Logique de construction du projet

Logique de construction du projet

Le marché de la télémédecine, les projets et expérimentations sont interdépendants de l‟environnement institutionnel dans lequel ils s‟insèrent (et par lequel ils naissent). Cet environnement constitue la grille à travers laquelle les acteurs perçoivent le monde, les catégories de structure, d‟action et de pensée (Powell et DiMaggio, 1991). Dans cette perspective, même le marché est sous l‟influence de l‟environnement institutionnel, car les marchés, eux aussi, sont socialement construits et inclus dans de plus vastes structures politiques et culturelles (Greenwood, Hinings et Suddaby, 2002, p. 60). Le marché est donc un construit social, lié à une époque et une culture. La façon dont est construit le projet influe sur les technologies et donc sur les pratiques qui sont développées ou non. En effet, un fait scientifique, un dispositif technique sont constitués par l‟assemblage d‟éléments hétérogènes, articulés dans un réseau (Akrich, Callon et Latour, 1988). En cela le succès (ou l‟échec) d‟une invention est à relier à la « solidité du réseau » et ne vient donc pas automatiquement de la qualité ou de la justesse d‟un dispositif technique, de la capacité de l‟innovation à répondre à une demande sociale (Flichy, 1995). Une certaine définition plus ou moins figée de l‟organisation est inscrite dans toute technologie amenée à y être utilisée, que ce soit la répartition des compétences et des capacités d‟action des différents acteurs supposés s‟en saisir, ou l‟environnement technico-matériel qui lui permettra de fonctionner (Akrich, 1991). Sur les technologies pour la santé, Akrich et Méadel (2004c, p. 14) indiquent que « pour que ces technologies puissent fonctionner conformément à ce qui est attendu d‟elles, on constate qu‟une série de réglages et d‟ajustements dans l‟organisation, dans la répartition des tâches, dans les relations avec le patient et dans les pratiques elles-mêmes sont nécessaires. ». Lors de leur Proposition d’une grille d’analyse 120 Partie 1. Le marché de la télémédecine : cadrage analytique et conceptuel interaction avec la technologie, les individus énactent les propriétés structurelles qui ont été inscrites dans cette technologie lors de la phase de conception (Orlikowski, 2000). L‟analyse des interactions individu-technologie se fait donc en rapport avec les contextes organisationnels dans lesquels ces interactions prennent place. Appréhender des usages dans un contexte organisationnel situé, c‟est aller au-delà du caractère immédiatement psychologique et ergonomique des interactions (Certeau de, 1990 ; Rogers, 1995 ; Flichy, 1995). C‟est l‟ensemble du projet, l‟environnement, le contexte qui jouent sur une création de pratiques (et donc sur la structuration potentielle d‟un marché) et pas seulement une expérimentation de technologies plus ou moins développées. La nature du projet nous intéresse donc de prime abord, notamment son aspect collaboratif ou non, la dynamique par laquelle il naît (démarche descendante ou ascendante, répondant à un besoin ou non) ainsi que son financement qui est structurant pour le projet lui-même. De plus, le secteur d‟origine des acteurs de l‟expérimentation a des implications particulières et est en lien direct avec le type de technologies proposées (externalités de réseaux, convergence numérique). Les TIC génèrent un processus de convergence numérique qui permet à des secteurs de se rapprocher par le biais d‟alliances ou de prise de contrôle, ainsi les frontières de l‟industrie traditionnelle s‟érodent. Des entreprises de secteurs différents se rapprochent alors et donnent naissance à de nouvelles propositions de valeurs au sein de nouveaux écosystèmes (Moore, 1993, 1996 ; Gueguen et Torrès, 2004 ; Iansiti, 2005). Ces spécificités relatives à la télémédecine, conduisent à une modification du positionnement par rapport aux industries traditionnelles ce qui amène alors des modifications dans le comportement des stratégies des acteurs. Ceux-ci vont se réunir dans une dynamique proactive d‟amélioration et de consolidation autour d‟une innovation avec comme objectif d‟en faire un standard. Ainsi, l‟intérêt d‟un projet collaboratif est qu‟il peut favoriser le développement d‟une ressource commune comme un standard technologique nécessaire à l‟écosystème (Moore, 1993, 1996). La dimension technologique doit être analysée finement pour apprécier son effet sur la structuration du marché étudié et notamment son effet discriminant sur le choix des relations entre les acteurs. Ainsi la proposition de certains types de biens (systèmes et complémentaires) et leur interdépendance avec d‟autres technologies (absence ou présence d‟infrastructures de télécommunications) conduisent les stratégies des acteurs (notamment en vue de l‟intégration des technologies ou de la création de niches de marché).

