L’urbanisation diffuse, un objet émergent pour les sciences sociales

L’urbanisation rurale sera-t-elle forcément compacte ?

Nous souhaitons tout d’abord revenir sur quelques modèles urbanistiques contemporains, orientés par l’enjeu du développement durable et les objectifs de la densification. Ces notions ont été développées dans le domaine de l’urbanisme et se sont traduites dans les politiques urbaines depuis une trentaine d’années. Il s’agit ici avant tout de comprendre 1) les enjeux sous-tendus par ces notions, 2) les prescriptions voire les injonctions auxquelles sont soumises les communes rurales sous pression démographique et les difficultés de mises en œuvre de mesures, et enfin 3) de revenir sur les principales controverses qui concernent ces modèles.

Urbanisme rural durable : concept, modèle et controverse

Nous proposons de revenir sur le concept de « durabilité » en matière d’urbanisme, afin de comprendre les controverses qui lui sont liées, et de saisir le contexte dans lequel les acteurs locaux sont amenés à travailler et à orienter l’urbanisation des communes. Notre travail ne vise pas à définir, affiner ou évaluer des objectifs et des méthodes urbanistiques, mais à comprendre ce qu’impliquent leur mise en œuvre dans les communes rurales sous influence métropolitaine, en matière de pratiques et d’urbanisation.
Le phénomène d’extension urbaine, à l’écart des centres urbains, est identifié comme un problème par les politiques publiques dans la mesure où cette urbanisation peut représenter un contre-exemple face au modèle de la « ville durable » . Ce modèle renvoie à la mise en place de dispositifs pour répondre aux enjeux du développement durable dans le domaine de la gestion des transports en commun, la préservation des ressources naturelles ou encore la répartition des services. Les définitions et usages du concept de « ville durable » sont multiples et controversées. Il ne s’agit pas ici de préciser ou retracer l’histoire du concept, mais plutôt de pointer l’influence de celui-ci sur les théories et pratiques urbaines dans les territoires ruraux.
Au niveau international, le rapport Meadows dans les années 1970 et le rapport Brundtland dans les années 1980 ont fortement contribué à l’évolution de la pensée en matière d’aménagement des territoires. Le premier portait sur la limitation des ressources face à la croissance (rapport Meadows, 1972) et le second sur les enjeux de conciliation des besoins écologiques, sociaux et économiques définis par le concept de « développement durable » (rapport Brundtland, 1987). Cependant, c’est surtout dans les années 1990 que les enjeux de durabilité intègrent le champ de l’urbanisme (Emelianoff, 2004 ; Mathieu et Guermond, 2011 ; Theurillat, 2011). La Conférence de Rio (1992) marque notamment le développement du concept de « ville durable » et des besoins de territorialisation des objectifs de développement durable au travers du plan d’action qu’est l’Agenda 21. Par ailleurs, Mathieu et Guermond soulignent le développement contrasté, car plus tardif et plus timide, des déclinaisons de ces enjeux dans les concepts de « ruralité durable » et « région durable » .
Mathieu et Guermond analysent le concept de « ville durable » en tant que catégorie de pensée et d’action, utilisée pour traiter des différentes dimensions (écologique, sociale, économique, éthique). En identifiant l’importance de la notion de développement durable dans les « sciences de la ville », ils s’interrogent sur la réorganisation d’un champ scientifique autour du concept de « ville durable ». En effet, l’introduction de ce concept dans les études urbaines a fortement marqué la production scientifique et les politiques publiques. De ce point de vue, l’intérêt accordé (par le débat académique et public) aux processus et aux finalités de l’aménagement local du territoire varie dans le temps, dans la mesure où les collectivités locales prennent de l’importance. Les deux géographes considèrent que les collectivités locales ont été des protagonistes majeurs de la mise en œuvre des politiques urbaines « durables » (Mathieu et Guermond, 2011).
L’ « urbanisme durable » fait référence à des pratiques professionnelles plus qu’à un concept scientifique ou un objectif politique orientant les évolutions à long terme (Emelianoff, 2007). C’est ce que montre notamment Cyria Emelianoff à propos de la mise en place de l’Agenda 21, par le biais d’actions locales, dans les villes de Barcelone et Nuremberg (Emelianoff, 2011). Ces deux villes sont présentées comme des modèles en matière de contextualisation de l’Agenda 21, notamment du fait de l’implication d’acteurs locaux dans la construction de plan d’action local. Elle conclut cependant que, si le concept d’ « urbanisme durable » pose la question du décloisonnement de l’action publique, la mise en œuvre effective d’une coordination entre acteurs locaux publics et privés reste un impensé de l’urbanisme : la prise en compte des enjeux de durabilité dans l’aménagement des villes demeure limitée. C’est dans cette perspective que l’on peut s’interroger sur la transposition de ces débats dans les communes rurales. Les spécificités de ces territoires (petite taille des communes rurales et la proximité entre acteurs) favorisent-elles les interactions entre acteurs et le développement de la commune ? Permettent-elles de définir un intérêt collectif sur le long terme ?
