L’utilisation de la dendrogéomorphologie

Contextes géomorphologique et stratigraphique

L’aire d’étude est localisée sur la rive nord du go lfe du Saint-Laurent à environ 3 km à l’ ouest de la municipalité de Rivière-Sai nt-Jean au Québec (500 ITOT ‘ N, 64°22’13″0) (Figure 2.1.) dans la principale zone de mouvements de masse entre SeptÎles et Natashquan (Allard, 1980, Dubois, 1979, Dubois et al., 2005, Lebuis, 1977). La zone côtière est bordée d’ une falaise taill ée dans un complexe deltaïque émergé, mis en place dan s la Mer de Goldthwait à l’ Holocène. Ce paléodelta présente un relief à faib le pente (4°) et une falaise littorale en érosion qui s’ étend de part et d’autre de la rivière Saint-Jean. La falaise littorale est fortement disséquée par plusieurs amphithéâtres de mouvements de masse à l’ouest de la rivière, dont la plupart sont des coulées argileuses liées à la liquéfaction des sédiments prodeltaïques (Bernatchez et Duboi s, 2004, Dubois, 1979). La stratigraphie de la falaise est composée de deux unités typiques des environnements deltaïques (Boggs, 2006), c’est-à-dire des sédiments limono-argi leux stratifiés d’origine prodeltaïque surmontés par des sables fin s à grossiers stratifiés d ‘ori gine deltaïque et littorale (Figure 2.2). Par endroits, l’ unité sommitale sableuse est fortement cimentée sur une épaisseur de 1,5 m à cause de l’ induration d’un podzol humoferrique par une cuirasse ferrugineuse à orstein (Duboi s et al., 1990).

L’ analyse des différentes séries de photographies aériennes du secteur (1949, 1958, 1967, 1973, 1975, 1976, 1983,1989, 1997, 1999 et 2005) a permis d ‘ identifier des dizaines d’amphithéâtres de différents âges. Trois amphithéâtres de type coulée argileuse ont été retenus pour la présente étude. Selon leur présence-absence sur les photographies, ils ont été formés entre 1989 et 1997 (site 1), entre 1967 et 1973 (site Il) et avant 1949 (site 1lI) (Figure 2.1.). Ces sites ont été choi sis à moins de 500 m les uns des autres pour faciliter leur comparaison puisque les conditions climatiques, la nature des dépôts, ainsi que l’ influence des processus hydrogéologiques, hydrodynamiques et anthropiques sont semblables. Selon la classi fication de Conforth, (2005) les trois sites correspondent à des coulées argileuses de grande ampleur, les superficies affectées variant entre 24 000 et 46 000 m2 et les volumes de sédiments évacués oscillant entre 312 000 et 718 000 m3 (Annexe 1 à 4). Les trois sites sont composés d’une zone de décrochement sous forme d’un talus à forte pente de 20° à 32°, d’un plancher d ‘ amphithéâtre relativement plat de 2° à 4° qui représente la surface des débris au fond de la cuvette (Laverdière, 1972) et d’une zone de fluage fortement remaniée par l’ action des vagues (Annexe 1 à 4). Les sites 1 et II 10 présentent une forme d ‘amphithéâtre à une seul e cicatri ce tandi s que le site III en présente au mo ins tro is. L’analyse des photographies aéri ennes pri ses entre 1949 et 2005 démo ntre que les cicatri ces nord-est et central du site Il [ se sont formées simultanément tandi s que la cicatrice nord-o uest a progressé par au moins tro is événements di stincts entre 1983 et 2005. Un amphithéâtre situé entre les sites 1 et III n’ a pas été retenu pour l’étude puisqu’ il semblait beauco up trop ancien pour être daté par dendrogéomorpho logie (F igure 2. 1.).