Territoire

La construction de stratégies collectives en matière de TIC pou la santé doit forcément s‟inscrire dans un territoire. Le territoire est considéré comme une ressource pour l‟action, « à la fois dans son caractère délimité, car le territoire prescrit convoque les acteurs, mais également dans son caractère construit et émergeant car la gestion de ces situations localement ancrées va s‟appuyer sur la construction de liens d‟appartenance et d‟usage avec un espace donné que développent les différents acteurs locaux (territoires construits) » (Raulet-Croset, 2008, p. 141). L‟étude du territoire doit en quelque sorte s‟extraire de sa simple délimitation physique ; en effet dans le cadre des TIC, les territoires administratifs, économiques, ou de compétences des institutions publiques n‟ont pas toujours les mêmes frontières. Le marché de la télémédecine est « territorialisé ». Ainsi la situation du territoire doit être étudiée, comme lieu géographique mais aussi porteur d‟acteurs, de contraintes techniques, etc. comme un territoire vécu. Cette dimension peut renseigner sur l‟adoption et l‟appropriation des technologies, leur possible – ou non – essaimage. L‟enjeu de l‟adoption ou de promotion de technologies peut devenir stratégique en ce qu‟il permet la différenciation des territoires. Les modalités de choix des territoires d‟expérimentation et de leur articulation avec d‟autres niveaux de territoire méritent une analyse particulière. Ces modalités pouvant venir de choix arbitraires ou d‟une inscription dans un chemin de dépendance. L‟étude des dynamiques territoriales doit conduire à comprendre le ou les rôle(s) des acteurs – dont « l‟acteur public local ». Le développement de certains projets de télémédecine est lié aux enjeux d‟articulation des différents niveaux de gouvernance en fonction des différentes figures d‟acteurs qu‟ils soient des régulateurs, des usagers directs ou des prescripteurs. « L‟acteur public local » dans le cadre de la télémédecine a également plusieurs visages. La télémédecine est une pratique médicale mais peut également être décrite comme un service de proximité ; or, selon Laville (2005) repris par Raulet-Croset et al. (2010, p. 255), en matière de services dits de proximité, la première contradiction renvoie à la 122 Partie 1. Le marché de la télémédecine : cadrage analytique et conceptuel tension entre standardisation (développement à grande échelle) et personnalisation (singularité de l‟usager). La deuxième contradiction renvoie à la tension entre distance et proximité, souvent évoquée dans le cadre de la réflexion sur les potentialités offertes par les TIC (Rallet et Torre, 2007). Selon Rallet et Torre (2007, p. 11), « la déterritorialisation (ou virtualisation) de certains aspects des services implique la territorialisation d‟autres aspects. » En effet, la plupart des interactions virtuelles impliquent des contacts physiques en lien avec ces interactions ; il existe bien une complémentarité entre le monde physique et le monde virtuel et non l‟annulation de l‟un par l‟autre. Ainsi, selon Raulet-Croset, Amar, Charue-Duboc et Kogan (2010, p. 263), la mise en œuvre d‟infrastructures et de ressources humaines de proximité complémentaires à la partie virtuelle du service peut être un obstacle à l‟offre de téléservices. La contrainte de proximité physique reste donc prégnante dans le secteur des services même si l‟usage des TIC induit une distanciation spatiale. Cette territorialisation est présente en matière de télémédecine. Avec la télémédecine, on assiste à une réorganisation des pratiques et des lieux de pratiques. Gherardi (2010, p. 505) explique : « Consider a telecardiological consultation and the plurality of human and non-human actors that interact to produce a diagnosis. The patient possesses the knowledge about his/her body and symptoms, the specialist physician has clinical knowledge that in this case is mediated by the new technological practice, and the general practitioner has historical knowledge about the patient as well as that developed from familiarity with the new tools of mediation. Also involved is a technical infrastructure that is invisible when it works, but requires technical knowledge for its repair when it breaks down. The list could continue with the numerous bodies of knowledge that are activated in the interaction considered. » À l‟idée de territoires reconfigurés par l‟expérimentation s‟ajoute donc celle selon laquelle l‟utilisation des TIC et notamment de dispositifs de télémédecine induit un système de connaissance fragmenté et distribué autour de nombreux acteurs. Comme l‟explique Nicolini (2006, p. 275) la nature de la télémédecine produit un déplacement et un renouvellement du design dans la géographie relationnelle (relational geography) entre les acteurs investis dans les processus de soins (Nicolini, 2006, p. 2765). La pratique de la télémédecine tend donc à dessiner de nouveaux territoires dans la mesure où en construisant leur propre relation à l‟espace, les acteurs construisent leur territoire. Les lieux d‟expérimentation peuvent donc être étudiés comme territoires d‟usages. Les usages des dispositifs modèlent leurs propres territoires, redessinant les frontières physiques par l‟utilisation qui est faite des technologies. Même si les référentiels technologiques, normes et standards sont définis en amont et à partir d‟une gouvernance globale d‟acteurs publics et/ou privés et donc deviennent des « figures émergentes du bien public », les normes d‟usage de dispositifs de télémédecine, elles, sont localement négociées car inscrites dans des processus d‟actions locales. 

