Littérature nationale et littératures étrangères

Les sciences

Le développement des savoirs et des techniques, dans ce siècle caractérisé par l’idée de progrès, favorise naturellement la publication de nombreux ouvrages sur des sujets très différents. Les nouvelles techniques offrent la possibilité d’explorer des champs inconnus, qu’ils soient territoriaux ou relatifs aux nouveaux savoirs. Les journaux littéraires participent de cette vogue et reflètent l’intérêt du public pour tout ce qui est nouveau et pour les découvertes. Les deux grands champs que nous avons sélectionnés ici à titre d’exemples sont révélateurs des préoccupations de l’époque. Le siècle des Lumières est marqué par un enthousiasme sans précédent pour les sciences, et notamment pour l’explication des phénomènes de la nature, comme l’explique Fréron à propos de L’Histoire Naturelle de Buffon et Daubenton :
Ces Eloges de l’Histoire Naturelle de M. de Buffon, quoique dans la bouche de son Libraire, ont la vérité pour base, & sont à l’abri de toute imputation de flatterie ou d’intérêt. L’Histoire Naturelle est, sans contredit, un des plus beaux ouvrages de l’esprit humain, de la Nation Française, & du dix-huitième siècle. Je vous ai rendu compte anciennement des premiers volumes ; je me propose de reprendre au plutôt ce grand livre où j’en suis resté. Fréron fait preuve d’une réelle fierté dans son commentaire. Déjà, à l’époque, il est conscient du rôle formidable de l’ouvrage de Buffon et Daubenton, et de son impact sur sa société. Le compte rendu vise ici à assurer le lecteur de la grande qualité de l’ouvrage de Buffon et Daubenton, et l’inscrit comme œuvre majeure de son temps. Il ne s’agit plus ici de s’inquiéter du style, quoique celui de l’ouvrage ait fait l’objet de nombreuses louanges par la critique, mais plutôt de faire la promotion d’une nation et d’une époque, à travers celle du livre. Les premiers volumes ont été publiés il y a presque vingt ans, le succès est donc déjà partagé et Fréron ne peut que corroborer ce que tout le monde sait. Ce nouvel article a donc un impact différent, il informe de la publication de la suite de l’Histoire Naturelle, tout en le dissociant de tous les autres ouvrages afin de l’ériger en modèle du genre.
L’intérêt de l’ouvrage, son utilité pour la société, ces deux éléments sont essentiels dans l’intérêt des rédacteurs pour les ouvrages de sciences, comme le souligne le rédacteur de l’Année littéraire dans son compte rendu d’une Dissertation sur le lait des femmes : Le titre est Dissertation sur ce qu’il convient faire pour diminuer & supprimer le lait des femmes, par M. David. On aurait exigé d’un Français qu’il eût écrit convient de faire. Mais il ne s’agit pas ici d’élégance ; il est question d’une matière intéressante pour l’humanité. M.David a examiné son sujet, l’a approfondi, l’a fait voir sous toutes les faces ; il ne s’en est pas tenu aux raisonnements ; il propose les remèdes. C’est à nos Médecins à juger si l’on doit les adopter. Vous ne vous attendez pas sans doute que je vous expose les détails de cette excellente Dissertation. Je ne puis qu’indiquer de tels ouvrages, & présenter en général le jugement des connaisseurs qui se réunissent tous pour mettre M. David dans la petite classe de ces Physiciens utiles qui ne consultent que l’expérience, & dont tous les travaux ne tendent qu’à la conservation de notre espèce. Voilà les vrais bienfaiteurs des hommes..

L’œuvre d’art

La critique dans la presse littéraire ne se limite pas aux textes publiés. Elle intervient également à propos des différents arts comme la peinture, la musique mais également les arts dits utiles. Les périodiques littéraires, et surtout le Mercure de France, répartissent le domaine des arts en deux grandes catégories : les arts d’agrément et les arts utiles. On retrouve dans ce système la clé du précepte d’Horace : plaire et instruire. Cette dichotomie renvoie d’une manière générale à la différence que nous faisons aujourd’hui entre l’art et l’artisanat, avec toute la part d’incertitude que génèrent ces catégories. La notion d’art désigne en effet tant la création d’autres formes d’expression que celle de nouvelles techniques. La notion d’art est déjà problématique au XVIIIe siècle. Elle appartient à ces notions floues, comme la littérature, qui recouvrent différentes réalités en fonction du contexte. S’ajoute d’ailleurs à ces catégories, celle des beaux-arts qui signale bien sûr une hiérarchisation par rapport aux autres arts. C’est une autre façon de classifier les différents arts, parce qu’elle réunit autant ceux dits d’agrément que ceux dits utiles, comme le montre cet article du Nouvelliste du Parnasse sur un Traité d’Horlogerie : Comme l’Horlogerie commence à fleurir aujourd’hui en France par le savoir & l’habileté du célèbre M. le Roi, & de quelques autres, & qu’elle est au nombre des beaux arts, j’ai cru pouvoir vous entretenir d’un ouvrage nouveau sur cette matière, lequel néanmoins, selon les connaisseurs, n’approche pas de celui que M. Sully, Anglais, publia en Français avant sa mort, & qui fut imprimé à Paris il y a quelques années.
Les techniques d’horlogerie relèvent a priori plus des arts utiles que des arts d’agrément, mais elles appartiennent tout de même à la catégorie des beaux-arts. Cette précision du rédacteur confère une certaine importance à l’ouvrage tout en lui assignant une position définie dans la hiérarchie des genres. Par ailleurs, l’ouvrage en question est également hiérarchisé puisqu’il « n’approche pas de celui que M. Sully » publia. Finalement, le rédacteur condense les informations en très peu de lignes et permet au lecteur de prendre connaissance de la mode de cet art à l’époque, des illustres prédécesseurs et de sa classification.
La critique des arts se distingue des autres pratiques critiques en ce qu’elle ne s’appuie pas forcément sur un ouvrage. Dans le cas précédent, c’est bien le compte rendu d’un texte, mais parfois, il s’agit d’autres formes de représentations que le journal littéraire doit mettre sous les yeux de ses lecteurs.

