L’onirisme et la littérature
La tâche de circonscrire le point de rencontre du rêve et de la littérature afin d’en arriver à un concept opératoire apparaît être une entreprise sinon irréalisable, pour le moins colossale. Dans son essai L’écriture rêvée, Frédéric Canovas évoque, comme explication à cette difficulté, la parenté intrinsèque des deux réalités, joignant celles-ci en un couple non seulement probable, mais pratiquement naturel, comme « une paire indivisibles3 » : « Si le rêve est plus fréquent dans le texte littéraire que dans toute autre forme d’art, c’est avant tout dû au fait de ses caractéristiques dramatiques et de sa valeur épisodique qui font quasiment du rêve, avant même qu’il donne lieu à des transpositions littéraires, un récit virtuels4.» Retracer le parcours théorique de l’onirisme littéraire n’est guère plus aisé que d’en faire 1 ‘historique, la réflexion critique en la matière s’avérant aussi multidisciplinaire que protéiforme. Si le rapprochement avec les théories psychanalytiques semble aller de soi, des approches poétiques, narratologiques, thématiques et phénoménologiques ont également été mises à l’épreuve afin d’explorer la notion. Celle-ci s’applique de plus à de nombreuses esthétiques allant du surréalisme à l’absurde, en passant par le fantastique et l’insolite, sans compter l’apport des poètes romantiques, souvent tenus pour responsables de l’avènement du récit de rêve. Il nous apparaît donc comme approprié, en raison de cette pluridisciplinarité, de conjuguer des fondements théoriques empruntés à différentes spécialités pour en arriver à un cadre théorique qui soit aussi englobant que possible. Avant toute chose, il importe de revenir sur ces différentes approches théoriques, de même que sur la conception du rêve en littérature à travers les âges, afin de clarifier l’usage que nous souhaitons faire de la notion d’onirisme.
Bien que l’on puisse remonter jusqu’ à l’ Antiquité pour voir poindre les premières assises d’une pensée critique sur le rêve, fondements dont héritent encore aujourd’hui les théories se rattachant à l’onirisme, il n’en demeure pas moins que de nombreuses manières d’appréhender le songe, et quantité de mises en relation de celuici avec la réalité, se sont succédé pour en arriver à l’acception contemporaine du terme. À partir de la sacralisation antique du songe, jusqu’ à l’apparition d’un prétendu monopole psychanalytique55 sur l’expérience onirique, la culture du rêve a oscillé au fil des siècles entre deux points de vue majeurs, octroyant à la chose rêvée un statut tantôt externe, tantôt interne au rêveur. L’emploi du terme culture n’est ici pas anodin. L’étude des variations culturelles traduit bien les mouvements particuliers de cette évolution telle qu’ il est possible de l’observer dans le domaine des arts et de la littérature. Or, comme le souligne Jean-Daniel Gollut, « [p]rendre la production littéraire à témoin pour se faire une opinion sur le statut du rêve à telle ou telle époque, c’est évidemment risquer de confondre une convention artistique avec les véritables modes de pensée du moment56. » Aussi nous ne prétendons pas faire l ‘histoire de la notion dans son acception psychosociale, mais tentons plutôt ici de restreindre le bilan à l’onirisme littéraire, en articulant notre pensée autour des prémisses ayant mené à la conception moderne du rêve en littérature, ainsi que sur la distinction graduelle entre récits de rêves et récits oniriques. Afin de rester centrée sur la problématique, la recension des écrits scientifiques se limite à un panorama de sources et d’exemples principalement tirés de l’espace francophone.
L’onirisme littéraire à travers les âges
La réalité onirique à l’ époque antique est, dans les arts comme dans les écrits philosophiques, indissociable de l’ idée que le rêve est « un message émis par des instances transcendantes57 ». S’ il est possible de lire chez Aristote l’évocation de liens entre l’ intervention de stimuli externes ou internes et l’activité du sujet endormi,jamais n’ est-il encore admis que « le rêve puisse être une expression, sur un mode particulier, de la pensée du sujet rêveur58. » Ainsi, dans l’ Antiquité, malgré le progrès de la rationalité, la notion est hautement sacralisée: l’ activité onirique, dans la vie quotidienne comme artistique, a fonction de régulateur moral. Il est possible de le constater à la lecture, par exemple, de la poésie homérique ou du théâtre grec59 . C’est également au cours des siècles antiques que naît l’opposition entre les rêves vrais et faux. Les premiers sont attribués aux dieux et dès lors comportent un caractère prémonitoire, les autres sont rattachés à l’homme et donc considérés comme illusoires6o• En regard du critère d’accomplissement qui divisait a posteriori les types de songes, les visions nocturnes prétendument vraies étaient en l’occurrence privilégiées dans la littérature en raison de leur noblesse. Enfin, selon Gollut, c’est au ne siècle, avec l’ouvrage La clef des songes d’Artémidore, que « la tradition antique trouve à la fois sa synthèse et sa révision61 » par le remplacement des dénominations de « la vieille dichotomie des rêves vrais et rêves faux par une distinction entre songes et rêves62 », ce que l’auteur de Conter les rêves voit comme le premier pas vers une vision sans préjugé des rêves subjectifs.