Acteurs

En dehors de la nature même des acteurs (par exemple leur secteur d‟origine), c‟est la nature des relations entre les différents partenaires qui doit être questionnée pour voir comment elle peut contribuer par exemple à faire émerger des compétences communes ou un vision partagée (Moore, 1993, 1996). Un écosystème d‟affaires peut inclure les entreprises sous-traitantes, les institutions financières, les entreprises délivrant des biens complémentaires, etc. (Iansiti, 2005). Un écosystème comprend des entités telles que les agences de régulation, les médias qui n‟ont pas forcément un effet immédiat mais dont l‟action peut être puissante (Iansiti et Levien, 2004b). L‟hétérogénéité des acteurs et leurs relations (liées à leur éventuel rapprochement par le biais de facteurs de path dependency) interviennent en particulier dans la construction des projets d‟expérimentation de télémédecine qui rassemblent des acteurs très variés. La nature des relations peut alors être une variable distinctive qui, si elle peut permettre de faire émerger une vision partagée, peut participer à la structuration d‟un marché. Cette approche doit permettre de montrer comment les jeux d‟acteurs sont à la fois contraints par les contextes et à la fois acteurs de leur transformation (Mendez et Mercier, 2006, p. 254). Ainsi les acteurs doivent être étudiés au regard de leurs relations les uns aux autres et aux contextes. La nature et les fonctions du porteur de projet doivent être étudiées en particulier. Une réflexion doit concerner le leadership et sa capacité d‟influence. La firme-pivot est le grand intégrateur de l‟écosystème ce qui nécessite des compétences d‟intégrateur et une vision stratégique pour développer de nouveaux services et accroître la valeur d‟usage pour les communautés. L‟usager de services de télémédecine a plusieurs figures et joue un rôle certain dans le processus d‟innovation et de conception des objets techniques (Akrich, 1993b, 1998 ; Von Hippel, 1986 ; Breton et Proulx, 2002).

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