plats ? – A quelles occasions et à quelles fins consomme-ton de la viande au Maroc ? Comment les consommateurs justifient-ils cet acte et celui qui consiste à sacrifier et à consommer un mouton au moment de l’ aïd al-kabîr ? Sur le plan symbolique, consommer des produits carnés équivaut-il à consommer un autre type d’aliment ou existe-t-il une spécificité liée à la viande ? – Plusieurs catégories de produits carnés sont consommés au Maroc (principalement poulet, ovin, bovin, caprin, poisson) : du point de vue des consommateurs tous ces aliments se valent-ils ? Comment les évaluent-ils et les hiérarchisent-ils ? Est-ce que ces produits se concurrencent, coexistent 22 De nombreux travaux de socio-anthropologie (Aubaile et al., 2004 ; Fiddes, 1991; Méchin, 1992 ; Simoons, 1994 ; Vialles, 1987) tendent à montrer qu’il existe une spécificité de la viande par rapport aux autres produits alimentaires, dans des contextes sociaux variés. Celle-ci est notamment relative aux caractéristiques de cet aliment (comme nous il est fait de chair et de sang) et à son origine (il provient d’êtres vivants et animés comme nous). Plutôt que de proposer un exposé synthétique des résultats de ses recherches, nous avons préféré y faire référence dans le cours du texte, à chaque fois que des mises en perspective avec nos observations à propos du contexte marocain nous paraissent apporter un éclaircissement supplémentaire ou une relativisation de ces dernières. 25 (sont tous consommés dans des proportions raisonnées) ou se substituent les uns aux autres en fonction des contextes de consommation ? Quelle est, en particulier, la place de la viande de mouton parmi les autres viandes ? – Comment les consommateurs évaluent-ils les viandes de mouton et les animaux de sacrifice ? Quelles sont les caractéristiques et propriétés des produits qui plaisent ou déplaisent, qui sont recherchées ou rejetées ? Les consommateurs distinguent-ils et hiérarchisent-ils entre les différentes pratiques d’élevage, de transformation et de distribution des produits ?
Etude de l’articulation de la consommation et de la production de viande
Notre investigation relative à la consommation de produits carnés est menée dans une perspective opérationnelle. C’est pourquoi, après avoir pensé, décrit et analysé les pratiques et les préférences des consommateurs, nous envisageons d’examiner leur articulation avec l’organisation de la distribution et de la production des viandes d’ovin et des animaux de sacrifice. Au Maroc, comme dans tous les pays (si l’on exclut les situations d’autoconsommation), les circuits de commercialisation des produits carnés mettent en relation une production dispersée avec une consommation qui l’est encore davantage et qui concerne des individus en très grand nombre. Les opérateurs de ces circuits se caractérisent à la fois par leur rôle dans les étapes du commerce et par les phases du processus technique qu’ils assurent (Boutonnet et Simier, 1995, p.31). Le rôle des bouchers consiste à fournir quotidiennement de la viande aux ménages, chaque transaction portant sur de petites quantités. Leurs activités sont centrées autour de la découpe et du tranchage de la viande. Certains bouchers achètent des animaux vifs et les font eux-mêmes abattre, on parle à leur sujet de bouchers-abatteurs. Les autres acquièrent des carcasses auprès de chevillards (au Maroc, il n’y en a que dans les grandes villes). Ces derniers collectent des animaux sur pieds et font le commerce de gros des carcasses. Les éleveurs constituent le dernier maillon de la chaîne ; ils produisent des moutons qu’ils vendent à différentes catégories d’acteurs (marchands de bestiaux, chevillards, bouchers-abatteurs, consommateurs). A notre connaissance, l’examen détaillé des pratiques de production, de transformation, d’approvisionnement, de traitement et de commercialisation des produits carnés par les opérateurs de la filière des ovins n’a pas été réalisé à ce jour, au Maroc. Les étudiants de l’Université Hümboldt de Berlin (Humboldt Univ., 1994) et Khalil (1997) 26 ont étudié les comportements commerciaux des éleveurs, marchands de bestiaux et chevillards, respectivement sur les souks du Moyen-Atlas et de l’Oriental. Ils ont montré que les deux dernières catégories d’acteurs jouent un rôle primordial dans le tri des animaux (en fonction de leur âge, sexe, état de développement corporel) et leur orientation vers différents circuits de valorisation (engraissement, abattage pour la boucherie en ville ou dans les campagnes, marchés de la fête du sacrifice…). Une investigation plus approfondie des pratiques de production et de transformation ainsi que des modalités de l’appréciation des produits (animaux, carcasses, viandes) par tous les acteurs