Ces derniers, dans l’ouvrage d’Artémidore, ne sont ainsi plus affectés de la connotation négative donnée par le qualificatif « faux» et sont désormais considérés comme simples productions mentales du sujet. Cette porte ouverte à l’interrogation et à l’interprétation de tous les rêves par Artémidore aurait pu mettre en branle des questionnements à propos de la conscience et du fonctionnement psychique, mais l’opposition entre rêves vrais et faux refait surface dans la première partie du Moyen Âge sous l’influence de la pensée chrétienne où sont rejetées « comme nulles et non avenues la quasi-totalité des manifestations oniriques suspectes63 . » Mises à part les réflexions sur la conscience subjective de Saint Augustin, les rêves de l’homme ordinaire sont donc ignorés et condamnés par la moralereligieuse et ses impératifs. Une exception perdure toutefois: l’omniprésence des songes et des visions nocturnes au sein des récits hagiographiques qui octroient encore au récit de rêve une légitimité en raison du caractère divin de ces visions64. Un tournant s’opère dans la seconde moitié du Moyen Âge, époque coïncidant avec les débuts d’une littérature de langue française.
Des effets oniriques.
Définir l’onirisme littéraire implicite Ayant à ce point-ci illustré non seulement l’ évolution progressive de la notion d’onirisme littéraire, mais également la diversité de ses représentations, il convient de fixer, en prenant soin d’ attribuer à chacun sa part dans la définition ainsi retenue, ce qui sera considéré opératoirement onirique tout au long de l’analyse. À cette fin, la définition du rêve à la fois large et brève de Michel Pruner constitue le point de départ de notre cadre théorique : Le rêve est en effet un contenu masqué par un ensemble de symboles qui lui donne valeur de révélation, mais dont le message n’obéit à aucune logique immédiatement perceptible. Il s’exprime à travers une forme obscure, parfois incohérente, qui échappe au carcan de la rationalité. 11 constitue donc à la fois un fond ouvrant sur la pensée à l’ état sauvage et une forme qui épouse l’inattendu de la vie95• Ostensiblement reliée à la définition psychanalytique, en ce qu’ elle assimile le rêve à un message qui, lorsque déchiffré, donne accès à l’ inconscient, la définition de Pruner comporte également les traits d’un héritage plus vaste. L’idée que l’onirisme, s’il désigne inévitablement un thème, puisse aussi être une forme, quant à elle à la fois étrange et familière en ce qu’ elle « épouse l’inattendu de la vie », semble prendre sa source non seulement dans les avant-gardes, mais également dans l’apparition du motif onirique dans la littérature médiévale.
De son côté, la « forme obscure» évoquée pourrait se rattacher aux traditions antique et chrétienne, à une conception mystique des songes, tout comme l’incohérence pourrait renvoyer au dédain des Lumières pour la fantaisie du rêve. Évidemment, chercher à attribuer une période à une caractéristique précise de l’onirisme risque d’apparaître une bien vaine entreprise, en particulier après avoir constaté la richesse de la notion à travers les âges. Toutefois, en faire ressortir le caractère multidimensionnel nous permet d’éviter de nous limiter la notion à la seule perspective psychanalytique. Compte tenu de l’étendue du survol effectué, et parce que « [d]es catégories adjacentes comme l’absurde, le bizarre, l’inédit, l’évanescent viennent s’ajouter au propre du domaine onirique, et le rendent progressivement plus refermé et replié sur sa propre structure, sur sa logique particulière96 », il convient d’enrichir la définition de Pruner au moyen d’effets oniriques qui permettent de cerner au mieux « cette logique particulière» et de faire le pont entre texte et lecture97, soit entre structures et significations. À la suite de la recension des écrits scientifiques, les notions de désordre, d’inconséquence et d’indétermination apparaissent comme effets possibles de l’onirisme implicite dont nous croyons les oeuvres du corpus imprégnées.
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