Lumière et obscurité dans les Argonautiques
d’Apollonios de Rhodes
Le groupe de φοῖνιξ
Le terme φοῖνιξ, dérivé de l’adjectif φοινός, « rouge », est à rapprocher de ξανθός. Car il désigne un rouge fauve, un peu brun, doté de reflets moirés comme le feu, c’est-à-dire l’équivalent dans les rouges de ce que ξανθός dénotait dans les jaunes. Il ne saurait être systématiquement traduit par le seul « pourpre » en français, car il se situe sur un spectre chromatique tellement large qu’il est parfois susceptible de renvoyer à un rouge clair, vif et chaud opposé au pourpre et au violet. Chez Apollonios, il est employé une fois au datif masculin singulier pour qualifier l’aigrette du casque de Sthénélos qui brille dans la nuit (II, 920) : ἀµφὶ δὲ καλὴ τετράφαλος φοίνικι λόφῳ ἐπελάµπετο πήληξ. Aux alentours, son beau casque à quatre bossettes faisait briller son aigrette de pourpre. Dans le cadre de la description d’une pièce d’armure, la couleur, bien qu’incertaine, semble correspondre à la pourpre martiale163. Le verbe dénominatif φοινίζω décrit le visage de Médée qui s’empourpre au moment où elle apprend qu’Argos a un mot à lui dire de la part de Jason (III, 725). Cette occurrence annonce les nombreux emplois de la famille d’ἔρευθος, qui s’appliquent également à décrire la rougeur corporelle, signe d’embarras et d’amour. Ὧς φάτο· τῇ δ’ ἔντοσθεν ἀνέπτατο χάρµατι θυµός, φοινίχθη δ’ ἄµυδις καλὸν χρόα Il dit, et intérieurement, le cœur de Médée s’envola de joie ; en même temps, son beau visage s’empourpra (…) Le groupe d’ἔρευθος. L’adjectif ἐρυθρός est le seul terme largement attesté en indo-européen sous le sens premier de rouge164. Il est aussi celui qui correspond le mieux à la notion moderne de couleur rouge, du clair au foncé, de l’orange/rose au pourpre profond. Apollonios de Rhodes n’emploie jamais cet adjectif répandu chez Homère, préférant désigner la couleur rouge dans son apparition et dans sa propagation, pour décrire un symptôme de rougeur corporelle ou les variations de la lumière solaire.Il recourt alors au substantif neutre ἔρευθος, adjectif substantivé employé à cinq reprises, qui exprime un rouge vif et franc, parfois traduit par l’adjectif « garance », terme non homérique surtout employé dans les textes médicaux, notamment chez Hippocrate. Il est employé de manière frappante au nominatif singulier pour décrire la rougeur envahissante qui empourpre les joues de Médée à la vue de Jason comparé à Seirios (III, 963) : Ἐκ δ’ ἄρα οἱ κραδίη στηθέων πέσεν, ὄµµατα δ’ αὔτως ἤχλυσαν· θερµὸν δὲ παρηίδας εἷλεν ἔρευθος. Alors son cœur défaillit hors de sa poitrine, ses yeux s’embrumèrent d’eux-mêmes, une brûlante rougeur se propagea sur ses joues. Cette rougeur saisit déjà de manière intermittente Médée lorsqu’elle aperçoit Jason pour la première fois (III, 298) : ἁπαλὰς δὲ µετετρωπᾶτο παρειὰς ἐς χλόον, ἄλλοτ’ ἔρευθος, ἀκηδείῃσι νόοιο. Ses tendres joues changeaient de couleur, tour à tour pâles et rouges, tandis qu’elle perdait la raison. La rougeur à laquelle renvoie ἔρευθος répond à des codes genrés : du côté féminin, il connote la pudeur et la honte virginales ; du côté masculin, il est un signe de victoire, de fierté et. accompagne la séduction amoureuse. C’est le cas pour le dieu Éros, dont les joues sont également pourpres165 lorsqu’il gagne de façon déloyale aux osselets en jouant avec Ganymède (III, 121) : γλυκερὸν δέ οἱ ἀµφὶ παρειὰς χροιῇ θάλλεν ἔρευθος. (…) une douce rougeur colorait