Management des compétences et organisation par projet

L’environnement des entreprises est marqué par de profondes mutations. En effet, les entreprises doivent faire face à deux principaux défis : d’une part, l’exigence de réactivité face à une mondialisation des marchés, à une intensité concurrentielle croissante et au pouvoir grandissant des clients, et d’autre part, un fort développement des technologies de l’information et de la communication favorisant les échanges tant à l’intérieur d’une organisation qu’à l’extérieur (Louart, 1996 ; Kalika & al., 2000). Dans cet environnement, de « nouvelles » formes organisationnelles sont apparues, parmi lesquelles l’organisation par projets . Cette dernière correspond à une recherche de transversalité, qui marque les organisations contemporaines (Leroy, 1996). Elle apparaît comme une forme appropriée pour répondre au développement de produits et services de plus en plus complexes, aux attentes des clients, à l’instabilité de l’environnement, ou encore à la nécessité d’apprentissage en temps réel (Tarondeau & Wright, 1995 ; Hobday, 2000). C’est ainsi qu’aujourd’hui, le fonctionnement par projets s’est étendu à toute l’économie aussi bien publique que privée, gagnant toutes les industries, les services et le secteur associatif (Royer, 2005).

En guise d’illustration, l’entreprise IBM (International Business Machines) était spécialisée, jusqu’au début des années 1990, dans le développement et la commercialisation de matériels et logiciels informatiques. Face à un marché ultra-concurrentiel et à un changement de comportement des clients, la stratégie de l’entreprise a évolué pour s’orienter aujourd’hui principalement vers les services et solutions informatiques. Devant cette réorientation stratégique, la principale conséquence fut la mise en place, au milieu des années 1990, d’une organisation transversale innovante : l’organisation par projets.

Dans ce contexte de renforcement des organisations par projets, la question du management des compétences devient aujourd’hui un enjeu clé aussi bien pour les entreprises que pour la recherche en sciences de gestion.

Le management des compétences et l’organisation par projets sont deux réalités sur lesquelles les entreprises investissent afin de devenir, ou rester compétitives. Il s’agit pour les firmes de gérer conjointement le développement des compétences et le développement de produits et services innovants. Toutefois, la rencontre de ces deux logiques ne se passe pas sans difficulté et peut être source de nombreuses discordances. Tout d’abord, cette articulation est délicate du fait que le management des compétences et l’organisation par projets se déploient sur une temporalité d’apprentissage différente. Alors que les compétences demandent du temps pour se fiabiliser et se développer, a contrario, le management de projet répond de plus en plus à des exigences de réduction des délais de conception et de développement de produits et services nouveaux. Ensuite, l’articulation entre management des compétences et organisation par projets est difficile, dans la mesure où ces deux logiques ont des objectifs, des modalités et des résultats distincts. Les projets sont finalisés sur un produit, un service ou une technologie. A priori, ils ne sont pas motivés par le développement de compétences pouvant servir à d’autres projets. Pourtant, le développement des projets passe par le développement des compétences. En effet, les projets de demain s’appuieront sur le maintien et le renouvellement des compétences d’aujourd’hui. Dès lors, il est important de penser simultanément le management des compétences et le management des projets, et de développer des interactions entre ces deux pôles. C’est ainsi que nous considérons que l’articulation entre ces deux logiques est fondamentale pour assurer la pérennité de l’entreprise, en lui permettant de maintenir et de renforcer ses compétences, de gagner en efficacité et d’accroître sa capacité d’innovation. Dans la gestion de son activité de développement de produits et services au moyen de projets, l’entreprise va donc s’engager dans la recherche d’un équilibre délicat entre le développement de ses compétences et le management de ses projets.

Toutefois, dans la littérature en sciences de gestion, malgré la multitude de travaux consacrés au management des compétences d’une part et au management de projet d’autre part, un nombre relativement limité d’études a été entrepris pour comprendre comment gérer l’articulation entre ces deux exigences managériales. En fait, pendant longtemps, cette articulation a consisté en des pratiques locales d’entreprises, et un sujet en marge des travaux de recherche en gestion. D’un côté, les travaux sur le management des compétences ne s’intéressent que marginalement à la gestion de projet, notamment en considérant les équipes projets comme des lieux d’expression des compétences collectives. D’un autre côté, le management de projet ne traite pas directement de la création et du développement des compétences. Comme le souligne Ben Mahmoud-Jouini (1998), les recherches sur le management de projet ont surtout concerné la coordination des activités des différents acteurs du projet et l’intégration de leurs contributions pour atteindre le résultat escompté, dans le budget et les délais souhaités. Ces recherches ne s’intéressent pas aux compétences nécessaires au développement des projets : «elles les considèrent comme un acquis disponible » (ibidem, p. 206).

