L’Ordonnance criminelle de 1670
L’impossible présomption d’innocence
L’Ordonnance criminelle prise en 1670, partie intégrante d’une œuvre de codification voulue par louis XIV et conduite par COLBERT, uniformisa, dans un cadre commun, outre les principes fixés par les précédentes Ordonnances de 1498 et de 1539, les règles doctrinales éparses ainsi que les pratiques judiciaires des diverses juridictions du royaume. Le procès pénal, organisé en cinq étapes (88), n’avait d’autre finalité que de parvenir à la condamnation de l’accusé car, en maintenant le système probatoire du droit savant médiéval, la justice criminelle, organisée autour de ce texte, renforçait l’isolement de l’accusé face au juge. La reconnaissance de garanties procédurales élaborées par la doctrine ne permettra pas qu’il soit regardé comme un innocent supposé. En effet, ce texte constitue l’aboutissement d’un mouvement progressif et fusionnel entre une démarche réflexive qui n’a d’autre vocation que d’obtenir une preuve pleine et entière ( 89), c’est-à-dire d’une preuve indiscutable permettant de prononcer une condamnation, et les diverses règles procédurales qui, encadrant l’intervention du juge, instaurent une culpabilité automatique dès que cette preuve était acquise aux débats. Une telle démarche trouve son explication dans le constat d’une conjonction entre la répression du fait criminel et la nécessité de pouvoir prouver avec certitude la culpabilité de l’accusé. La société ne pouvait se pérenniser que si le crime était poursuivi et châtié. Indépendamment d’un encadrement de la procédure et de l’abandon des preuves irrationnelles, l’accusé demeure dans une situation qui ne lui permet pas d’être considéré comme présumé innocent, c’est-à-dire qu’il ne lui sera pas reconnu le droit de ne pas être considéré, durant toute la procédure et jusqu’au jugement, comme l’auteur du fait criminel dont on l’accuse. Une telle analyse n’est rendue possible que si l’on tient compte d’un ensemble d’éléments de fait qui anéantissent tout statut protecteur pour l’accusé. Ainsi l’absence d’avocat durant l’instruction, et lors du jugement, isole t-il ce dernier de la procédure. Par ailleurs, la nécessité pour le juge de recueillir l’aveu de celui que l’on soupçonne, y compris en ayant recours à la violence, permet d’éluder toute discussion contradictoire puisque cet aveu constitue une preuve parfaite. Le juge doit condamner puisqu’il ne s’agit pas d’arbitrer, dans le cadre d’une démarche personnelle, entre des prétentions opposées, c’est à dire de reconnaître la justesse juridique des prétentions débattues, mais de constater l’effectivité des moyens de preuve qui lui sont soumis. Dès lors, le silence auquel l’accusé peut éventuellement recourir, s’il constitue un moyen de défense par trop incertain, ne permet aucunement de protéger une innocence supposée. Ce mécanisme de la preuve légale, combiné aux règles procédurales, favorise chez le juge, non pas l’émergence d’une volonté de savoir, terreau indispensable à l’établissement de la vérité judiciaire, mais plutôt l’élaboration d’une opération rationnelle qui tend à démontrer de manière intangible la culpabilité. L’élaboration de l’Ordonnance criminelle de 1670, qui reprenait le canevas des anciennes Ordonnances, tout en les complétant ou les précisant, n’allait en rien modifier la démarche du juge. Bien plus, continuait-il à écarter toute reconnaissance d’une présomption d’innocence (Chapitre 1). Toutefois, la rigueur de ces règles procédurales suscitait quelques critiques qui évoquèrent, certes succinctement, les conditions autorisant à reconnaître un droit à l’innocence (Chapitre 2).
L’Ordonnance exclut le concept
L’Ordonnance criminelle de 1670 poursuit la finalité procédurale des précédentes ordonnances qui progressivement, par leurs règles, isolèrent l’accusé face à un juge d’instruction dont les pouvoirs allaient en s’affirmant. Parce qu’il s’agit de se montrer inflexible devant le crime, toute l’architecture de cette procédure criminelle pénale, élaborée par strates successives, se définit avant tout par le principe qu’il est indispensable de recueillir tous les éléments de preuve permettant de constituer une preuve pleine et entière. Tous les moyens pour y parvenir seront concentrés dans les mains du juge qui n’aura d’autre but que d’établir, de façon rationnelle, la preuve d’une culpabilité et non de démontrer, à partir des éléments qu’on lui soumet, et dans le cadre d’une analyse personnelle, la preuve de la culpabilité l’accusé. Les garanties, dont ce dernier peut éventuellement disposer par le jeu des exceptions ou des nullités (90), demeurent sans effet sur un droit à l’innocence. La suspicion entourant l’accusé constitue, de fait, une culpabilité supposée qu’il convient impérativement de confirmer suivant le système de la preuve légale que les Cours, et les juridictions inférieures doivent appliquer. La primauté de la sanction l’emporte sur la recherche de la vérité judiciaire et la reconnaissance d’un droit à l’innocence qui ne trouvera aucune expression possible durant l’instruction et lors du jugement. En effet, l’examen du sac de procédure, où sont versées les pièces du procès et dont la synthèse sera lue par un juge rapporteur qui généralement se trouve être celui qui a procédé à l’instruction, demeure sans effet sur la démonstration de la culpabilité par les autres juges assemblés. La conviction est fonction de la preuve qui a été réunie, ce qui a pour conséquence qu’il n’y a pas de place pour le doute, c’est à dire pour ce sentiment que l’accusé ne soit pas l’auteur du fait criminel et qu’il soit dans ces conditions renvoyé des fins de la poursuite. L’économie générale du procès pénal procède donc de la nécessité impérieuse de parvenir à la culpabilité, ce qui interdit tout droit à l’innocence. Le constat est donc extrêmement précis. Durant la phase d’instruction on neutralise l’idée que l’accusé puisse être traité comme un innocent supposé (section 1). Lors du jugement on refusera le principe que la preuve imparfaite puisse lui bénéficier sous la forme d’un renvoi des fins de l’accusation initialement portée contre lui (section 2).