ses joues. Dans un effet d’écho narratologique, la rougeur triomphante du dieu de l’amour annonce le visage rougeoyant de Jason lorsqu’il s’empare de la toison d’or166 et que l’on peut rapprocher de la toison d’or, qui jette un éclat rouge sur le visage de Jason lorsqu’il s’en empare (IV, 173) : καί οἱ ἐπὶ ξανθῇσι παρηίσιν ἠδὲ µετώπῳ µαρµαρυγῇ ληνέων φλογὶ εἴκελον ἷζεν ἔρευθος. Sur la blondeur de ses joues et de son front, l’éclat de la laine mettait une rougeur pareille à une flamme. Ce rouge éclatant est également celui du manteau de Jason, qui est moins facile à fixer en face que le soleil levant (I, 726) : Τῆς µὲν ῥηίτερόν κεν ἐς ἠέλιον ἀνιόντα ὄσσε βάλοις, ἢ κεῖνο µεταβλέψειας ἔρευθος. Il eût été plus facile de jeter les yeux sur le soleil levant que de contempler le rouge éclat de ce manteau. Ἐρεύθοµαι et ἐρυθαίνω Les verbes dénominatifs ἐρεύθοµαι (employé cinq fois) et ἐρυθαίνω (employé trois fois) complètent cette présence du rouge et rendent compte de son mouvement de propagation. Le rouge est en effet assimilable à un phénomène fugace dans les descriptions d’Apollonios. Le verbe ἐρεύθοµαι semble lié au lever des astres et à la lumière qui les accompagne. Il est employé à deux reprises au présent de l’indicatif ἐρεύθεται) pour décrire le rougissement des rayons du soleil : Eros quitte ainsi l’Olympe tandis que les premiers rayons du soleil rougissent167 (III, 163) : δοιὼ δὲ πόλοι ἀνέχουσι κάρηνα οὐρέων ἠλιβάτων, κορυφαὶ χθονός, ᾗχί τ’ ἀερθεὶς ἠέλιος πρώτῃσιν ἐρεύθεται ἀκτίνεσσιν. Les cimes de hautes montagnes en soutiennent la voûte, sommets de la terre situés à l’endroit où le soleil fait rougeoyer ses premiers rayons. Plus loin, la toison rougit comme le soleil levant et l’expression est reprise en homotaxie (IV, 126) : νεφέλῃ ἐναλίγκιον, ἥ τ’ ἀνιόντος ἠελίου φλογερῇσιν ἐρεύθεται ἀκτίνεσσιν. (…) semblable à un nuage qui rougit sous les rayons enflammés du soleil levant. Le participe moyen apparaît dans deux occurrences : il s’applique à la couleur du manteau de Jason, qui fait ressembler son propriétaire à un bel astre rouge qui se lève dans l’obscurité (I, 778) : καί σφισι κυανέοιο δι’ ἠέρος ὄµµατα θέλγει καλὸν ἐρευθόµενος, Et sa belle couleur rougeoyante charme leurs yeux dans l’obscurité noire Il qualifie également Hylas, qui rougit168 à la lueur de la lune (I, 1230) : τὸν δὲ σχεδὸν εἰσενόησεν κάλλει καὶ γλυκερῇσιν ἐρευθόµενον χαρίτεσσιν. Tout à coup, elle aperçut Hylas qui rougissait de beauté et de douces grâces. Le participe ἐρευθήεις qualifie par ailleurs la couleur du manteau, rouge en son milieu mais pourpre sur ses bords169 (I, 727) : ∆ὴ γάρ τοι µέσση µὲν ἐρευθήεσσ’ ἐτέτυκτο, ἄκρα δὲ πορφυρέη πάντῃ πέλεν Car le fond était rouge, et ses bords, de couleur pourpre. Le verbe ἐρυθαίνω, déjà présent chez Homère dans un emploi figé (dans l’expression αἵµατι ἐρυθαίνω170, « devenir rouge de sang »), est employé chez Apollonios dans des sens spécifiques. Le sens du rougissement des joues déjà vu dans les occurrences précédentes réapparaît ici à deux reprises. Il s’applique d’abord à Hypsipyle dont les joues commencent à rougir quand Jason s’assied devant elle (I, 791) : ἡ δ’ ἐγκλιδὸν ὄσσε βαλοῦσα παρθενικὰς ἐρύθηνε παρηίδας· Elle baissa les yeux et ses joues virginales rougirent Il en va de même lorsque Médée, en bonne jeune fille inexpérimentée, n’ose pas répondre face aux menaces de sa sœur Chalkiopé, qui assume auprès d’elle un rôle de mère (III 681) : Ὧς φάτο· τῆς