« CEUX DE LA MER NOIRE »
Rencontre lointaine avec les pontiques
C’est à Athènes, à la télévision, que pour la première fois j’ai entendu (et vu, car on ne peut être absolument pris, dans le cas des pontiques, qu’en ayant vu) ces musiques – dites « pontiques » en Grèce. La télévision nationale diffusait régulièrement ces émissions de musique et de danse folklorique, qu’on regardait d’un œil distrait. S’y succédaient des groupes de danseurs et de musiciens de chaque région du pays, chacun avec son costume bariolé et sa musique aux sons distinctifs. La Crête et sa vièle, l’Epire et la clarinette, les îles des Cyclades et le violon…et « le Pont » (Πόντος) : bloc de son où ne s’affirmait clairement aucune mélodie, rythmes « boiteux » (aksak) sur un tempo enlevé, danseurs en costume noir étriqué, danses tout aussi étriquées, profusion tout à fait inutile de couteaux et de pistolets…tout cela mêlé à une indéniable énergie. Peut-être également une démonstration inappropriée de virilité. C’était la seule pour laquelle on n’avait absolument aucun intérêt. D’ailleurs, mes amis en riaient poliment. C’est que les pontiques sont, en Grèce comme en Turquie, l’objet des quolibets du reste du pays – leurs « têtes de turcs ».
Premier contact. Pas fameux. Et pourtant, il y avait déjà là tout ce qui me fascinerait par la suite, et déjà un son étrange comme une histoire étrangère (quel était donc ce Pont qui ne figurait pas sur les cartes de la Grèce ?).
Le son du kemençe ne laisse pas indifférent – son ne désigne pas tant ici le produit naturel du frottement de l’archet sur les corde que le traitement manuel qui lui est appliqué. Un bloc de son : l’image n’est pas trop forte. Ici, la ligne mélodique, celle qu’énonce le chant, est prise dans un ensemble sonore continu, encodée au sein d’un continuum instrumental. Cela tient d’un jeu spécifique propre au kemençe, l’instrument par lequel sont principalement produites ces musiques. Sur cette fine vièle en bois, les trois cordes sont particulièrement rapprochées, et les musiciens se servent à l’occasion d’un truc, d’un tour de main, pressant d’un même doigt deux cordes sur la touche, et attaquant simultanément les deux à l’archet dans une succession de quartes parallèles. En mélangeant habilement quarte parallèle et bourdon de corde à vide, l’on produit tout un jeu de diphonie ou une « polyphonie minimaliste » qui vient coder la ligne mélodique vocale – elle exclusivement monodique – qui en devient quelques fois difficilement reconnaissable . D’autant que l’archet ne se soulève à aucun moment des cordes, liant entre elles les mélodies dans un tissu sonore continu – ce qui donne lieu à d’impressionnantes modulations rythmiques . Martin Stokes, qui a d’abord arpenté une vallée des montagnes pontiques (la vallée de Şalpazarı) avant de consacrer sa thèse à cette musique de studio d’Istanbul que l’on nomma arabesk, rapporte une anecdote qui tient à la fois de l’histoire drôle (de celles qu’on racontera pour se payer la tête des habitants de la
région) et de la fine analyse musicologique. Au cours d’une discussion portant sur les mérites comparés du saz, le luth le plus répandu en Turquie, et du kemençe, un profane déclara qu’à la différence du saz, le kemençe « ne comportait pas de note » (had no notes in it). Ses amis rirent évidemment à cette assertion qui relevait naïvement l’absence de frette sur le second. Mais Martin Stokes ajoute que, très sérieux, l’intéressé cherchait à exprimer un ressenti sonore, ajoutant subtilement que sa remarque résonne avec le rapport contrarié qu’entretient l’instrument avec la partition : non seulement la plupart des instrumentistes sont incapables de lire des partitions, mais le système de notation est lui-même incapable de rendre justice à ce qui est joué dans la région (rythmes et modulations rythmiques, diphonie ponctuelle, trilles et ornementation, effets percussifs de l’archet) . Plus tard, lors des premières enquêtes en Turquie, j’aurai cette même impression de perdre pied : pas de cadres ni de paroles fixes, une relégation relative de l’instrument, quelque chose de rétif qui échappe à l’analyse ; face à des traditions urbaines (qui m’occupaient alors), une difficulté pour moi – et un désintérêt pour eux – d’isoler à la fois une ligne mélodique d’un encodage instrumental, mais également un air singulier d’une succession de mélodies, ou encore une chanson d’un brouhaha ambiant.
