Dans un premier temps, nous évoquerons les raisons qui nous poussent à réaliser un détour par l’office du juge étatique . Dans un second temps, nous nous arrêterons sur le rôle dévolu aux juges traditionnels face au moyens de droit au sein des deux grandes traditions juridiques . Enfin, nous apprécierons les limites d’une telle analyse au regard de l’arbitrage .
Le juge étatique : au cœur de l’État de droit
Pour reprendre les termes de C. P. ALBERTI, « despite the differences between litigation and arbitration it (the comparison) will provide us with some insights as to how domestic and international courts deal with this principle and potentially serve as a source to draw some basic guidance for tribunals » . Selon nous, il est opportun de réaliser un détour par les tribunaux étatiques afin d’appréhender les diverses conceptions de l’office du juge qui y sont consacrées. Même si l’arbitrage international est une procédure au croisement des traditions et que certains considèrent que « neither the civil nor the common law approach makes much sense in the setting of international arbitration » , il n’en reste pas moins que l’analyse de ces approches constitue le socle de toute réflexion autour de l’office arbitral.
Plus précisément, le présent chapitre s’intéresse à l’attitude du juge étatique face au droit étranger, dans la mesure où cette situation se rapproche le plus de celle de l’arbitre qui ne connaît lui, par définition, que des droits étrangers. Ceci étant dit, le terme « étranger » n’est pas tout à fait adéquat car l’arbitre n’ayant pas de for, il n’existe que des droits « applicables » à la procédure. Cette distinction, qui constitue une des particularités de l’arbitrage, marque donc la limite d’une telle comparaison .
Dans tous les cas, l’étude des règles procédurales étatiques relatives à l’office du juge nous permettra d’appréhender le réflexe intellectuel guidant l’arbitre, peut-être même de façon inconsciente, dans l’exercice de sa mission. Cela s’explique par le fait que dans le cadre d’un arbitrage international, faute d’indication de la part des parties, la règle consacrée au sein de la tradition dont l’arbitre émane constituera sans doute un point de départ dans son comportement face aux moyens de droit. Comme le résume G. KAUFMANN-KOHLER, « certains arbitres s’attendent à ce que le droit leur soit servi sur un plateau d’argent, d’autres percevront cette tentative comme une offense à leur dignité » .
Le juge civiliste face au droit étranger
Iura Novit Curia ?
Suivant les termes de T. GIOVANNINI, « the principle of Jura Novit Curia is often applied by courts following the civil law tradition » . Lorsqu’il est amené à déterminer le contenu du droit applicable (interne ou étranger), le juge étatique issu d’un système de droit civiliste observera, en principe, l’adage Iura Novit Curia selon lequel, littéralement, la cour connaît le droit .
Originaire du droit romain , la maxime signifie qu’ « il revient aux parties de définir l’objet de leur litige, d’apporter les faits au vu desquels elles souhaitent le voir trancher et d’alléguer les preuves destinées à les soutenir, alors qu’il incombe au juge de trancher le litige en droit » . Pris au sens littéral, d’aucuns n’ont pas manqué de soutenir que l’adage est « humainement impossible, suivant le gigantisme des règlementations » obligeant à se détacher du sens littéral pour y voir la capacité du juge, « en raison de sa formation et de son expérience, de rechercher, d’appréhender et d’interpréter les règles de droit » .
Concrètement, il est admis que le principe implique que le tribunal puisse être amené à effectuer ses propres recherches sur le droit applicable, sans se limiter à celles réalisées par les parties . Plus encore, la formule comprend la faculté pour le tribunal de requalifier un moyen déjà soulevé par les parties voire même le pouvoir de soulever ex officio un moyen de droit non invoqué par celles-ci .