δ’ ἐρύθηνε παρήια· δὴν δέ µιν αἰδὼς παρθενίη κατέρυκεν ἀµείψασθαι µεµαυῖαν. Elle dit ; les joues de Médée rougirent ; longtemps sa pudeur virginale l’empêchait de lui répondre malgré son envie. Dans un cas, le suffixe en -αίνω décrit un processus inchoatif et actif, à savoir non plus « devenir rouge » mais « teindre en rouge ». Le sang d’Apsyrtos couvre ainsi de taches rouges le voile d’un blanc éclatant de Médée (IV, 474) : τῆς δὲ καλύπτρην ἀργυφέην καὶ πέπλον ἀλευοµένης ἐρύθηνεν. (…) et il rougit le voile d’un blanc immaculé et la tunique de sa sœur… Apsyrtos est placé en position de sujet d’ ἐρυθαίνω, ce qui laisse à penser que dans un dernier soubresaut, il cherche à marquer volontairement le vêtement de sa sœur de la souillure du meurtre, en lui imprimant cette teinture de sang. Cette évocation est d’autant plus forte que cette teinte rouge s’étale sur un tissu immaculé connotant la virginité et la pureté de la jeune fille. Comme par un effet de retournement ironique, le rougissement de pudeur virginale de Médée se mue en un rougissement qui signe son meurtre. Par ces jeux sur la couleur rouge, le poète donne à voir concrètement l’évolution de Médée, épigone d’Hypsipyle dans son embarras virginal, puis futur personnage tragique meurtrier dans l’accomplissement de ce premier crime qui la fait basculer dans une nouvelle identité, celle d’une femme violente, future infanticide. πορφύρεος Même si l’étymologie n’est pas certaine, Homère associe souvent πορφύρεος « pourpre » au verbe πορφύρω, « bouillonner». les deux termes se rejoignent par la notion de mouvement rapide, proche de celle d’éclat lumineux ou de couleur vive. Une fois encore, il est difficile de déterminer quelle teinte correspondait à ce terme, que l’on rattache à πορφύρα172, la pourpre qui n’est finalement pas si pourpre173. Dans cinq des huit occurrences de l’adjectif chez Apollonios, il semble cependant qu’il faille se contenter de ce sens de « pourpre ». La première mention du fameux manteau de Jason le présente comme un vêtement globalement pourpre, δίπλακα πορφυρέην(I, 722) : Αὐτὰρ ὅγ’ ἀµφ’ ὤµοισι θεᾶς Τριτωνίδος ἔργον, δίπλακα πορφυρέην περονήσατο Alors il agrafa autour de ses épaules l’ouvrage de la déesse tritonide, un double manteau pourpre Le poète précise immédiatement après que l’étoffe est rouge vif en son centre et contient plusieurs scènes disposées en vignettes, tandis que ses bordures (ἄκρα) sont pourpres, donc d’un rouge moins lumineux, plus proche du violet. Ces bordures contrastent avec le centre du vêtement et fournissent aux scènes représentées un véritable cadre, comme la trame d’un tableau ou d’une tapisserie ; le centre, au contraire, semble annoncer le rutilement de la toison (I, 728) : ∆ὴ γάρ τοι µέσση µὲν ἐρευθήεσσ’ ἐτέτυκτο, ἄκρα δὲ πορφυρέη πάντῃ πέλεν· Car rouge en était le fond et tous ses bords de couleur pourpre. Ce manteau, cadeau de la déesse Athéna, n’est pas le seul vêtement reçu par Jason de la main d’une femme ; Hypsipyle lui offre également deux tenues en souvenir de leur amour, comme Calypso l’avait fait avec Ulysse : l’une est noire, et sert au sacrifice à Hécate (III, 1205), et l’autre est pourpre, et sert à appâter Apsyrtos (IV, 424) : οἷς µέτα καὶ πέπλον δόσαν ἱερὸν Ὑψιπυλείης πορφύρεον (…) (présents) parmi lesquels ils lui offrirent la tunique sacrée de pourpre (…) Le luxe de l’étoffe peut la faire passer pour un riche présent. Mais la couleur pourpre peut aussi annoncer