Méthode

Un inventaire par transects a été réalisé à l’été 2007 dans les amphithéâtres afin de déterminer l’établissement des arbres et pour analyser les différentes réponses anatomiques des survivants. Dans chaque amphithéâtre, trois transects de 1,5 m de large ont été positionnés perpendiculairement au sens de la coulée. Tous les transects ont été positionnés de manière aléatoire, sauf le transect T -2 du site 1 qui a été positionné de façon à traverser un îlot forestier de survivants visible sur les photographies aériennes. Tous les arbres rencontrés sur les transects dans chaque site ont été identifiés à l’espèce, leur diamètre a été mesuré au-dessus de la plus haute racine, leur état a été caractérisé (i.e. blessé, courbé, couché, mort, vivant) et leur position dans l’amphithéâtre a été déterminée (plancher ou talus). Une section transversale de tronc a été prélevée le plus près possible du sol à l’ aide d ‘ une tronçonneuse dans les amphithéâtres If et Ill. Pour l’amphithéâtre l, étant donné la très forte densité des tiges et leur petite taille, une tige sur trois a été échantillonnée le plus près du collet racinaire à l’aide d ‘ un sécateur. De même, dans les trois sites, les tiges de sapin baumier de moins de 0,5 centimètre de diamètre n’ont pas été échantillonnées puisqu’ ils se sont assurément établis après la coulée. Des échantillons supplémentaires ont été prélevés sur des arbres qui présentaient des caractéristiques de survivants endommagés (inclinaison, cicatrice d ‘ abrasion, courbures, fort diamètre). Au total, 403 arbres ont été décrits et échantillonnés sur 1200 m de transect réparti s entre les trois sites. Les transects ont été localisés à l’ aide d ‘ un récepteur D-GPS ProMark3 de Thales. De plus, vingt-neuf arbres supplémentaires ont été échantillonnés parce qu ‘ ils présentaient des caractéristiques de survivants endommagés et localisés à l’aide d ‘ un GPS.

En laboratoire, tous les échantillons ont été finement poncés à l’aide de papier de verre de taille 40, 80, 120, 180 et 360, et analysés à l’aide d’une loupe binoculaire pour dénombrer les cernes annuels de croissance. Dans chaque site, les dates présumées d ‘ établissement des arbres (J er cerne), ainsi que la date du premier cerne de chaque réponse anatomique (cicatrices d’abrasion, bois de réaction, variations de croissance radiale) ont été compilées séparément pour le talus et le plancher. Les cicatrices d’abrasion ont été reconnues par la présence d ‘ un calle de cicatrisation recouvrant une blessure. Le bois de réaction est généralement causé par un changement dans l’ inclinai son de l’axe principal de l’arbre. Il a été identifié par un changement dans la coloration du bois découlant d’une surlignification des parois cellulaires, ainsi que par l’excentricité des cernes (Scurfield, 1973). Enfin, les changements majeurs des conditions de croissance, tels les ouvertures dans le peuplement ou des changements dans les conditions édaphiques peuvent provoquer des variations de croissance radiale. Elles se présentent so us forme de suppression ou de détente de croissance qui peuvent être identifiées et datées grâce à un changement marqué dans la largeur des cernes annuels (Schweingruber, 1996). Les variations de croissance ont été identifiées visuellement sous une loupe binoculaire.

On a reconnu une détente ou une suppression de croissance lorsqu’une différence de largeur de cerne d’au moins 50% était visi ble (Figure 1.4.). L’ensemble des réponses écologiques et anatomiques des arbres sont présentés séparément puisque la promptitude des différentes réponses par rapport aux événements qui les provoquent peut varier. Les cicatrices d ‘abrasion se forment instantanément et fournissent une date précise (Bollschweiler et al., 2008, Stoffel et Bollschweiler, 2008). En revanche, les détentes et suppressions de croissance radiale et les séquences de bois de réaction peuvent être décalées de quelques années par rapport à l’événement déclencheur (Stoffel et Bollschweiler, 2008). Puisque les cicatrices d’abrasion étaient faiblement répliquées, l’année présumée des coulées a été déterminée à l’aide de la fréquence de répon ses anatomiques la plus élevé comme le bois de réaction, les détentes et les suppressions de croissance. La date de l’établissement massif des arbres été déterminée grâce à la fréquence la plus élevé d’arbres établis la même année (1 er cerne) dans les talus et le plancher de l’amphithéâtre.

Discussion

L’utilisation de la dendrogéomorphologie a permis de dater trois mouvements de masse à partir de l’établissement des arbres et des réponses anatomiques des arbres. Pour les trois sites, les dates obtenues sont toujours plus récentes à l’aide de l’établissement des arbres. Les dates obtenues à l’aide des réponses anatomiques semblent être plus juste, malgré un certain décalage temporelle du bois de réaction, des détentes et des suppressions de croissance (Bollschweiler et al., 2008, Stoffel et Bollschweiler, 2008). Afin de considérer valide la datation d ‘ un mouvement de masse à l’aide des réponses anatomiques, plusieurs auteurs estiment qu ‘ il est nécessaire d’obtenir une réponse anatomique à la même date pour au moins 10 % des arbres survivants échantillonnés (Bégin et Filion, 1985, Corominas et Moya, 1999, Flageollet et al., 1999, Shroder, 1978, Stefanini, 2004). Dans la présente étude, près de 40% des survivants du site 1 présentaient une réponse anatomique, l’année présumée du glissement (1997), contre 14 % au site II ( 1970) et 86 % au site III (1928), suggérant que les datations des troi s coulées sont valides. De plus, èertains auteurs (Allard, 1980, Dubois et al., 2005, MTQ, 2003) ainsi que des archives locales (L’Avenir, 1970) ont permis de confirmer la date obtenue pour le site lI, puisqu’ils mentionnent qu’une coulée argileuse est survenue dans ce secteur en mai 1970 sur la haute terrasse bordant la mer.