Le concept d’ « urbanisme durable » a par ailleurs marqué de son empreinte les dispositifs juridiques et réglementaires. Selon Emelianoff, l’évolution des documents d’urbanisme s’est traduite par une vision paradoxale qui tend à mettre au second plan des choix politiques. Autrement dit, les injonctions à l’urbanisme durable par les services de l’État et les associations sur le territoire ont contribué à une dépolitisation du débat en s’imposant aux élus et en primant sur les stratégies politiques en la matière (Emelianoff, 2004).
Ce constat doit être remis dans son contexte car il a été formulé à un moment où le régime juridique des documents locaux d’urbanisme était réformé en France dans le cadre de la loi SRU (loi relative la Solidarité et au Renouvellement Urbain du 13 décembre 2000). La loi, encore récente à cette période, imposait aux élus locaux une prise en compte d’enjeux nouveaux dans les documents d’urbanisme, notamment dans le cadre du projet d’aménagement de de développement durable.
Pour Emelianoff, cet effacement du politique s’est accompagné d’une complexification des documents et d’une professionnalisation de l’expertise sur le développement urbain durable. Deux sujets qui posent selon elle la question du partage du pouvoir et des ressources. C’est précisément sur ces enjeux d’accès aux ressources en expertise que nous reviendrons plus loin à propos de nos recherches menées dans les communes rurales.
Ce virage pris par les politiques d’urbanisme au début des années 2000 pose la question du degré d’intégration des enjeux de développement durable par les collectivités locales. C’est dans cette perspective que le géographe et urbaniste Nicolas Persyn a étudié l’usage des outils d’urbanisme dans des agglomérations moyennes en manque de logements (Persyn, 2015). À propos de l’élaboration du plan local d’urbanisme par les municipalités enquêtées en France, il observe que […] le discours est unanime selon les communes, qu’il s’agisse des élus et des techniciens : l’heure est à la densité, à la compacité, au recentrement ». Il constate une assimilation des objectifs et des mesures énoncés par la loi SRU, même si ce processus s’est étalé dans le temps selon les observateurs supra-communaux. Concrètement, l’intégration des enjeux, tels que la limitation de l’étalement urbain et la préservation des terres, se traduit dans le document local par des choix explicites, comme le fait de rendre constructible toutes les « dents-creuses » ou de soutenir le renouvellement urbain en privilégiant le développement des projets sur le foncier mutable (Persyn, 2015).
La traduction des enjeux de « durabilité », portés par les objectifs européens de limitation de la consommation des terres1, a pris différentes formes selon les pays. Bovet et al. ont mené une comparaison des politiques de régulation de l’usage des sols et de l’étalement urbain, en prenant comme angle d’analyse les enjeux de durabilité (Allemagne, Suisse, Pays-Bas, Espagne et Pologne) (Bovet et al. 2018). Dans le cadre de cette étude comparative, quatre critères sont retenus pour observer la prise en compte de la durabilité : la formulation d’objectifs de qualité environnementale par l’État ; l’intégration des enjeux écologiques (évaluation, formulation, prise en compte) dans les instruments juridiques ; la possibilité d’introduire de nouvelles formes d’expertise dans les plans ; la participation des acteurs au processus de planification. L’étude conclut que seuls l’Allemagne et la Suisse fixent des objectifs chiffrés. En Allemagne, l’objectif énoncé est la limitation de l’artificialisation (résidentiel et transport) à trente hectares par jour. Cette mesure s’applique au niveau fédéral et n’engage pas légalement les Länder ou les municipalités. Les chercheurs soulignent qu’en Suisse la consommation de foncier est limitée à 400 m² par habitant. Il est intéressant de retenir que même si cette limite n’est qu’une ligne directrice sans valeur légale, elle semble connue et prise en compte par les différents acteurs.
Les travaux comparatifs de Bovet et al. ont en outre souligné l’importance de l’échelle municipale dans la régulation de la consommation des terres dans les différents pays. La présence et l’utilisation des instruments locaux varient selon les pays. En Allemagne, le document municipal est central, dans le sens où le développement urbain n’est autorisé que s’il respecte un nombre de conditions (économie d’utilisation des sols, développement de friches, faible artificialisation). A l’inverse, en Pologne, il n’y a pas d’obligation pour les municipalités d’avoir un document d’urbanisme : c’est l’autorisation de construire qui représente l’instrument local de limitation de la consommation du foncier. En Suisse, les instruments règlementaires mobilisés par les municipalités sont avant tout fiscaux : la loi énonce en effet que 20 % des bénéfices générés par le changement d’occupation des sols (lorsque le terrain devient constructible) doivent être versés par le propriétaire à la municipalité. La spécificité ici tient surtout au fait que cette dernière a l’obligation d’utiliser le montant pour compenser les pertes environnementales liées (financement de mesures écologiques, de renaturation).
