Littératures de l’exil : écrire dans la langue de l’Autre à partir d’un espace autre
L’Afrique vue de l’autre côté de l’Atlantique
Nous avons fait de la distanciation physique la pierre angulaire du regard que porte l’exilé sur la société d’accueil, en l’occurrence, la société occidentale. Il serait intéressant de voir comment ce regard est, à rebours, orienté dans le sens du lieu d’origine. L’exilé est celui-làmême qui a le privilège d’« être haut perché » (La Fontaine) sur le trône d’Europe qui lui dote d’une certaine clairvoyance dans son rapport à l’Afrique.232 On sait depuis Un nègre à Paris233 que les écrivains africains ont largement utilisé ce motif du « décentrage de l’écriture » 234consécutif au dépaysement du personnage romanesque. C’est souvent de « l’au-delà des mers » que l’écrivain, le personnage peut mieux exprimer ses idées sur l’Afrique sans être inquiété. Si Monénemboŕ au vu et au su des circonstances qui l’ont contraint à l’exilŕ a eu le courage de mettre en scène les dictateurs Ndourou-Wembîdo et Sa Matrack, renvoyant tous implicitement àSékou Touré, c’est qu’il est hors de l’univers cauchemardesque guinéen. 235Ainsi de l’Hexagone où il se trouve, il livre une peinture, pour le moins pessimiste, de l’Afrique. 2-3-1 Monénembo et l’expression du pessimisme A la vérité, ce qui frappe, à la lecture de certaines œuvres236 du natif de Porédaka, c’est cette peinture toujours sombre des réalités africaines. Ses héros drainent en euxmêmes le tragique d’une Afrique, en mal de repères, se consumant lentement mais sûrement. Dans ses ouvragesŕ fait curieux d’ailleursŕ il n’est donné à aucun personnage la latitude de mener une vie sans troubles. Qu’il s’agisse de Diouldé, de Cousin Samba, de Badio, de Faustin…, tous pataugent dans un univers où ils sont en proie à des difficultés qu’ils surmontent rarement. Il y a chez lui une vision tragique de l’Afrique et de ses fils qu’il essaie d’exprimer à travers l’itinéraire de ses héros. Le destin peu enviable de Cousin Samba, de Diouldé ŕfait d’échecs et d’incapacités douloureuses de construire une vie réglée ŕ traduit symboliquement la problématique d’une Afrique menée à la dérive par une horde de « guides providentiels ». Celui de Faustin, recoupant par endroits la question centrale posée dans Peuls corrobore les tensions rythmant la vie des Africains dans un contexte postcolonial où le problème des appartenances se pose avec acuité. Il ressort de ces ouvrages, souvent dès le prologue, une mise en texte, à partir de l’occident, du pessimisme de l’auteur face au destin du continent africain. Le prologue des Ecailles du ciel est servi par le personnage symbolique du griot Koulloun, qui n’en est pas moins un psychologue. La prise de conscience de l’inhabituel de son discours fait qu’il s’autorise certaines précautions qui ont valeur, pourrait-on dire, d’amortisseurs du choc émotif que tout lecteur-auditeur serait appelé à éprouver face à un tel discours. En maître de la parole, il se fait le devoir de se ménager un espace de dialogue, ‘’un pacte narratif’’ (Philippe Lejeune) avec le lecteur/ auditeur puisque celui-ci est, dès l’incipit, intégré au champ de la fiction. Ce pacte est d’autan plus nécessaire que Koulloun sait que son histoire revêt un caractère insolite. Vraisemblablement, ce qu’il ambitionne de dire sort du cadre du possible, du dicible.239 C’est, en réalité, un prologue qui se déroule en trois temps : la présentation du cadre, la présentation du narrateur homodiégétiqueŕ un pur produit de ce milieu frelatéŕ et l’économie des liens qui se tissent entre les personnages qui peuplent le texte En effet, dans la longue liste des faits et événements à narrer, Koulloun mentionne Chez Ngaoulo qui, mises à part Djimméyabé et Kolissoko, constitue le cadre majeur de l’intrigue. Il a cette rare particularité d’être à la fois un lieu de naufrage et de conjuration du sort :« Chez Ngaoulo ne fut pas un cabaret comme les autres, mais plutôt une espèce de lieu saint plein d’ironie, passage obligé des itinéraires les plus incurablement vagabondes. » 240 Le sémantisme des noms reflète la bizarrerie des lieux : Rue-filles-jolies, Marchédu-petit-jour, L’égout-à-ciel-ouvert. La posture du narrateur et l’orientation qu’il donne à la narration nous oblige à voir derrière le sémantisme d’un toponyme comme le Marché-du-petit-jour tout un signifiant faisant corps avec le contenu pessimiste de l’ouvrage. Nous pouvons observer que le complément déterminatif ‘’petit-jour,’’ audelà du nom auquel il est relié grammaticalement, détermine une sur-réalité contextuelle ; celle-là même qui ferait apparenter le cadre de déroulement du discours à un lieu interstitiel englué dans une situation d’entre-jour-et-nuit où le passé serait mort et l’avenir incertain. Cela l’installe dans une ambiance peu enviable de clair-obscur, de demi-jour obstiné et pérenne. Il est à noter que cette situation se réfracte dans l’imaginaire et la vie réelle des pensionnaires du lieu tout en les obligeant à adopter des attitudes corrélées à ce qui s’impose à eux.