Cet événement a possiblement été décrit dans les archives puisqu’il a entraîné le déplacement de la route nationale. L’établissement des arbres à la suite des coulées argileuses ne permet d’obtenir qu’un âge minimal. Cette restriction provient de la combinaison de l’erreur liée au délai d’établissement des arbres suite à une perturbation majeure et l’erreur liée à l’échantillonnage des arbres au-dessus du collet racinaire (Pierson, 2007). Premièrement, le délai d’établi ssement de quelques années entre une perturbation sévère et le rétablissement des arbres est lié aux conditions de dispersion et de germination des graines (Gutsell et Johnson, 2002, McCarthy et Luckman, 1993, Parent et al., 2003) ainsi qu’à la stabilité des talus (De Boer et Archibold, 2001, Nagamatsu et al., 2002). Deuxièmement, il est rarement possible de mesurer l’âge des arbres au niveau du véritable collet racinaire qui est généralement enfoui sous le niveau du sol. Cette deuxième source d ‘erreur augmente avec l’âge des arbres puisque leur diamètre s’accroît de façon impol1ante, rendant le collet encore plus inaccessible. Selon les milieux et les espèces, ce phénomène peut représenter un e erreur allant de quelques années à quelques décennies (DesRochers et Gagnon, 1997, Gutsell et Johnson, 2002, McCarthy et al. , 1991 , Pierson, 2007).

La part qu ‘occupe chacune des sources d’erreur dans le délai total peut être estimée en comparant les trois sites. Dans la cou lée la plus récente, il est possible d’observer un rétablissement massif des arbres sur le plancher dès 1998, soit l’année suivant la coulée. Ce phénomène est possiblement redevable à la dispersion à chaque année des graines de sapins baumier (Parent et al., 2003) et à l’abondance de cette espèce dans la forêt environnante. En considérant que les trois sites sont sujets aux mêmes conditions environnementales et que le sapin domine largement la forêt régional e, le rétablissement des arbres a probablement été aussi rapide en 1970 et 1928 pour les sites Il et III qu’en 1998 pour le site 1. Ceci suggère que le délai plus long pour les sites Il et III serait principalement relié à l’erreur d’échantillonnage plus importante parce que les arbres y sont plus vieux et plus gros qu’au site 1. L’instabilité du substrat a probablement retardé le rétablissement des arbres sur les talus. Pour les trois sites, l’établissement des arbres était plus tardif sur les talus que sur les planchers des amphithéâtres. Les pics d ‘établissement des arbres étaient décalés de 1 à 21 ans entre ces deux positions. Ce décalage est sans doute redevable à l’ instabilité du substrat empêchant la régénération de s’établir puisque les talus peuvent demeurer actifs après la coulée sur une période variable reliée au temps de rétablissement de la pente d’équilibre. Ce temps de rétablissement de la pente d’équilibre est principalement influencé par la nature et les propriétés du substrat, ainsi que par les conditions climatiques (Abramson et al., 2002, Nagamatsu et al. , 2002) qui influencent la cohésion du substrat, la contrainte de cisai ll ement et l’ intensité des processus d’érosion. C’est par conséquent la datation du pic d’établissement des arbres sur le plancher qui a été retenu pour l’analyse finale. Il est toutefois nécessaire de considérer que dans le cas où les talus demeurent très actifs, les débris peuvent aussi affecter la partie du plancher qui est adjacente au talus. La régénération dans cette portion du plancher pourrait aussi être retardée comme pour les sites II et Il 1.

Table des matières

LISTE DES FIGURES
LISTE DES TABLEAUX
LISTE DES ANNEXES
RÉSUMÉ
CHAPITRE I INTRODUCTION
1.1_Problématique
1.2_Objectifs
CHAPITRE II
2.1_Description général e du site d’ étude
2.1.1_Contextes géomorphologique et stratigraphique
2.1.2_Caractéristiques du couvert forestier
2.2_Méthode
2.3_Résultats
2.4_Discussion
2.4.1 _Datation
2.4.2_Îlots de survivants
2.4.3_Différence entre les sites
2.4.4_Applications et recommandations
2.5 Prospectives
CHAPITRE III CONCLUSION
RÉFÉRENCES
ANNEXE 1
ANNEXE 2
ANNEXE 3
ANNEXE 4

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