L’univers « andin » et son imaginaire en France
Notre objectif dans cette partie sera de présenter un bref panorama de l’univers symbolique associé historiquement, en France, aux peuples appartenant aux aires culturelles andines. Une toute première précision s’avère indispensable : jusqu’au XIXème siècle, voire les premières décennies du XXème, en France et en général en Europe, les origines et les traits culturels des populations indigènes andines étaient essentiellement associés aux Incas et leur empire. Or, nous avons déjà indiqué plus haut que des populations assez composites cohabitaient dans les territoires sous domination Inca au moment de l’arrivée des Espagnols. D’ailleurs, il s’agissait souvent de populations qui étaient depuis peu sous domination Inca, et qui ne se reconnaissaient pas forcément dans la même ethnie ou dans la même culture que leurs dominateurs. En outre, à l’arrivée des Espagnols le Tahuantinsuyo, l‘Empire des quatre quartiers bâti par le peuple Inca, avait une existence relativement brève – un peu plus d’un siècle – dans une région où différentes civilisations se sont succédées depuis le premier millénaire avant notre ère (Chavin, Chimu, Tiahuanacu). Mais toujours est-il que les informations fragmentaires et souvent contradictoires des chroniqueurs, ainsi que la fascination exercée par l’empire Inca sur Europe, fera pendant longtemps du peuple Inca les représentants presque uniques des populations précolombiennes de la région andine. C’est pourquoi, dans les chapitres que nous consacrerons à ce panorama, nous aborderons surtout les représentations du monde andin qui se sont forgées en France à travers l’univers symbolique associé aux Incas, la seule référence des populations « andines » en Europe pendant des siècles.
Dans un premier temps, nous mettrons en évidence le fait que l’image qui s’est construite en France et en Europe autour des Incas et des peuples sous leur domination s’écarte, au niveau du discours, des représentations associées aux « sauvages » ou « barbares » américains : les traits associées aux Incas vont plutôt les rapprocher des peuples considérés plus « évolués». Grosso modo, nous allons montrer que, jusqu’au XIXème siècle, les Incas trouvent leur place, dans l’imaginaire français, dans une sorte d’espace intermédiaire qui se situe entre le domaine symbolique traditionnellement réservé aux « sauvages », et celui qui est associé aux peuples « policés ». Ils seront considérés, pour employer un terme propre à la modernité européenne, comme des peuples plus au moins « civilisés ». Ceci se révèle en fait en concordance avec notre hypothèse générale en ce sens que, si les « sauvages » ont incarné une altérité radicale par rapport aux us et coutumes de la société française1, les Incas se sont vus rapidement associés à une altérité moins drastique, que nous appelons une altérité proche ou non radicale, car elle ne sera jamais perçue comme complètement différente de la société européenne de l’époque (gouvernement, religion, lois, etc.). C’est dans ce contexte que la perception de la tragédie des Incas – le brutal effondrement de leur empire – prendra toute sa dimension en France, dans la mesure où elle restera facilement intelligible à la lumière des codes propres au système de sens européen de l‘époque. Autrement dit, si le destin de ce peuple a pu captiver en France l’historien, le philosophe, l’écrivain et le grand public d’autrefois, ce sera généralement en fonction de cette sorte de correspondance de base qui fera des Incas et leur univers une altérité, certes, mais une altérité qui restera malgré tout accessible.
Grâce à ce détour historique, nous montrerons dans un deuxième temps que la cristallisation de cette altérité proche, vérifiable déjà au XVIème siècle, aura sa prolongation dans certains des aspects qui vont modeler l’image des Musiques d’Inspiration Andine (MIA) en France pendant le XXème siècle. Comme nous venons de l’indiquer, notre objectif principal sera de montrer ici que les représentations sociales associées aux MIA vont hériter de ce rapprochement symbolique à une altérité proche, et qu’avant même que ces musiques soient entendues en France,2 elles étaient déjà associées à quelques-unes des caractéristiques qui leur seront attribuées pendant la période qui nous intéresse : tristesse, spiritualité, naturalité. Nous devons pourtant signaler d’ores et déjà que, hormis quelques petits commentaires très isolés, le premier document écrit où il est fait explicitement allusion aux musiques « des Andes » – à cette époque on parlait plutôt de musiques « incas » – ne date que de la seconde moitié du XIXème siècle. Et il faudra attendre jusqu’au début du XXème siècle pour trouver le premier et vaste document entièrement consacré aux « musiques des Incas ». Il est donc évident que face à une telle pénurie de sources écrites, une analyse comparative plus large, qui pourrait nous donner une idée plus précise sur l’évolution des représentations associées aux MIA en France, n’est malheureusement pas envisageable. Néanmoins, l’intérêt de ces documents reste intact, notamment parce qu’ils peuvent être confrontés avec des représentations associées, à l’époque où ils ont été écrits, à des musiques d’autres «ailleurs ».