L’absurde monénembien
« Toute l’œuvre de Beckett est comprise entre l’illusion d’exister qu’au lever de rideau nourrissent les personnages, et la conquête difficile du rien. » (Michel Corvin, Le nouveau théâtre en France,1963.) Il faut dire d’emblée que le pessimisme de l’auteur est charrié par un discours qui, à bien des égards, sort du domaine de l’ordinaire. DansLes écailles du ciel, 253 singulièrement, la normalité est soumise à rude épreuve, le ‘’réel dévalué’’254 à travers une narration qui relève de l’absurde le rapprochant du même coup de Beckett. En effet, dans son ouvrage consacré à l’avènement théâtral d’avant-garde, Michel Corvin s’attachait à en dégager les lignes de force. En véritable historien du genre, il procède par opposition en faisant voir la différence qui existerait entre la conception ‘’classique du théâtre’’, dont Racine serait l’illustre épigone, et celle du ‘’théâtre nouveau’’ représenté par la génération d’auteurs hardis tels Ionesco, Beckett, Genet, Adamov. Ce ‘’théâtre nouveau’’ serait alors un théâtre de la liberté qui, résolument, s’engagerait dans la voie de la rupture en plaçant la recherche d’un langage spécifique au sommet de l’art. Ainsi, dès le premier chapitre de l’ouvrage, il note : C’en est fini du mondeŕ et du théâtreŕ où tout s’explique, où tout se définit. Racine s’acharnait à ramener à la conscience claire les états d’âme les plus troubles ; la démarche est inverse depuis une cinquantaine d’années. Des différents plans de consciences, le plus riche désormais est celui où se situent les rêves, les angoisses de l’homme devant sa solitude ou devant l’absurdité du monde, le sentiment d’une culpabilité sans cause, les puissances de l’imaginaire et les déformations de la mémoire. Le réel n’est plus seulement complexe, mais discontinu […] le principe d’identité est aboli : le même est l’autre, le rire est larme ; le temps n’est plus subi comme homogène, uniforme, mais la durée étant liée à la subjectivité d’une conscience déchirée, présent et passé se confondent dans l’immobilité de l’instant. D’où le sentiment d’une dérision, d’une duperie. L’homme ne connaît plus qu’une parodie d’existence. Chacun se trouve enfermé dans un réseau d’apparences et de faux-semblants, incapable d’entrer en communication et d’instaurer le moindre dialogue avec autrui, fut-ce au niveau des vérités les plus élémentaires. 255 Nous voyons sous cetéclairage que l’essentiel des fondamentaux du théâtre de l’absurde sont déclinés. Mais il est utile de souligner que ‘’cette nouvelle dramaturgie’’ ne naît pas ex nihilo ; elle prend son essor sur les ‘’ruines’’ du théâtre classique et tend à lui insuffler une nouvelle dynamique pour le délester de son trop plein de conformisme anachronique. Il faut aussi dire que le contexte sociopolitique européen d’alors a été pour beaucoup dans sa naissance. La grande guerre a eu la conséquence heureuse d’ouvrir les yeux des artistes au moins sur deux faits majeurs : ‘’l’irrationalité de l’existence et l’absurdité de la condition humaine’’ ; des faits qui procéderaient de la folie meurtrière des hommes, de l’anarchie et du non-sens du monde. Il fallait, pour les auteurs, trouver les ressources intellectuelles à même de leur permettre de tenir un discours en adéquation avec le chaos du monde, un discours qui soit le miroir de leur anxiété. Il paraissait nécessaire de rompre avec la logique discursive du ‘’langage des idées’’ (Ionesco) qui servait de ‘’prétexte à des développements métaphysiques ou moraux’’ et ‘’déposséder le langage’’256 pour ne lui laisser que cette faculté non plus de communiquer un quelconque message mais de ‘’montrer’’. C’est sous cet angle qu’il faudrait lire En attendant Godot.257 De fait, Beckett livre dans cette pièce des ‘’personnages-concepts’’ porteurs de toute sa philosophie. Personnages, atypiques, en attente d’on ne sait quoi et qui demeurent pourtant dans leur attente comme si leur vie tirait sa substance de l’attente ellemême. La vie, disons ce qui les relie à elle, est laissée en suspens et différée, non pas par les personnages, ce qui serait du reste supportable, mais par une sorte de mécanique transcendante dont il leur est difficile de déterminer les tenants et les aboutissants. En réalité, ils ne vivent point, ils survivent dans un monde en contradiction avec leur être.
Introduction |