L’organisation des activités scientifiques et les relations science industrie
Un contexte économique et technologique en transformation
Depuis le début du 20ème siècle, et surtout après la Première Guerre mondiale, de grandes entreprises, comme Du Pont de Nemours ou encore General Motors, avaient perçu et intégré dans leurs stratégies d’innovation l’importance des découvertes scientifiques comme sources potentielles d’applications commerciales (Bienaymé, 1994, p. 7). Ainsi, ces grandes entreprises avaient elles mis en œuvre des activités de recherche permanente, au sein même de 134 leurs laboratoires, afin d’intégrer tout le processus d’innovation au niveau interne de l’entreprise. Mais le développement de nouvelles et hautes technologies va quelque peu changer la donne et obliger à des remaniements organisationnels quant à leurs politiques d’innovation. En effet, les connaissances scientifiques requises devenant de plus en plus complexes et coûteuses, ces changements stratégiques vont aller dans le sens d’un rapprochement de « l’autre » source de ces connaissances scientifiques autrement dit les organismes publics de recherche et les universités. De leur côté, ces structures publiques de recherche scientifique vont être incitées à leur tour à se rapprocher des entreprises et donc de répondre à leur demande. Ce phénomène va résulter d’une part, des restrictions budgétaires dont elles vont souffrir, d’autre part, de ces mêmes raisons d’accès à des équipements toujours plus coûteux, à l’obsolescence toujours plus rapide. De plus, les crédits affectés à la recherche vont être davantage considérés comme des investissements devant aboutir à la satisfaction des attentes de la société, et donc sur lesquels des retours sont attendus et dont il convient d’en limiter les risques (Franceschi, 2004, p. 45). Fort de ces diverses évolutions, la réalité économique et technologique va inciter à une réorganisation et notamment à la mise en place d’une recherche « partenariale » entre le milieu académique et la sphère industrielle.
Evolution des technologies et des stratégies d’innovation
L’explosion des nouvelles technologies depuis les années 1960, mais surtout les années 1970, va radicalement changer le régime d’innovation des entreprises ainsi que les dynamiques organisationnelles des universités et des institutions de recherche tendant à un rapprochement de ces deux mondes. On parle même d’un effacement des frontières les séparant, surtout dans les secteurs centrés sur la science, comme celui des biotechnologies et celui des technologies de l’information et des télécommunications. Au niveau académique, le développement très rapide de ces deux disciplines que sont donc la recherche biomédicale et l’informatique, va avoir notamment pour incidences d’intensifier les efforts en matière de transferts de connaissances des universités vers l’industrie, du fait qu’elles sont considérées comme présentant un « fort potentiel commercial » (Orsi, 2002, p. 70). D’un point de vue industriel, ces secteurs illustrent bien les évolutions organisationnelles générées par le développement des hautes et nouvelles technologies et par là même est représentatif des secteurs centrés sur la science. Pour la plupart des pays développés, ces secteurs seront alors caractéristiques du contexte appelé « économie basée sur les connaissances » qui s’épanouira essentiellement à partir du milieu des années 1990 et qui exprimera l’idée selon laquelle la 135 principale source de croissance réside dans la capacité à créer et/ou à acquérir et à utiliser les connaissances (OCDE, 1996). A partir de là, la principale source de la richesse n’est plus le capital, mais la connaissance (Gay et Picard, 2004). Considérant l’intérêt qui est porté à l’impact de la création de connaissances scientifiques dans les dynamiques de croissance industrielle et économique, le secteur des sciences de la vie se montre particulièrement intéressant dans la mesure où il constitue un bon exemple d’une industrie suivant une croissance très rapide associée à un changement technologique radical (émanant de découvertes scientifiques) et basée sur la science fondamentale. Cette industrie compte en effet parmi celles qui interagit le plus avec son environnement scientifique. D’ailleurs depuis une vingtaine d’années, ce phénomène s’est accentué, eu égard notamment aux évolutions de la discipline et à un certain changement de stratégie opéré par les firmes évoluant dans le secteur des sciences du vivant. Ainsi, plus précisément, cette « révolution » du vivant survient avec l’émergence des nouvelles