Comme l’exprime C. CHAINAIS, l’adage doit être interprété suivant une vision contemporaine . Cela signifie qu’il n’exonère pas les parties d’apporter tout élément de droit, relativisant l’idée d’une séparation nette entre les rôles exercés par chacun dans le cadre du litige suivant la maxime « da mihi factum, dabo tibi ius » (« donne-moi les faits, je te donnerai le droit »). Plus encore, cette liberté laissée au juge ne doit toutefois pas omettre son devoir de contradiction lorsqu’il soulève un moyen et que « ce moyen n’a pas été évoqué dans la procédure et dont aucune des parties en présence ne s’est prévalue et ne pouvait supputer la pertinence dans le cas d’espèce » . Le risque est d’éviter de surprendre les parties en relevant d’office un moyen de droit auquel elles ne s’attendaient pas. Pareillement, le juge doit veiller à ne pas modifier l’objet du litige sous peine de violer le principe dispositif . Il s’agit donc pour le juge de faire preuve d’une certaine vigilance étant donné le risque de censure de sa décision en cas de violation des droits de la défense .
Face au droit étranger, si l’on suit l’adage, il apparaît que les juridictions au sein du système civiliste jouent un rôle actif, devant s’atteler à déterminer le contenu du droit applicable. Suivant cette approche, la doctrine considère que le droit étranger ne peut pas être examiné comme un simple fait . D’un point de vue procédural, il s’agit d’un travail supplémentaire pour le juge qui est amené à rechercher le droit étranger applicable au litige, chose qui n’est pas toujours aisée, comme l’a justement démontré L. VAN DEN EYNDE30. En pratique, le législateur est intervenu pour consacrer le rôle actif du juge face à la détermination du contenu du droit étranger. Voyons ce qu’il en est en droit belge, français et suisse.
En pratique…
En Belgique, le juge est tenu d’appliquer la règle de conflit des lois . La Cour de cassation a considéré que lorsque celle-ci lui indique l’application d’un droit étranger, le juge doit en déterminer le contenu en application de l’adage Iura Novit Curia . L’article 15, §1er du Code de droit international privé prévoit que « le contenu du droit étranger désigné par la présente loi est établi par le juge (…) ».
En droit français, la solution est plus complexe et résulte d’une multitude d’arrêts de la Cour de cassation. Il est enseigné que « l’application de la règle de conflit est obligatoire lorsque la procédure implique des droits dont les parties n’ont pas la libre disposition » . À l’inverse, lorsque les adversaires sont face à des droits dont ils disposent librement, la règle de conflit ne s’applique pas sauf si elle est invoquée par les parties . Toujours est-il que toutes les fois où la loi étrangère est reconnue par le juge comme applicable au litige alors « il incombe au juge français d’en rechercher la teneur avec le concours des parties (…) » . Partant, N. NORD conclut que lorsque le juge français fait face à l’application d’un droit étranger, il est tenu d’observer l’adage Iura Novit Curia. Ceci dit, il ne fonctionne toutefois pas comme une dispense à l’égard des parties étant donné « qu’il leur est toujours possible d’agir de leur propre chef et de rapporter spontanément des éléments relatifs à la loi étrangère qui leur sont favorables » .
En droit suisse, la règle de conflit des lois est également obligatoire . Lorsqu’elle commande au juge d’appliquer un droit étranger, l’article 16 de la loi fédérale sur le droit international nous enseigne que son contenu doit être « établi d’office » et que « la collaboration des parties peut être requise » . De façon similaire au droit belge et français, le droit suisse oblige le juge à établir le droit étranger tout en étant assisté par les parties. Par exception, il prévoit qu’en matière patrimoniale, le juge a la faculté de faire reposer sur les parties la charge de la preuve du droit étranger . Dans un arrêt du 27 mai 2013, le Tribunal Fédéral suisse a insisté sur le fait que le juge ne pouvait pas se satisfaire des représentations du droit étranger soumises par les parties et qu’il avait l’obligation de vérifier les moyens présentés . Dans tous les cas, les trois droits étudiés ont mis en place une « porte de sortie » permettant au juge, lorsque le contenu du droit étranger ne peut pas être établi, de retomber sur son droit national .
Remarquons que cette solution n’est pas partagée par tous les pays de tradition continentale. Par exemple, en droit suédois, le juge doit observer l’adage Iura Novit Curia uniquement lorsqu’il applique son droit national. A contrario, lorsqu’il applique un droit étranger, il n’a pas l’obligation d’en rechercher le contenu . La même solution prévaut, en principe, dans les pays adeptes de la Common Law où le droit étranger est perçu comme un fait .
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