de la filière permettrait d’envisager dans quelle mesure chaque professionnel maîtrise les préférences des clients (des consommateurs en général) et les caractéristiques des produits. Quelle est la proportion entre l’écoute de la demande, la réponse à celle-ci, la fabrication des produits demandés et le façonnement des préférences et de la demande ? Pour tenter de répondre à ces questions centrales nous les avons déclinées en questions intermédiaires qui ont servi de fil à notre investigation : – Comment les différents acteurs de la filière (consommateurs, bouchers, chevillards, éleveurs) s’approvisionnent-ils en produits carnés (viandes, carcasses, animaux) ? Comment les professionnels transforment-ils ces produits (pratiques de découpe de la viande, d’abattage, d’engraissement, d’élevage des animaux) ? – Les consommateurs acquièrent de la viande et des animaux de sacrifice, les bouchers des carcasses, les chevillards des animaux sur pieds, les éleveurs vendent des animaux : comment ces acteurs choisissent-ils les produits à acquérir ? Sur la base de quels critères d’appréciation et de quels arbitrages effectuent-ils ces choix ? – Quelles sont les modalités concrètes de commercialisation des produits à chaque étape du négoce ? Quelles formes prennent les relations marchandes entre les différents acteurs ? Comment les professionnels s’entendent-ils sur les caractéristiques des produits à échanger ? – Au final qui décide des qualités des produits, les trie, les oriente ? Sur quels critères ?
Questions de sociologie
La description des phénomènes que nous venons d’évoquer peut en tant que telle fournir de nombreuses informations utiles aux personnes en charge de l’élaboration des politiques de l’élevage. Elle peut aussi être considérée comme œuvre scientifique dans la mesure ou elle « tente d’ordonner le réel » (Poulain, 2002, p.247). A ce titre, ce travail est d’autant plus important qu’il est relatif à des phénomènes qui sont mal connus ou encore peu étudiés. La description, en délimitant ce qui est de l’ordre du social, participe aussi à la construction de la connaissance scientifique parce qu’elle permet d’instaurer un dialogue avec les différentes disciplines qui s’intéressent à l’alimentation : sciences de l’aliment et de la nutrition, agronomie et zootechnie, économie,… (Poulain, ibid.). Nous sommes particulièrement sensible à cet aspect en raison de notre formation d’ingénieur en agriculture et de notre parcours professionnel, dans le domaine du développement des filières agricoles. Cependant, même si le chercheur en sciences sociales accorde une grande importance au travail de description des activités, des opinions ou encore des expériences vécues des gens, il considère généralement qu’il ne peut s’y limiter. Comme le rappelle B. Lahire (2005, p.31), il voit plutôt, dans ses observations, le matériau nécessaire à l’élaboration d’interprétations et d’analyses de l’activité des hommes en société : « L’un des grands objectifs de la sociologie consiste à chercher dans les conditions d’existence et de coexistence des hommes, les éléments qui vont permettre de rendre raison des conduites ou des pratiques (y compris celles qui apparaissent les plus « étranges », les « moins rationnelles ») ». Le sociologue se demande donc comment il se fait que les gens consomment, apprécient, évaluent, hiérarchisent les viandes et les moutons de sacrifice comme ils le font. Par quels processus leurs préférences évoluent-elles ? Sous l’effet de quelles influences ? Que peut-on dire des relations entre les manières de consommer ou d’apprécier les viandes et le développement de l’urbanisation, l’évolution des structures familiales, la généralisation d’informations médicales, les transformations des pratiques de l’élevage… ? Poulain (2002, p.244) écrit qu’une ambition majeure de la sociologie de l’alimentation concerne « l’investigation de la manière originale dont les sociétés investissent et organisent l’espace de liberté laissé par le fonctionnement physiologique du système digestif de l’homme et par les modalités d’exploitation des ressources mises à sa disposition par le milieu naturel ou susceptibles d’être 28 produites dans le cadre des contraintes biophysiques et climatologiques du biotope ». Plus modestement, nous voulons essayer de comprendre comment s’articulent des phénomènes aussi différents que les préférences alimentaires des consommateurs, le commerce de détail et de gros de la viande, l’élevage des moutons, dans le cadre de contraintes et de ressources naturelles et matérielles (relatives à l’écologie, au climat, à la physiologie des ovins, aux techniques et infrastructures disponibles …), particulières au Maroc.
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