La procédure d’instruction annihile le concept
Une fois l’action publique mise en mouvement, s’ouvrait une instruction confiée à l’un des juges du siège. Celui-ci cristallisait les circonstances de l’infraction en faisant dresser des procès verbaux, en collectant les éléments matériels de celle-ci et en procédant à l’audition des témoins et de l’accusé. Son objectif consistait à recueillir une preuve pleine et entière qui concrétise automatiquement la culpabilité. Une telle démarche annihile un droit à l’innocence (Paragraphe 1), d’autant plus que le recours à la question permet de contourner l’absence de cette preuve (Paragraphe 2). Paragraphe 1. Un droit à l’innocence étouffé. La volonté affichée d’établir la culpabilité renforce indubitablement la suspicion qui pèse sur l’accusé (A) et permet d’ignorer les conséquences d’une preuve insuffisante (B). A) Une démarche procédurale défavorable à l’accusé. Pour les criminalistes de l’Ancien Régime, la justice criminelle a comme finalité première de permettre une prompte répression dès la découverte d’un fait criminel. Pour assurer, non seulement la perpétuité des institutions monarchiques mais aussi la tranquillité du royaume (91), il importe donc qu’une réponse immédiate puisse être apportée, à savoir que l’auteur d’un fait transgressif soit retrouvé, poursuivi, puis châtié aussi rapidement que possible. Dans ces conditions, l’instruction criminelle qui constitue, comme le précise la doctrine, le cœur d’un système procédural (92), va servir de cadre à la démarche du juge dont le but sera de fixer la réalité des faits criminels pour, par la suite, démontrer la culpabilité de l’accusé (93). Les règles qui organisent le procès pénal, se coordonnent de telle sorte qu’elles assurent une répression efficace, au détriment d’une recherche minutieuse de la vérité judiciaire, et a fortiori d’un respect du droit à l’innocence. Pour le juge, il s’agit de démontrer que le fait criminel dont l’existence est avérée puisse, sans conteste possible, être imputé à celui qu’on suspecte grâce à la collation de divers moyens de preuve. Préalablement quantifiés dans leur force respective et liée dans le cadre d’une opération de pure logique, ils formeront ainsi une preuve pleine et entière qui obligera le juge à condamner. Cette nécessité de parvenir à une démonstration parfaite consacre une distorsion dans la recherche de la vérité judiciaire. En effet, le juge, indépendamment des garanties offertes à l’accusé (94), cherche impérativement à démontrer la réalité objective de la culpabilité. Sitôt l’action publique déclenchée (95), celui-ci, dans un premier temps, s’efforce de recueillir, notamment par lui même comme le font actuellement les officiers de police judiciaire, tous les éléments matériels du fait criminel (96). Il se fait communiquer les rapports techniques ainsi que les expertises imposées par les nécessités de l’enquête (97). Munis de ces premiers éléments, il procède alors à l’audition des témoins dans le cadre d’une information. Définie comme « le vif crayon ou tableau du délit, et la principale pièce du procès criminel, sur laquelle les juges s’arrêtent davantage pour fonder leur jugement touchant l’absolution ou la condamnation de l’accusé »(98), cette information se caractérise avant tout par le secret (99) et constitue un moment important dans le déroulement de l’instruction préparatoire confiée alors à un juge (100). Elle « est de toute la procédure criminelle, l’acte le plus essentiel, & qui demande le plus de formalités » (101). Première étape d’une construction intellectuelle patiente qui permettra au juge de démontrer, de façon logique, la culpabilité de l’accusé et de fixer ainsi, sans aucune erreur possible, la vérité judiciaire. Pour ce faire, ce dernier se doit de recueillir, aussi rapidement que possible, des témoignages concordants et non suspects qui l’autoriseront à condamner (102).
L’impossible application du concept : la réception en procès ordinaire
En décidant, avant toute confrontation avec les témoins (123), de recevoir l’accusé en procès ordinaire, le juge (124) modifie la procédure initialement engagée pour juger d’un crime grave. La décision autorise alors l’accusé à faire usage des règles du procès civil pour assurer sa défense. Cependant, elle ne change aucunement la nature même de l’action engagée (125). Elle permet à l’accusé « d’en faire de sa part dans les formes prescrites pour les enquêtes »(126). De fait, le monologue procédural initié par le juge se transforme en débat contradictoire entre l’accusateur et l’accusé qui disposera d’une plus grande capacité de défense. Ce dernier, élargi en cas d’emprisonnement, pourra non seulement recourir aux services d’un avocat mais aussi avoir accès à toutes les pièces de la procédure. Il se verra également communiquer l’identité des témoins, procédera par un échange de mémoires avec son contradicteur, et fera entendre des témoins suivant les règles fixées par le titre XXII de l’Ordonnance civile de 1667.