Il est important d’analyser ce rôle joué par ces objectifs de durabilité en se situant à l’échelle des pratiques locales de planification urbaine, car c’est à cette échelle que sont majoritairement prises les décisions favorisant l’urbanisation diffuse. Les études portant sur la « durabilité urbaine » se réfèrent souvent aux effets de l’étalement urbain, de l’artificialisation des sols et des morphologies urbaines. Dans ce cadre, l’urbanisation diffuse fait généralement figure de « contre-modèle ». En effet, le processus est consommateur d’espace, il entraîne un allongement du temps de transport et éloigne les populations des centralités (services, emplois, équipements).
Cependant, depuis les années 2010, des recherches remettent en question les attaques portées à l’encontre de l’urbanisation à faible densité. Ainsi, Hélène Nessi interroge les objectifs de densité sous le prisme de l’énergie et des mobilités. Selon la chercheuse en urbanisme, si les périurbains consomment plus d’énergie dans le transport pour les trajets domicile-travail, la tendance s’inverse partir du moment où les trajets des weekends et des vacances sont pris en compte. Dans la mesure où la densité est corrélée positivement aux mobilités de loisirs (distances plus longues et notamment recours à l’avion, trajets pour shopping et activités culturelles), les objectifs de densité ne suffisent pas à définir la « ville durable » et doivent être questionnés (Nessi, 2010) rebours de discours dominants, qui condamnent les comportements individualistes et la standardisation des paysages, une étude ethnologique portant sur les espaces pavillonnaires à Rennes et Marne-la-Vallée montre que ces espaces ne sont pas figés et recouvrent une diversité de pratiques spécifiques (Frileux, 2010). En étudiant l’objet de la haie, Pauline Frileux met en évidence que même si les pratiques de plantation des habitants tendent à isoler la cellule familiale du voisinage, elles ne sont pas synonymes de repli (échanges de savoir-faire, entre-aide, plants ou d’outils). Elle souligne par ailleurs que les effets de standardisation des paysages et la perte de biodiversité généralement associés au tissu pavillonnaire doivent être fortement nuancés (le développement de haies horticoles, par exemple, est plus propice à la biodiversité que les usages antérieurs) (Frileux, 2010).
C’est également ce que montre un ensemble d’études qui remettent en question la standardisation face aux potentiels de mutabilité de ces espaces à travers : l’évolution du tissu social, les changements des pratiques de consommation et de mobilité, ou encore l’autonomisation des plus petits pôles vis-à-vis de plus grands (Nessi et al., 2016). Nessi et al. mettent en évidence de nombreuses marges de manœuvres dont disposent les acteurs, contrastant avec des approches qui tendent à homogénéiser et figer les pratiques et les espaces périurbains. A cet égard, les territoires faible densité, caractérisés par leurs capacités de mutabilité et d’adaptation, ont un certain potentiel de « durabilité ».
Le concept de « durabilité » appliqué à l’urbanisme diffus présente par conséquent des limites qui sont aujourd’hui identifiées par la recherche. De multiples approches portant sur le développement urbain élaborées par les urbanistes, chercheurs et praticiens, invitent à penser différemment les critères de qualité urbaine. À titre d’exemple, le terme « intensité urbaine » permet de prendre en compte des critères de densité, centralité et cadre de vie (Nessi, 2010) ; ou encore la notion de « ville circulaire » qui vise à concevoir le territoire urbain comme un écosystème (Grisot, 2020).
Cet aperçu non-exhaustif des études portant sur le concept de durabilité en urbanisme, permet de prendre la mesure des controverses qui structurent et orientent le travail des élus et techniciens, principaux acteurs de l’élaboration des documents locaux d’urbanisme. Il est nécessaire selon nous de prolonger cet aperçu par une discussion, dans la section suivante, sur une notion devenue centrale dans les politiques d’urbanisation et qui est souvent adossée aux débats sur la durabilité, celle de « densification urbaine ». En effet, le processus de densification est envisagé, par une majorité de chercheurs et praticiens en urbanisme, comme un moyen pour répondre aux enjeux de durabilité et un objectif porté par de nombreux modèles urbanistiques contemporains. Dans la mesure où les communes rurales proches des métropoles sont explicitement visées par les politiques publiques en matière de densification, il nous semble important de revenir sur une sélection de résultats récents traitant de ces enjeux.

La densification urbaine : les limites d’une mise en œuvre publique

Les enjeux de la densification sont portés par les institutions publiques à différentes échelles. Le besoin de recherches sur les pratiques réglementaire et la mise en œuvre de la densification, est clairement identifié dans les travaux en études urbaines. Notre travail a pour ambition de comprendre et de décrire 1) la manière dont les prescriptions et les obligations supra-communales (intercommunalité, région, État) en matière de densification urbaine sont traduites par les municipalités locales à travers la régulation et la gestion de l’urbanisation ; 2) l’influence de l’action publique locale sur les processus d’urbanisation à plus grande échelle. Dans ce cadre, nous mettons en évidence les résultats majeurs de travaux portant sur ces questions et qui orientent notre approche.

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