L’obsolescence et la spécificité du médium
L’obsolescence désigne en général le fait pour un objet de tomber en désuétude, d’être soumis à une péremption et un vieillissement lui faisant perdre toute valeur. On indique par là une évolution conduisant à la disparition ou à la dépréciation d’un objet souvent dues au progrès technique. Nous souhaiterions l’attacher à des pratiques artistiques contemporaines qui, bien que diverses, procèdent selon une logique d’inversion du continuum historique, mettant au centre de leurs démarches des objets ou des événements « rant ainsi une « seconde vie ». Là où l’obsolescence désigne ordinairement l’invalidation historique, nous l’utiliserons ici comme un outil de relance et de requalifi cation. Les objets artistiques retenus dans cette seconde partie sont les produits d’un double mouvement : celui d’une « ». Ce que l’on qualifi e d’enquête technique concerne l’usage que font certains artistes contemporains d’un médium obsolète : dans notre cas le fi lm Super-8, la caméra 16 mm, ou encore l’usage de pellicules des premiers temps du cinéma, médiums ana- logiques qui, à l’ère du numérique, subissent une importante mise à l’écart. L’usage qu’en font les artistes est cependant un usage « » : il ne s’agit pas pour eux d’un geste gratuit mais bien nécessaire, qui dénote un intérêt éclairé pour ces technolo- gies disparaissantes, leur histoire, leur modalités de fonctionnement. Dans leur cas, la technique correspond à l’engagement d’une conscience réfl échie sur l’image.L’« enquête rétroactive » qu’ils mènent par ailleurs se concentre sur un certain type de récits, d’objets ou d’événements appartenant au passé et autour desquels ils orchestrent un « retour en images ». Ce retour peut prendre diff érentes formes, mais on peut établir qu’il s’agit à chaque fois d’extraire d’une surface historique entendue comme homogène des éléments récalcitrants ou oubliés.
Ce que l’on nommera dans cette partie «» cherche à désigner le mouvement double inscrit dans ces démarches, à savoir l’usage d’une technique désuète et la mise à l’étude de contenus historiquement paradoxaux. Comment penser cette adéquation entre « la forme pratiques obsolescentes » pourraient ainsi se comprendre comme la prise en charge, par des artistes, des aspérités réprimées du réel. La logique de l’inversion prend ici un tour pragmatique, puisqu’il s’agit de donner forme à des objets para- doxaux dont la condamnation semble avoir déjà été formulée. Entre des « manières de faire » (l’enquête technique) et des remises en récit (enquêtes rétroactives) se déploie une ligne historique alternative, moins axée sur l’avancée de l’histoire que sur ses permanents eff ets de récursivité. L’obsolescence permettrait ainsi d’ouvrir une brèche dans les récits historiques, dans les modèles de pensée et dans les hié- rarchies culturelles, une brèche logée en l’occurrence dans des modes de fabrication des images. En insistant sur la sédimentation et la stratifi cation, plutôt que sur la hiérarchisation, les artistes off rent une vision de l’archive qui, mise au travail dans le présent, gagne en eff: il s’agit bien entendu du médium. Point focal de la distinction entre modernisme et postmodernisme, la prise en charge de sa défi nition dans le champ de l’art correspond à l’établissement par ce dernier d’un vaste espace de controverses, dont il nous semble que l’obsolescence pourrait incarner le dernier avatar. Dans les deux grands récits-phares du XXe siècle, le modernisme et le post- modernisme, la question du médium se lit fi, la question du médium fi gure en bonne place dans ces textes qui explicitent la rupture historique en question. Il est à chaque fois question des modalités d’émancipation dont ont fait preuve les artistes, à diff érents moments de l’histoire, pour se dégager des idées de spécifi cité du médium, telle qu’elle est défi nie dès le début du XXe siècle
L’entreprise de Rosalind Krauss, notamment dans son ouvrage A Voyage on the North Sea. Art in the Age of the Post-Medium Condition (1999), vise cependant à rétablir un champ discursif capable d’adresser la question du médium depuis les années 1960 jusqu’à la période actuelle. Pour contrer une vision de l’art qui choisi- rait de lire son évolution sur le mode de l’hybridation généralisée, l’auteur explore les voies d’une « spécifi cité diff érentielle », permettant de relancer l’idée de médium depuis sa « : des moments, des fi gures, des pratiques qui permettront tout simplement de « faire l’histoire » au sens propre. L’obsolescence nous semble être l’un de ces points de vue en ce qu’elle incarne un point de résis- tance temporelle Remise en jeu par l’art contemporainEn 2002, la revue October décidait, pour son centième numéro, de consacrer ce der- nier à la notion d’obsolescence. Par le biais d’un questionnaire adressé à un nombre important d’artistes internationaux, il s’agissait de creuser une question régulière- ment traitée par les fondateurs de la revue. En donnant la parole à des artistes, October ne choisissait pas de leur laisser le monopole d’une réponse, mais bien au contraire d’élargir un débat, d’exposer les multiples ramifi cations d’une notion qui se confond avec la façon dont il s’agit de concevoir les pratiques artistiques et leur recours à la technique. En partant du principe benjaminien que l’expérience de l’obsolescence dégage un potentiel libérateur, off rant un point de vue extérieur à la marche totali- sante des techniques et de leur évolution, la revue proposait une expérience critique proche de ce que l’étude de cette notion convoque quasi naturellement : une façon de déplacer les lignes de forces traditionnelles qui fondent l’esthétique et l’histoire de l’art. Un déplacement qui engage tout autant les récits historiques que les pratiques .