La « passion pédagogique ». D’aucuns suggèreront qu’il s’agit de l’investissement sans limite de toute personne investie dans un projet d’enseignement dans le but d’expliquer à autrui. Il s’agit en effet, selon le sociologue Gori, de la vieille méthode du « système explicateur » (2013 : 250). Nous pouvons nous en réjouir, car la société entière se voue à cette pédagogie, mais, si nous nous tenons aux propos de ce sociologue, il faudrait plutôt être alertés : la société impose à cette passion pédagogique des normes auxquelles elle doit s’adapter et un système de « correction » permanent auquel elle ne peut se soustraire. Les retentissements de cette loi normative sur cette passion pédagogique ne se sont pas fait attendre ; en effet, elle exclut de son programme l’ « émancipation intellectuelle » pour ne s’attacher qu’à un « mode d’emploi dans des situations d’interactions au cours desquelles le sujet doit acquérir des patterns de réponses comportementales sur lesquelles il sera évalué, encore et encore. L’évaluateur étant à son tour évalué de la même manière dans un emboitement infini » (Gori, 2013 : 252). Cette passion pédagogique normée par la société prive l’enfant de sa créativité : « Elle ne comporte aucune espèce d’ambition émancipatrice. Son but n’est autre que celui de l’adaptation, adaptation à des formes constituées qui privent le vivant de cette normativité essentielle qui lui permet de créer ses propres normes » (Gori, 2013 : 253). Pour Gori, il va de soi que dans cette situation-là, l’humain en général et le pédagogue en particulier se voient privés de leur aptitude à inventer du neuf ; cette privation aura pour effet de créer une éducation basée sur l’automatisme et la répétition: « C’est l’acquisition automatique de réponses automatiques à des situations automatiques, c’est l’automatisme de la machine ou de l’ordinateur » (Gori, 2013 : 254). Nous rejoignons Gori quand il affirme que cette éducation de l’automatisme qui ne se fonde que sur l’utile, le rentable, le technique et l’instrumental est une éducation d’esclave, une éducation antidémocratique. Cette éducation, loin des bourdonnements de la vie, nécessite de facto, selon ses termes, un imposteur, facilement identifiable par les fondements suivants qu’il préconise (Gori 2013 : 275) : faire valoir la forme sur le fond, valoriser les moyens plutôt que les fins, se fier à l’apparence et à la réputation plutôt qu’au travail et à la probité, préférer l’audience au mérite, opter pour le pragmatisme avantageux plutôt que pour le courage de la vérité, choisir l’opportunisme de l’opinion plutôt que tenir bon sur les valeurs, pratiquer l’art de l’illusion plutôt que s’émanciper par la pensée critique, s’abandonner aux fausses sécurités des procédures plutôt que se risquer à l’amour et à la création. Pour Gori, deux choix se présentent aux pédagogues, didacticiens, chercheurs : inventer ou se résigner. Et pourtant, la résignation n’a jamais été l’apanage de ceux qui œuvrent de loin ou de près à toutes formes d’enseignement : le pédagogue, le didacticien, le chercheur n’ont de cesse d’inventer pour une «passion pédagogique » qui leur est propre tout en étant soucieux des résultats obtenus auprès des apprenants. Ils n’ont aucun lien avec l’imposteur et ses fondements. La norme, oui, elle est bien présente, mais non pas pour enfermer l’apprenant dans un carcan normatif, mais plutôt pour être au plus près de ses besoins en concomitance avec la société dans laquelle il vit, pour le rendre un acteur actif de ses apprentissages. Mais qu’est-ce qu’inventer ? Inventer, d’après Gori, « ce n’est pas s’adapter aux normes, mais en créer sans cesse de nouvelles par le jeu d’une transgression des limites, des frontières, de l’évidence et des significations établies » (2013 : 265). La connaissance, le savoir ne sont véritablement émancipateurs que s’ils sont en perpétuelle invention, en progrès, que s’ils font preuve de créativité. L’invention de Jacotot en 1818, met en lumière, entre autres, ce que peut être une expérience d’émancipation. Professeur de littérature à l’université de Louvain, son expérience professionnelle l’a amené à croire dans « « l’égalité des intelligences » et dans « l’émancipation intellectuelle » des esprits » (Gori 2013 : 265). Le succès que connurent ses cours était tel que des étudiants hollandais voulurent les suivre, mais aucun ne connaissait le français ni lui leur langue. Pour pallier ce dénuement, il leur fit remettre par un interprète le Télémaque de Fénelon qui venait de paraître à Bruxelles en édition bilingue. Il leur demanda d’apprendre tous seuls le texte français en s’aidant pour le comprendre de la traduction, et, par la suite, de commenter en français et par écrit ce qu’ils avaient lu, sans toutefois s’attendre à ce qu’ils répondent à ces demandes. À sa grande surprise, ces étudiants, livrés à eux-mêmes, avaient fourni un bon travail. Cette part de création, d’invention qui permet à Jacotot « de faire du neuf avec du vieux, que personne avant lui n’avait regardé de cette façon » (ibid.) paraît pour Gori la condition préalable à toute création, qu’elle soit culturelle, artistique, philosophique ou politique ; il apparente cette manière de s’y prendre à une rencontre amoureuse qui a besoin d’un champ libre pour qu’elle puisse se développer. Cette rencontre n’est autre que la mise au jour d’une créativité par une personne investie dans un domaine de recherche. D’une manière ou d’une autre, indépendamment du temps, du lieu et des circonstances, des enseignants, qu’ils soient chercheurs ou pas ont sûrement un jour, pendant leur carrière, vécu une rencontre amoureuse : cette rencontre avec leur invention, leur idée, fruit de leur créativité mise au service des apprenants afin d’apporter en classe une touche originale. C’est dans cette perspective que s’inscrit notre travail de recherche, dans une rencontre amoureuse que nous présenterons dans ce qui suit.