biotechnologies qui émanent elles-mêmes de la convergence du génie génétique et de la biologie moléculaire. En effet, les biotechnologies constituent un domaine qui est loin d’être nouveau (d’autant plus que la fermentation constitue un de ses procédés de production) mais la troisième génération30, telle qu’on a tendance à l’appeler, émerge quant à elle, dès le début des années 1950, en 1953 plus exactement, avec la description, publiée dans Nature par Crick et Watson, de la structure en double hélice de l’acide désoxyribonucléique, plus connu sous le nom de l’ADN. Commencera alors l’essor de la connaissance des mécanismes régissant le vivant (SESSI, 1996). La deuxième étape de cet envol scientifique intervient dans les années 1960-1970, avec la naissance du génie génétique et de la biologie moléculaire. Ainsi, deux bouleversements surviennent dans le domaine des sciences du vivant avec dans un premier temps, la découverte de nouveaux outils moléculaires du génie génétique (des enzymes de restriction à PCR, et en particulier l’avènement des premières techniques de clonages de l’ADN) et dans un second temps, l’émergence des approches en biologie moléculaire s’impliquant dans le champ de toutes les pathologies humaines et fournissant des outils de diagnostics à la compréhension physiopathologique, ainsi que des découvertes de cibles potentielles pour de nouveaux médicaments classiques et/ou nouveaux. Plus précisément, le génie génétique transforme le patrimoine héréditaire d’une cellule en modifiant des gènes, permettant ainsi de comprendre et de modifier le métabolisme des micro-organismes ou des cellules. Les progrès réalisés dans le domaine de la biologie moléculaire vont notamment 30 La seconde génération des biotechnologies remonte à 1928, année où Alexander Flemming découvrit le champignon qu’il appela pénicilline permettre d’élargir le champ d’application des biotechnologies à la fabrication de substances chimiques, et par là même de transformer les processus d’innovation de l’industrie pharmaceutique. Mais la troisième génération des biotechnologies – autrement dit les nouvelles technologies des sciences du vivant qui recouvrent, pour la définition la plus récente, l’ensemble des techniques qui utilisent les ressources du vivant (tissus, cellules, protéines) pour concevoir ou produire des substances actives – va également toucher d’autres secteurs que la santé humaine ou animale, comme l’agro-alimentaire, l’environnement, sachant tout de même que les deux tiers des dépenses de Recherche et Développement en biotechnologies concernent les médicaments (Rapport Rexecode, 2004).
Un contexte économique incitant à des collaborations entre la science et l’industrie
Le schéma « classique » de financement des activités innovantes consiste en ce que la recherche universitaire, comme on le sait, soit financée par fonds publics au regard du caractère public de ses résultats, pendant que la recherche et développement industrielle, principalement issue des grandes firmes, est financée, quant à elle, en interne, avec le soutien des différentes modalités d’appropriation des résultats de leur recherche qui s’offrent à elles (le brevet ou encore le secret). L’accroissement des financements publics qui survient à partir de la Seconde Guerre mondiale va concerner toutefois, certes les universités et les institutions publiques de recherche, mais aussi la R&D industrielle dont le financement privé fut jugé insuffisant, en raison notamment du contexte économique et surtout politique de l’époque (notamment en raison de la Guerre froide). Ce soutien de l’Etat dans la R&D industrielle permit à des instituts de recherche industriels de s’engager dans des projets relativement longs, d’une durée de cinq à dix ans. Les autres firmes avaient généralement davantage tendance à s’engager dans des programmes de recherche dont l’horizon maximum était d’environ cinq ans. Cependant, le gouvernement, sous des contraintes de restrictions budgétaires, s’est considérablement désengagé de ses financements de Recherche et Développement. Les consortia industriels se sont ainsi vus soudainement contraints de combler le vide financier laissé par l’Etat, alors même que parallèlement à cela, ils étaient soumis à l’intensification de la concurrence internationale et à la pression croissante de diminution des coûts (qui sont devenus un critère important de la compétition qui s’amplifie). 