LOGIQUE JURIDIQUE ET LOGIQUE PROBABILISTE LES LIENS HISTORIQUES
Logique juridique et logique probabiliste ne sont pas séparables et notre enquête montrera aussi comment la logique probabiliste a pu se développer grâce à la stimulation exercée par la jurisprudence. Ce lien a déjà été mis en évidence par le célèbre article de E. Coumet (1970, p. 580) : Dissertatio inauguralis mathematico-juridica de usu artis conjectandi in jure, publiée en 1709 par Nicolas Bernoulli : nous y trouvons des rubriques semblables. Dira-t-on, comme on le fait couramment, qu’il a appliqué le nouvel art à des matières juridiques ? Ne serait- il pas plus exact de dire que si cette application a été possible, et si elle s’est présentée naturellement à l’esprit de Leibniz, Montmort, Jacques Bernoulli… : c’est que les juristes leur avaient préparé de longue date la voie ? » juridique, même si elle ne prit sa place actuelle dans les systèmes européens qu’à une époque étonnamment tardive. Le concept de probabilité épistémique exige de faire la différence entre ce qui cause l’apparition d’une chose et ce qui nous dit qu’elle est apparue. Un seul domaine professionnel eut vite fait d’établir cette distinction : le droit civil. L’avocat doit distinguer entre témoignage et circonstances. Le droit romain disposait ainsi de toute une ribambelle d’échelles de classification des éléments d’évidence ». De même, L. Daston (1988) insiste sur ce point en soulignant le rôle des juristes dans la formation de la théorie classique des probabilités. Ceux-ci apportent nombre de concepts fondamentaux : partage des risques, crédibilité des témoignages, quantification et estimation des preuves partielles, ainsi que des méthodes d’argumentation complètement juridiques comme en témoigne la quatrième partie de l’Ars conjectandi de Bernoulli. Tout au long de son histoire, donc, la théorie classique des probabilités est indissociable de la jurisprudence et réciproquement.
Les noms des contributeurs sont ceux des géants classiques, tels Pascal, les Bernoulli, Leibniz, Arnauld, etc. Toutefois, il y a un auteur presque inconnu, mais dont la position philosophique à l’égard du problème ne peut plus être négligée pour une reconstruction ponctuelle et complète du problème ; il s’agit du philosophe et juriste Francesco Mario Pagano. En partant du présupposé que le juge ne peut pas ne pas décider en obéissant au principe de l’impossibilité du non liquet, il doit décider en s’appuyant sur les preuves, sur les indices et sur son intime conviction. Voilà les trois éléments sur lesquels s’appuie la décision rationnelle en matière judiciaire. certitude morale sera l’objet privilégié du secteur de la criminalistique italienne attentif à la résolution du problème de la preuve indiciaire. Entre les noms de la génération post- bécarienne, une place privilégiée doit être réservée à F.M. Pagano dont l’œuvre avait la prétention d’être une réforme totale du système pénal. Cette réforme est d’autant plus intéressante qu’elle plonge ses bases dans la philosophie ; ceci nous confirme dans la conviction de voir un lien indissoluble entre droit et philosophie.
C’est justement l’Esprit des lois du philosophe français qui lui inspire l’idée d’une justice respectueuse des droits universels des individus. Naples, à l’époque, est dominée par un système pénal qui est encore clairement emprunté au vieux système de justice féodale. Homme de son temps, Pagano a une complète confiance dans la raison des hommes et c’est à partir de cette confiance qu’il commence son chemin de réforme de tout le système philosophico-juridique qui a comme caractéristique essentielle l’idée que la civilisation d’un pays passe par ses lois : « Ce n’est pas l’union des hommes qui forme la ville, mais la loi »9. La présence d’une législation écrite représente pour Pagano l’entrée d’un peuple dans la civilisation ; s’il n’y a pas une législation écrite, cela signifie qu’il y a une « privata indipendenza », une « indépendance privée » qui l’empêche. Avec un écho aristotélicien qui cette possibilité seulement pour une législation criminelle qui s’élève contre l’arbitre des juges. Voilà une première question soulevée par notre auteur qui montre sa modernité par rapport à la logique juridique : quelle est la limite de l’arbitre du juge dans les questions de justice ? Cette limite est-elle représentée par les normes juridiques ? Existe-il une fonction créatrice du juge, une possibilité de jugement herméneutique sur les normes à appliquer ? Quelle place pour l’intime conviction ? subjectif de la part des juges, non seulement pour se prémunir contre toute possibilité d’erreur ou d’arbitre personnel, mais aussi parce qu’on nourrissait une confiance presque totale dans la justesse des normes qui, elles, avaient déjà été sujettes à une « interprétation éclairée » et, en conséquence, étaient justes et complètes. La fonction du juge était donc reliée à l’application d’une norme forcément juste parce qu’inspirée des principes jusnaturalistes du droit naturel. Toutefois, on sait bien combien utopique était la vision des penseurs du siècle des Lumières. Le problème de la justesse des normes, de leurs apories et des lacunes du droit, sont les problèmes qui se posaient et qui se posent encore aujourd’hui et qui constituent un problème de conscience, c’est-à-dire un problème moral et non strictement de droit. En Italie, par exemple, il y a un article qui ordonne comment un juge doit se comporter en à l’absence d’une norme précise.