L’enseignement de la littérature en classe de langue a, plus que les autres types de textes, suscité des questionnements et des controverses. Ce domaine a maintes fois été réprimé, rejeté et accusé à tort de n’être d’aucune utilité ; sa présence dans les manuels n’avait pour seule fonction que d’apporter une touche de bonne conscience « intellectuelle » : la littérature appartient à une certaine élite et, de facto, doit être présente dans les méthodes. Sa réhabilitation en classe de langue due, entre autres, à la reconnaissance de son authenticité, lui a conféré diverses grilles de lecture. L’apprenant peut ainsi la découvrir et profiter de ses atouts. Nous considérons que le texte littéraire est bel est bien un document authentique du fait qu’il traite, à l’instar de la presse écrite, d’évènements auxquels nous pouvons être directement ou indirectement confrontés : catastrophes naturelles, évènements sportifs ou culturels, etc.
Notre investigation porte sur les genres textuels du fait qu’ils contribuent au développement des capacités langagières des élèves. En effet, « il est communément admis aujourd’hui qu’apprendre une langue implique apprendre à produire et à comprendre des textes de différents genres. » (Miranda ,Coutinho, 2015 : 24). Cet apprentissage permet ainsi aux apprenants de s’intégrer « dans les activités collectives les plus variées » comme l’affirme Bronckart : « L’appropriation des genres constitue dès lors un mécanisme fondamental de socialisation, d’insertion pratique dans les activités communicatives humaines. Et (…) c’est dans ce processus général d’appropriation des genres que se façonne la personne humaine. » (cité par Miranda, Coutinho, 2015 : 24). Pour ce faire, l’intervention didactique doit être focalisée sur les caractéristiques communicatives du genre. C’est dans cette perspective didactique que nous nous sommes intéressée à la compréhension des textes littéraires et non littéraires en classe de langue. Nous posons ainsi comme problématique la question suivante : est-il possible d’accéder au sens d’un texte littéraire à partir d’un texte non littéraire et vice versa? Nous posons comme hypothèse principale que la confrontation de ces deux genres de textes, s’ils relatent le même sujet, aidera à leur compréhension. Deux autres hypothèses sousjacentes ont également été posées : la première concerne le rôle formateur du texte littéraire et la seconde porte sur l’apport indispensable du texte journalistique. Nous obtiendrons grâce à cette étude une idée sur ce que représentent ces deux genres de textes chez les apprenants. Afin de mener à bien cette recherche, nous avons sélectionné comme texte littéraire un extrait d’un roman et comme texte non littéraire une dépêche de la presse écrite d’information ; ces textes ont la particularité d’évoquer tous deux le même évènement, à savoir, le tremblement de terre et correspondent au niveau B1 du CECR. Les grilles de lecture ont été élaborées pour un public ayant appris le français selon les directives qui se rapportent au Français Langue Seconde (FLS). Dans notre cas, il s’agit de lycéens libanais scolarisés dans des établissements privés ou publics répartis sur plusieurs grandes régions libanaises. La présence de la langue française au Liban remonte en effet au début du XVI ͤ siècle ; jusqu’à novembre 1943 elle était la langue officielle de l’État à l’instar de l’arabe. Actuellement et officiellement, le français au Liban a le statut de langue seconde en tant que langue de formation et de scolarisation et vu le nombre d’heures accordées à l’enseignement de cette langue. Dans le cadre de notre recherche, nous avons donc proposé pour chacun des textes littéraire et journalistique un questionnaire comportant différentes activités. Toutefois, contrairement aux appareils pédagogiques ordinaires dont l’approche est thématique, les nôtres n’abordent pas vraiment l’essentiel des textes et laissent plusieurs passages principaux en suspens. Ils permettront aux apprenants de faire une entrée dans ces textes, mais auront pour principal objectif de les amener à une confrontation qui fera l’objet d’un autre questionnaire. C’est cette confrontation qui leur permettra à la fois d’entrer dans les entrailles des textes et d’élucider leurs mystères ; elle donnera également aux apprenants l’image globale d’un tremblement de terre avec tout l’apport lexical et grammatical qu’elle contient. En quoi notre investigation ne suitelle pas la norme ? Par le fait qu’elle apporte une autre manière d’aborder un texte littéraire et un texte journalistique : ils ne se suffisent pas à eux mêmes, mais tous deux ont besoin l’un de l’autre pour se compléter et se satisfaire afin d’être à la portée des apprenants.
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