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Parmi les différentes stratégies de recherche offertes au chercheur qui opte pour une démarche qualitative, nous avons retenu l’étude de cas multiples. Nous verrons que ce choix a directement été motivé par la nature de notre question centrale de recherche de type « comment » (Yin, 1994), par la visée compréhensive de notre projet (Hlady-Rispal, 2002 ; Giroux, 2003), s’inscrivant dans une optique exploratoire (Stake, 1998), et enfin par la volonté de faire émerger des régularités comparables (Koeing, 1993), dans une logique de réplication littérale (Yin, 1994). En outre, conformément aux préconisations de Eisenhardt (1989), l’échantillon de nos cas a relevé d’une démarche précise. Tout d’abord, nos cas présentent un ensemble de traits communs, assurant la comparaison et la production de résultats similaires. En particulier, les quatre entreprises retenues comme terrains d’investigation, à savoir IBM, HEWLETT-PACKARD, ARKOPHARMA et TEMEX, sont des entreprises ayant opté pour un mode d’organisation par projets de leur activité de conception et développement de produits et/ou services nouveaux. Ensuite, nous avons également recherché des spécificités afin d’obtenir une variété dans notre échantillon de cas, en vue d’accroître la compréhension du phénomène et la validité des découvertes opérées. Nos quatre cas sélectionnés se différencient, non seulement du point de vue du secteur d’activité, de la taille, du chiffre d’affaires et de la nationalité de l’entreprise, mais également au niveau de la maturité de l’organisation par projets.

La principale source de données a été l’entretien individuel. Au total, 64 entretiens semi-directifs ont été menés auprès d’acteurs aux fonctions et positions différentes vis-à-vis des projets de développement de produits et services, afin d’avoir une vision globale et non partielle du phénomène étudié. Ces entretiens ont été complétés par l’analyse de documents et dans une moindre mesure, par l’observation non participante. Pour l’analyse des données (entretiens, documents et journaux de recherche), nous avons eu recours à de multiples outils, pour la plupart recommandés par Miles & Huberman (2003) : fiches de synthèse des entretiens, codage des données, logiciel d’analyse des données ATLAS/Ti, rédaction et validation de rapports de recherche, matrices et tableaux de synthèse.

L’analyse de nos cas, confrontée à la littérature existante, nous a permis de repérer certaines régularités, et d’apporter des éléments de réponse à nos trois sous questions de recherche énoncées précédemment. C’est ainsi que le principal intérêt théorique de notre recherche est le prolongement et l’enrichissement des travaux les plus récents sur l’articulation entre management des compétences et organisation par projets (Ben MahmoudJouini, 1998 ; Paraponaris, 2000 ; Charue-Duboc, 2000 ; Frame, 2000 ; Gareis & Huemann, 2000 ; Charue-Duboc & Midler, 2001 ; Danneels, 2002 ; Musca, 2005). En effet, alors que ces travaux reconnaissent la nécessité de cette articulation, notre recherche va plus loin en spécifiant les compétences essentielles aux projets (« quoi gérer »), les leviers de l’articulation (« comment gérer») et les acteurs impliqués dans cette articulation (« qui gèrent »). Notre recherche tente ainsi de fournir une vision aussi complète que possible du phénomène étudié. Au niveau managérial, l’intérêt de ce travail est de fournir aux dirigeants et managers, une illustration des actions à mener pour contribuer à construire, donner corps et valoriser le développement conjoint des compétences et des projets. Au final, la thèse que nous défendons est que la gestion conjointe des compétences et des projets oblige à sortir du cadre de référence des projets, et donc à prôner une approche globale, au niveau de l’entreprise.

Table des matières

INTRODUCTION GENERALE
PREMIERE PARTIE : LE CADRE CONCEPTUEL DE LA RECHERCHE
CHAPITRE 1 : LE MANAGEMENT DES COMPETENCES
1.1. L’approche « classique » du management des compétences : analyse des différents niveaux du concept de compétence
1.2. Pour une approche « renouvelée » du management des compétences : transversale, cognitive et dynamique
CHAPITRE 2 : L’ORGANISATION PAR PROJETS
2.1. Les fondements de l’organisation par projets
2.2. Les enjeux et difficultés des organisations par projets modernes
CHAPITRE 3 : ARTICULATION THEORIQUE ENTRE MANAGEMENT DES COMPETENCES ET ORGANISATION PAR PROJETS : MISE EN EVIDENCE DES LIENS ET APPORTS DE LA LITTERATURE
3.1. La reconnaissance des liens réciproques entre compétences et projets
3.2. Le développement hors projets des compétences : l’importance du management des connaissances
DEUXIEME PARTIE : METHODOLOGIE DE LA RECHERCHE ET PRESENTATION DES CAS
CHAPITRE 4 : CHOIX METHODOLOGIQUES ET DEMARCHE GENERALE DE LA RECHERCHE
4.1. Nos choix épistémologiques et méthodologiques
4.2. La sélection des cas
4.3. Le recueil des données
4.4. Préparation à l’analyse des données
4.5. Validité et fiabilité de la recherche
CHAPITRE 5 : PRESENTATION DES CAS ETUDIES
5.1. IBM : « un innovateur au service des innovateurs »
5.2. HEWLETT-PACKARD : « satisfaction, réactivité et épanouissement »
5.3. ARKOPHARMA : « l’optimisation du bien-être »
5.4. TEMEX : « In Step, In Time »
CONCLUSION GENERALE

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