Du kemençe, il sera beaucoup question dans les pages qui suivent. On se permettra de l’appeler familièrement kemençe, qui est la manière dont les pontiques turcs et grecs (κεμεντζές) le dénomment, mais le mot est un terme générique qui signifie simplement « vièle » en persan, et on le nommera plus savamment karadeniz kemençesi en Turquie (« vièle de la Mer noire ») ou ποντιακή λύρα en Grèce (« vièle pontique »). L’instrument est d’une facture (et d’un jeu) unique en son genre, spécifique aux montagnes pontiques et à la côte orientale de la Mer noire. Là où les instruments de ces régions ont une fâcheuse tendance à se déplacer par variations, on ne lui trouve aucune parenté possible avec les autres vièles de Grèce, de Turquie ou du Caucase. En Grèce, les vièles sont piriformes, et appartiennent clairement à une famille unique. Quant à la Turquie, elle n’est pas un pays de vièles (bien qu’il y en ait), mais un pays de luths, ce qui place les montagnes pontiques en opposition structurale avec le reste du pays, elles qui n’accueillent aucun luth (l’humidité du climat joue certainement un rôle dans cet état de fait). Cette singularité de l’instrument, comme de son mode de jeu, ne peut que rendre plus improbable sa présence conjointe dans les deux pays. Et c’est là un second point intriguant.
L’échange de population
Comprendre cette présence nécessite d’évoquer un événement historique proprement extraordinaire, au sens plein du terme, qui a chamboulé de fond en comble la morphologie de ces anciennes terres ottomanes où cohabitaient chrétiens et musulmans. En 1923 – après des violences interconfessionnelles (la Grèce reconnaît un « génocide pontique », rien de moins) – les musulmans de Grèce et les chrétiens grecs orthodoxes (rum) de la Turquie nouvellement fondée sur les restes de l’Empire ottoman, sont « échangés » par le traité de Lausanne . Plus d’un million de personnes quittent leur foyer en catastrophe, pour se retrouver fraîchement accueillis par leur nouveau pays d’adoption (ce que les grecs nomment la Grande Catastrophe,et les turcs, plus prosaïques, l’échange). Les rum des côtes de la Mer Noire et des montagnes pontiques – l’un des principaux foyers d’implantation des Grecs orthodoxes – sont installées prioritairement dans le Nord de la Grèce, dans les provinces septentrionales de Macédoine et de Thrace, pour des raisons idéologico démographiques : dans ces provinces nouvellement acquises, une partie non négligeable de la population est « suspecte » aux yeux de l’Etat (slavophones en Macédoine, musulmans en Thrace) et les nouveaux venus serviront de « colons » censés assurer l’hellénisation des lieux, jusqu’à constituer une « région fantôme » (ne parle-t-on pas des « patries perdues » ?), la prothèse hellénique d’une région balkanique. Ils emporteront avec eux le kemençe qui s’acclimatera très bien à son nouvel environnement : non seulement il perdure , mais il devient le symbole de tout ce foyer septentrional de réfugiés qu’on appellera dès lors « pontiques », quelque chose de l’ordre du symbole communautaire.
Le fait est remarquable : les réfugiés chrétiens de 1923, qui s’étaient vu traités de « semence de Turc » à leur arrivée, avaient plutôt eu tendance à se fondre dans le paysage, et la plupart des musiques emportées dans les bagages seront condamnées à l’oubli ou à l’archive. En vérité, il est un autre répertoire issu de l’échange qui prendra pied en Grèce : celui de la région égéenne d’Izmir, dont le devenir à Athènes n’est inconnu de personne, et qui a été abondamment commenté sous le nom de rebetiko. Si, en Grèce, le répertoire pontique et le rebetiko sont aujourd’hui les deux répertoires majeurs redevables à l’échange de population de 1923, leurs trajectoires n’ont rien de comparable, elles sont même rigoureusement opposées. Le rebetiko est l’histoire des musiciens professionnels de la ville d’Izmir (formés aux subtilités du makam) installés en catastrophe dans les quartiers mal famés du Pirée, où ils s’encanailleront avec les musiciens locaux pour devenir ensemble la voix de la bohême athénienne sous le régime de Metaxas, avant que leur musique n’obtienne le statut de patrimoine national.
CHOSES PONTIQUES |