142 Pour faire face à ces situations, ils ont cherché à réduire les délais d’attente de retours sur investissements et donc ont privilégié les trajectoires de recherche qui apparaissaient moins risqués et ayant une finalité espérée à plus court terme. Par exemple, dans le secteur des technologies de l’information et des communications (TIC), la politique de recherche vise davantage des solutions compétitives à court terme. Microsoft, alors même qu’il dispose d’un centre de recherche fondamentale, dépense 99% de son budget de recherche dans la mise à jour de ses logiciels existants et sur le contrôle. British Telecom consacre quant à lui 80% de sa recherche dans des programmes de court et moyen terme. La nouveauté des innovations, l’amélioration des techniques et des produits qu’elles apportent, ne constituent plus des critères suffisants, elles doivent aussi avoir engendré des coûts de moindre importance et surtout des retours sur investissement beaucoup plus rapides pour faire face au rythme des technologies qui évoluent très vite et deviennent aussi plus vite obsolètes. Les firmes cherchent ainsi à privilégier les programmes de recherche leur offrant des possibilités de résultats immédiats, réduisant l’intérêt des retours à cinq ans comme cela étaient souvent le cas en terme de mise sur le marché des innovations, en dehors bien sûr de l’industrie pharmaceutique où les contraintes spécifiques de recherche et d’AMM impliquent des délais avoisinant le plus souvent dix à quinze voire vingt ans. Il résulte de ces nouvelles pressions que les industriels ont dû réduire voire éliminer pour certains, leurs programmes de Recherche et Développement. A titre d’illustration, on constate, concernant la situation américaine, que les dépenses de R&D industrielle, en dollars constants, ont décru de 6% entre 1990 et 199533. Ainsi, sous la pression des rythmes d’innovation s’accroissant parallèlement à celle des technologies de plus en plus coûteuses, sous la concurrence exacerbée et internationale, les firmes se voient incitées à développer des partenariats avec le milieu académique qui apparaît alors comme une source potentielle d’innovation à exploiter, comme un moyen d’acquérir les connaissances scientifiques nouvelles pour lesquelles elles n’ont plus toujours les moyens d’investir. Dans ce contexte économique de désengagement de l’Etat, d’intensification de la concurrence et de technologies évoluant rapidement, les firmes peuvent chercher à externaliser leur recherche, notamment fondamentale, conservant ainsi en interne les processus de développement. Elles peuvent alors développer une politique d’essaimage et externaliser leur recherche dans des petites entreprises innovantes ou faire appel à des startups académiques qui auraient été créées à l’issue de découvertes scientifiques réalisées avec ou sans la collaboration de l’industrie. Elles peuvent aussi chercher à obtenir une licence d’exploitation des brevets détenus par le milieu académique. Lles entreprises qui ne développent pas ou peu d’activités de recherche fondamentale en interne vont également se trouver inciter à se rapprocher des universités et autres institutions scientifiques afin de pouvoir absorber les nouvelles connaissances scientifiques et les nouvelles découvertes, dans une logique de veille technologique ou tout simplement pour mieux appréhender les évolutions technologiques en cours ou à venir. Le monde des découvertes scientifiques évoluant sans cesse et à un rythme de plus en plus rapide, les entreprises développant des innovations ne peuvent plus se permettre de rester à l’écart de ce monde, au risque de se voir rapidement dépasser par ses concurrents, de laisser passer des opportunités de développement ou encore de voir leurs capacités d’absorption et d’assimilation des connaissances se réduire. Une des raisons pour lesquelles des firmes pouvaient souhaiter entreprendre des activités de recherche fondamentale consistait à chercher à combler un vide laissé dans l’ensemble des recherches développées par les universités. A partir de là, elles peuvent aussi chercher à le combler en partenariat avec ces dernières, en orientant les trajectoires de recherche. Au final, il peut en résulter un positionnement sur une niche de marché, offrant à ces firmes un avantage concurrentiel indéniable. La motivation peut venir aussi de l’acquisition de brevets et donc de la volonté d’en tirer partie, comme ce fut le cas dans la recherche en génomique, pour laquelle des grandes firmes ont déposé de nombreux brevets et des start-ups se sont créées afin d’exploiter ces résultats issus notamment de la recherche académique.
PREMIERE PARTIE – Economie de la Science : d’un système dichotomique à un système de co-production des connaissances scientifiques |