Ma maman et Mon papa d’Anthony Browne
Introduction
Le bébé, au début de son existence est totalement dépendant de son entourage et notamment de sa mère qui lui dispense les soins vitaux comme la tétée ou permet le développement du sentiment de sécurité. Selon Rubin, la mère est pour lui« […] la divinité tutélaire, celle qui l’aime, qui le protège de tous les dangers et dont la puissance le met à l’abri des malheurs3 ». Cependant la réalité va obliger l’enfant à reconsidérer cette image idéalisée de sa mère toute-puissance et infiniment disponible. Cela dit, l’être humain, doué de psychisme et dans le but de rendre plus supportables les frustrations externes, développe ce que Rubin nomme des « équivalentssein4 » ou « équivalents-tétine5 » qui permettent de croire que la mère est toujours présente même en son absence. Vient alors le moment où l’enfant se tourne vers son père qui devient son modèle et qu’il dote d’un extraordinaire pouvoir. C’est la période du complexe d’Œdipe. Il est à noter cependant une différence entre les filles et les garçons : en effet, durant cette période, le garçon veut posséder sa mère pour lui tout seul. Son père représente un obstacle à éliminer. Le jeune garçon, pris entre ce désir de meurtre et la culpabilité engendrée par lui, pourra sortir du conflit à condition que le père, symboliquement, lui ait intimé le message suivant : « Je t’interdis de rester fusionné avec ta mère, mais les autres femmes, plus tard, te seront permises », ce qui engendrera pour l’enfant la possibilité d’entrer dans la période dite de la latence, tournée vers l’extérieur et les autres.Finalement, le père symbolique est garant de la loi fondamentale qui interdit à tout enfant de se marier avec ses parents (interdit de l’inceste). Il est aussi garant de la morale car, par son message, il engendre la distinction entre le permis et l’interdit. La jeune fille, elle, commence par idolâtrer sa mère lorsqu’elle est bébé puis se tourne vers son père duquel elle attend qu’il lui fasse un enfant, la mère représentant alors un obstacle à éliminer. Le message devant être prodigué par le père est le même que pour le garçon : « Tu ne peux te marier avec moi et je ne peux te donner un enfant. Il faudra que tu trouves un homme quand tu seras adulte ». La latence peut alors débuter : c’est le moment où d’autres intérêts viennent occuper l’esprit des enfants. Ils se socialisent horizontalement auprès de leurs pairs. Ils se détachent peu à peu de leurs parents et une grande partie de leurs affects vont s’investir dans le groupe. Finalement, en résumé de cette ébauche du développement affectif de l’enfant, on peut noter que, pour se développer, l’enfant prend appui sur des imagos maternelle et paternelle. L’imago est, selon le Vocabulaire de la psychanalyse : « Un prototype inconscient de personnages qui oriente électivement la façon dont le sujet appréhende autrui ; il est élaboré à partir des premières relations intersubjectives réelles et fantasmatiques avec l’entourage familial1 ». Ainsi, le petit d’homme pour se construire, fait appel à divers registres : la réalité (il possède des parents qui ont une apparence, une odeur, une « texture »…) et l’imaginaire (la mère peut être vécue par l’enfant à la fois comme toute-puissante et bienveillante lorsqu’elle comble les besoins de son enfant mais à la fois destructrice et persécutrice quand elle tarde à venir). L’imaginaire prend donc appui sur le réel mais en reste tout de même largement indépendant. Enfin, les pères et les mères ont de tous temps véhiculé des symboles forts se voyant bénéficier de supposés pouvoirs provenant de strates supérieures. Ainsi, l’autorité paternelle allait-elle dans la même lignée que celle du roi ou de Dieu. Il n’est pas si loin le temps de la puissance paternelle. La bienfaisance de la mère prenait appui sur des icônes religieux comme la vierge ou, plus anciennement, les divinités grecques dont Héra représente la tendance nourricière inépuisable ou enfin de la Terre-Mère. Néanmoins, on assiste de nos jours à une crise de ces repères véhiculés par les parents symboliques et ayant des répercussions réelles et imaginaires. L’enfant, pour se construire a tendance à délaisser la verticalité au profit de l’horizontalité. Les identifications aux parents, verticales, laisseraient la place aux identifications aux pairs, horizontales. Rubin avance même l’idée que les imagos maternelle et paternelle véhiculées par la société suivent une évolution parallèle au développement affectif de l’enfant. Ainsi, la première période du développement de l’enfant correspondant à une adoration de sa mère correspondrait aux sociétés humaines du « […] début du Khamien, environ – 10 000 à – 8 500 avant notre ère, c’est-à-dire à la période, révélée par les fouilles de Syro-Palestine notamment, où l’on découvre les premières maisons de forme ronde ainsi que les statuettes féminines que les préhistoriens désignent volontiers comme étant des Déesses-mères »
Des parents réels
Tout d’abord, il s’agit de voir comment la réalité d’une maman humaine, femme devant gérer un quotidien aux multiples facettes, fait surface dans l’œuvre. A la première lecture de cet ouvrage, l’on remarque le décalage entre cette maman en robe de chambre et en chaussons et toutes ses compétences et attributs présumés par le narrateur. En effet, au fil des pages, les motifs fleuris de sa robe de chambre sont présents dans les illustrations sous différentes formes (les ailes lorsqu’elle est un papillon , le revêtement du fauteuil lorsque le narrateur vante son moelleux , sa cravate lorsqu’elle est un patron etc.). Les chaussons sont également présents sur dix illustrations. D’emblée, la réalité est donc inscrite dans les préoccupations de l’œuvre, la robe de chambre étant un vêtement du quotidien qui ne sert aucunement l’imaginaire ou les symboles qui, eux, ont plutôt tendance à magnifier ou péjorer. En effet, on ne peut dire que ces vêtements appellent des images de grandeur ou de puissance et dénotent de la sorte avec la liste des possibilités et attributs de la mère au fil des pages. Comme dans Ma maman , on observe dans Mon papa une résurgence du réel dans l’ouvrage malgré un embellissement de la réalité. Cette fois-ci, c’est une robe de chambre et un pyjama à rayures ainsi qu’une paire de pantoufles qui suivent le père à chaque page du livre. Ces habits témoignent encore de la réalité de la situation. Le narrateur, identique à celui de Ma maman , est un enfant et prend appui sur cette réalité pour déployer son imaginaire et magnifier l’imago paternelle qu’il se construit. Le réel est également rendu visible à la page 5 lorsque l’on voit ce père marcher sur une corde raide . Cette expression qui signifie que l’on se trouve dans une situation délicate au sens figuré et que l’on utilise principalement dans ce sens à moins de pratiquer ces périlleuses traversées entre deux buildings ou falaises en marchant sur une corde tendue, laisse à penser que l’enfant l’a entendue de ses parents et, de la sorte, présage de l’existence de certaines difficultés dont la nature nous est masquée mais qui relèvent d’une situation réelle.
Des parents symboliques
Il faut commencer par remarquer qu’au fil des pages de Ma maman1 se retrouve un cœur tandis que dans Mon papa2 c’est une couronne qui est présente à chaque page. Ces symboles semblent relier ces êtres humains à des instances sacrées transcendantes et verticales. Comme le souligne Rubin, « […] depuis l’apparition d’une Déesse-mère, et sûrement depuis celle d’un Dieu toutpuissant, notre modèle d’organisation suivait un schéma vertical qui menait d’un point supérieur à un ou à des points situés de plus en plus bas sur l’échelle de l’importance sociale, c’est-à-dire de la puissance. Tout en haut, se tenait le Dieu de la Bible (ou Zeus-Jupiter si l’on se réfère à l’autre grande source de notre culture). Le degré suivant était dévolu à son représentant sur la Terre : roi ou empereur. A sa suite, situés sur des marches descendantes et donc de plus en plus proches du « vulgum pecus » se trouvaient hiérarchiquement disposés tous les corps intermédiaires3 ». Ainsi, indirectement, le modèle vertical octroie-t-il au père une forme de puissance héritée de Dieu tandis qu’il permet à la mère de se voir confier l’opulence infinie des premières Déesses-mères. De la sorte, ce cœur qui suit la maman représente-t-il un symbole de bonté et de générosité évoquant en quelque sorte la nécessité qu’ont ressentie les êtres humains à un moment de leur évolution de fantasmer la présence continuelle d’une mère constamment présente mais également une manière de demander à la terre d’être généreuse pour les nourrir à un moment où l’élevage et l’agriculture n’avaient pas été inventés. La couronne, elle, souligne la filiation du père avec le roi lequel tient son pouvoir de Dieu. Ainsi, ces symboles sont-ils liés à l’organisation verticale de la structure œdipienne.