Logiques comptable, économique et politique pendant l’économie planifiée

La réflexion que nous souhaitons mener ici se situe dans le mouvement de renouveau de la sociologie économique « définie comme la perspective sociologique appliquée aux phénomènes économiques » (La ville, 1997, p.229).
Nous nous intéressons plus particulièrement à tout ce qui concerne la comptabilité, notre objectif étant de montrer l’intérêt d’une approche sociologique de ce domaine d’activité 1. La comptabilité, comme la statistique, est une taxinomie, un système de catégorisations sociales, et c’est sur son caractère construit, sur son historicité que nous voudrions ici mettre l’accent. Pour ce faire, nous nous intéresserons beaucoup plus à la comptabilité normalisée (ou cadres comptables) qu’à la comptabilité pratiquée, pour reprendre la distinction faite par les spécialistes des sciences comptables ; et nous analyserons d’une part le système comptable chinois de l’économie planifiée, et d’autre part sa réforme en œuvre depuis 1993. Il s’agit de deux modèles et de deux systèmes très différents ; ils peuvent ainsi nous servir de révélateurs.

1. Logiques comptable, économique et politique pendant l’économie planifiée
L’histoire de la comptabilité chinoise ne commence bien évidemment pas avec l’économie planifiée ; la tenue des livres de comptes fut certainement effective dès que les marchands eurent accès à une certaine culture écrite (Goody, 1999) et dans le contexte de développement d’un Etat percevant des impôts. A partir du 10 ème siècle, une comptabilité complexe se développe utilisant progressivement de nombreux aspects et principes de la partie double, jusqu’à son adoption officielle et sa diffusion pendant la période républicaine (1911-1949). La mise en place du premier plan quinquennal (1953) et d’une logique d’économie planifiée, la transformation des entreprises privées en entreprises d’État s’accompagnent de la création d’une importante administration économique et statistique, largement inspirée à ses débuts du (ou des) modèle(s) soviétique(s)  (Eyraud, 1999, pp. 60-61). C’est dans ce contexte que vont être élaborés de nouveaux cadres comptables.

1.1. Quelle comptabilité pour quelle entreprise ?
Pendant la période de l’économie planifiée, les entreprises d’Etat chinoises émargent au budget de l’État ; pour reprendre une expression chinoise : elles « mangent à la grande marmite commune ». C’est le budget de l’État qui finance les besoins de trésorerie et les investissements, absorbe les profits et éponge les pertes. Les entreprises sont finalement un simple maillon de l’économie nationale et du budget de l’État, leur comptabilité relève du domaine de la comptabilité publique 3.
Leur système comptable est basé sur la notion de fonds. Le document essentiel est la « balance de fonds », il se compose de deux parties équivalentes (les fonds alloués et les fonds utilisés), chacune divisée en trois catégories : les fonds fixes, les fonds circulants et les fonds spéciaux. La gestion financière des entreprises doit obéir au principe « d‟utilisation des crédits conformément à leur affectation ». Théoriquement, le jeu de documents comptables comprend un « tableau des profits », mais de nombreuses entreprises ne le remplissent pas, ce qui montre clairement que la question du profit est d’ordre secondaire.

Les définitions de nombreuses catégories comptables sont directement liées aux concepts de l’économie politique marxiste. Les fonds fixes, par exemple, sont définis comme « les fonds utilisés par l’entreprise en tant que moyens de travail » ; ils comprennent les bâtiments professionnels, les équipements, les machines mais aussi tout « ce qui rend possible pour les travailleurs la réalisation de leur travail sur une longue période » (logements, crèches et écoles pour les enfants, dispensaire, etc.). Il s’agit clairement d’une tout autre idée et d’une tout autre forme d’entreprise que celle que nous connaissons aujourd’hui en Occident : c’est l’entreprise qui assume les coûts de production de la force de travail, ces coûts sont intégrés aux coûts de production stricto sensu.
Dans la théorie marxiste, le profit est la valeur ajoutée par les travailleurs.

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Les impôts sont donc considérés comme du profit transféré à l‟État, les frais financiers comme du profit transféré aux banques. Dans le système comptable de l’économie planifiée et ce jusqu‟à la réforme de 1993, le bénéfice ou profit comprend donc les impôts et taxes diverses, les frais financiers (ils sont rares mais existent), le profit distribué aux employés par le fonds de bien-être (dédié à la construction de logements, crèches, écoles, etc.) et par les primes, et le profit remis à l‟État. Les impôts, les frais financiers, les primes des employés (mais non pas les salaires) ne sont donc pas considérés comme des charges mais comme des répartitions du bénéfice (voir Eyraud, 1999, p.268, et de manière beaucoup plus générale Mangenot, 1976 4).

1.2. Quelle comptabilité pour quel type de gestion de l’économie ?
La comptabilité des entreprises est non seulement basée sur la pensée économique marxiste mais se fonde et s‟intègre dans le système économique particulier qu‟est celui de l‟économie planifiée. Ses objectifs sont, d‟un point de vue macro-économique fournir des informations pour la planification nationale, d‟un point de vue micro-économique contrôler la réalisation du plan par l‟entreprise et l‟application de la discipline financière édictée par l‟État et les autorités locales.
Étant donné cet objectif macro-économique, le lien entre système comptable et système statistique est très fort : ce sont, le plus souvent, les catégories statistiques qui informent les catégories comptables. Ainsi, le système statistique comprend une donnée intitulée « le montant global des marchandises au détail dans la société ». Pour obtenir cette donnée, il est demandé aux entreprises industrielles et commerciales de fournir dans leurs documents comptables non seulement leur montant des ventes (en valeur et en volume) mais également le « montant net des ventes » (en valeur et en volume) qui ne comprend que les ventes achetées par les clients pour être consommées. « Le montant global des marchandises au détail dans la société » est le total des « montants nets des ventes » de toutes les entreprises nationales ; cette donnée est utilisée premièrement pour décider de l’augmentation ou de la diminution de telle production d’un point de vue national ou local, voire de transferts de tel produit entre provinces ou municipalités, deuxièmement pour vérifier l’adéquation entre la destination prévue par le plan et la destination effective. Cette subordination du système comptable au système statistique se retrouve également dans la comptabilité bancaire : les documents comptables des banques sont ainsi élaborés secteur industriel par secteur industriel, dans un même souci d’information pour la planification et de vérification.

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