Les arts picturaux

La critique des arts picturaux a fait l’objet de nombreux ouvrages dont nous nous inspirons dans cette section et qui contribuent à éclairer les pratiques critiques des rédacteurs de journaux littéraires418 . Les articles de critique picturale sont souvent rédigés par un collaborateur spécifique et au fait de la peinture. Cochin par exemple participe activement à la critique des Salons dans l’Année littéraire. Et le Mercure de France fait appel à différents spécialistes. Tous les périodiques littéraires ne proposent pas d’articles de critique picturale. Cette tendance se développe en effet dans les années 1750, avec le développement des salons de peinture. Le Nouvelliste du Parnasse de Desfontaines et Granet ne consacre que très peu d’articles sur le sujet et reste très influencé par la pratique du commentaire des textes, comme on peut le voir à propos du compte rendu d’un recueil d’estampes :
Vous ne vous attendez pas, que je fasse passer en revue les cent cinq Figures qui composent ce recueil. Je me contenterai de vous faire observer que les Canini tombent quelquefois dans le défaut de certains Erudits, qui trouvent du mystère dans les moindres choses, par exemple ; ils citent une Médaille de bronze, qui représente Anacréon avec des cheveux dressés sur le haut de la tête, qui lèvent leur pointe vers le Ciel, & dans toute son attitude, il paraît agité d’une fureur divine. Ne concluriez-vous pas de là que l’Ouvrier a ainsi ajusté sa chevelure pour caractériser l’ivresse Poétique. Rien n’est plus naturel, ce me semble. Cependant les Canini trouvent un trait moral dans le désordre des cheveux d’Anacréon.

Musique, danse et opéra

La catégorie des arts regroupe également les domaines de la musique, de la danse et de l’opéra. Le journal littéraire accorde une large place aux arts du spectacle. Sa vocation divertissante lui permet de commenter tant les concerts que les opéras, mais aussi tous les événements distrayants et mondains proposés aux lecteurs, comme le souligne Louis de Boissy dans le Mercure de France en 1755 :
Comme le Mercure est fait pour être le héraut des arts, & que notre devoir est surtout de marquer leurs progrès, à mesure qu’ils se perfectionnent, nous croirions y manquer, si nous tardions plus longtemps à parler ici de la danse. Elle est actuellement la première colonne de l’Opéra. L’art accessoire y est devenu l’art principal433 . Le rédacteur rappelle le rôle de son périodique : « Héraut des arts », celui-ci a pour mission de rendre compte de leur évolution. La vocation littéraire est ici minimisée pour s’ajuster au sujet de l’article. De fait, la place des arts devient plus importante sous la direction de Louis de Boissy. Le rédacteur structure le journal et réserve toute une partie à la section des arts, elle-même organisée en plusieurs sous-catégories. La danse par exemple relève des BeauxArts et des arts agréables. Elle prend une importance significative avec le développement de l’opéra. Elle intervient dans la critique de la mise en scène, qui concurrence alors celle du livret. Le développement des pratiques artistiques réorganise la hiérarchie des arts et desgenres.

Sur le modèle des textes fictionnels

La critique de l’opéra et des spectacles joués en musique, souvent considérés comme des « tragédies musicales », est calquée sur celle du théâtre. On retrouve les mêmes structures de comptes rendus avec, en préliminaire ou en conclusion, un paragraphe sur la musique. Même les adjectifs utilisés renvoient à l’analyse textuelle. Les périodiques littéraires peinent à mettre en place une critique propre aux arts du spectacle, comme en témoigne cet extrait du Pour et Contre sur Zaïde, un ballet héroïque : Le Théâtre de l’Opéra nous a depuis si longtemps accoutumés à ne plus lui demander que de la Musique & des Danses, que nous devons être agréablement surpris de trouver dans le nouveau Ballet de Zaïde, des pensées, des sentiments, du style et des vers. Quelques exemples confirmeront ce que j’en dis.
Le rédacteur déplore la trop grande prégnance de la musique et de la danse dans ces types de spectacles, rappelant les propos de de Boissy dans la citation précédente. Il privilégie le texte sur les autres composantes de l’opéra, ce qui l’amène à reprendre un vocabulaire critique propre aux ouvrages fictionnels. Dans la suite de l’article, le rédacteur donne différents exemples de la qualité du texte mais sans tenir compte de la partition et de l’association de la musique et du texte. Critique littéraire et critique musicale sont complètement dissociées, ce qui amène d’ailleurs les rédacteurs à s’interroger sur leur relation :
Est-ce la beauté de la Musique ou celle du Poème, qui décide de la fortune d’un Opéra ? J’ai vu cette question mille fois agitée, & les deux parties du Problème alternativement soutenues avec tant de force & de vraisemblance, que je balance encore à prendre parti. Les exemples mêmes sont trop peu constants pour servir à l’éclaircissement de la difficulté. Onen citerait mille qui se contredisent ; & l’énumération en serait aisée, si elle pouvait se faire, sans choquer plus d’un Poète & d’un Musicien. Le Ballet de la Paix ne répandra pas beaucoup de jour sur cette matière. La Musique & la Poésie y ont partagé les suffrages ; & si l’on trouvait toujours le même accord entre ces deux charmantes Sœurs, les succès du Théâtre Lyrique ne feraient pas naître si souvent le doute que j’ai proposé.

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