le sang d’Apsyrtos, également rouge. Médée porte d’ailleurs un péplos rouge dont elle se couvre le visage d’un pan lorsqu ‘elle affronte Talos (IV, 1661). ἡ δὲ πτύχα πορφυρέοιο προσχοµένη πέπλοιο παρειάων ἑκάτερθεν βήσατ’ ἐπ’ ἰκριόφιν Alors elle ramena sur ses deux joues un pan de sa tunique de pourpre et s’avança vers le pont (…) Le passage, qui met en place la plus longue suite d’allitérations du poème, signe le changement d’état complet de Médée. L’évolution du personnage va ainsi de pair avec une évolution chromatique : du blanc immaculé au rouge profond, en passant par le blanc souillé, la jeune fille devient une femme. Outre les teintures de vêtements, l’adjectif caractérise aussi la mer bouillonnante, sans rendre vraiment compte de la couleur de l’eau, mais plutôt de son mouvement.
Conclusion sur les couleurs
L’étude des termes relatifs aux couleurs dans les Argonautiques montre qu’Apollonios porte un regard de peintre sur sa création poétique, mais ce regard porte davantage sur les effets de contrastes entre lumière et obscurité et ne s’exprime donc pas dans des talents particuliers de coloriste. Les couleurs employées se réfèrent davantage au spectre traditionnel et commun du « clair-obscur » qui rejoint le « blanc-noir ». Une présence appuyée de la couleur rouge apparaît dans la poétique d’Apollonios, qui relie par cette couleur les différents actants de son poème, dont le moteur principal est l’amour. Ainsi, les joues rouges d’Hypsipyle annoncent les joues empourprées de Médée ; le dieu Eros triomphant avec ses osselets annonce la rougeur flamboyante de Jason décrochant la toison d’or, elle-même annoncée par la rougeur solaire du manteau de l’Aisonide. La couleur rouge, fortement liée à la lumière et à des connotations solaires évidemment importantes dans le poème, assure une continuité thématique188 dans l’épopée en bâtissant une géométrie lumineuse. Pour le reste, le poète alexandrin ne s’aventure pas dans des domaines d’exploration exotiques. Il se contente en effet d’adjectifs de couleur homérique traditionnels, sans option sémantique hardie.Conclusion générale de l’étude lexicale : L’ensemble de cette étude lexicale a pu révéler une présence particulièrement dense des termes renvoyant à la lumière et à l’obscurité, notamment dans leur dimension naturelle. Comme cela était prévisible, un dialogue permanent avec les occurrences homériques se met en place, dans une logique d’hommage mais également de subversion, surtout dans le cas des termes renvoyant à des effets lumineux autres que les couleurs : la lumière épique habituelle, reflet de la valeur guerrière, se voit alors régulièrement transposée dans le domaine érotique. À côté de cet ensemble fourni d’occurrences homériques, on observe par ailleurs l’emploi ponctuel de termes médicaux, et surtout une tendance à employer des termes plutôt usités par les tragiques ou à connotation tragique. Apollonios de Rhodes va même privilégier une sémantique tragique dans le choix de termes au départ épiques, ce qui est un reflet de sa poétique générale, à savoir l’écriture d’une épopée alexandrine à connotation fortement tragique. C’est ce que va confirmer le rôle de l’opposition lumière /obscurité dans le cadre du périple des Argonautes, et, plus généralement, dans la construction spatio-temporelle complexe des Argonautiques.
Introduction : Lumière et obscurité dans les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes |