LITTERATURE ET MORALE DANS L’EDUCATION
SENTIMENTALE DE GUSTAVE FLAUBERT
L’écriture de l’histoire
La réalité de la vie
Il semble qu’un des soucis majeurs du romancier soit de ne se faire oublier. S’il veut faire passer ses idées (on ne peut ignorer l’existence des romans péjorativement appelés « à thèse »), il laisse s’exprimer ses personnages pour donner l’illusion de l’impartialité et de l’objectivité de l’auteur : celui-ci s’efface et c’est au lecteur d’interpréter « le message » de la fiction. Par une espèce de coquetterie littéraire qui ne fait qu’accentuer l’ambiguïté de l’illusion réaliste, l’artiste prétend refuser toute part de responsabilité dans l’élaboration de son livre. A en croire les innombrables déclarations des romanciers du XIXème siècle, ceux-ci ne feraient que copier la réalité. Comme les raisins du peintre Zeuxis, si vrais que les oiseaux eux-mêmes venaient les picorer, les romans ne seraient pas la représentation du réel mais le réel luimême. Déjà, au XVIIIème siècle, les auteurs de romans affirmaient qu’ils se contentaient de publier des lettres ou un manuscrit qu’ils avaient trouvé par hasard : le gage de l’authenticité est ainsi l’effacement du mot au profit de la chose, et pourtant, comme chacun sait, le vrai n’est pas ce qu’il y a de plus vraisemblable ! D’où vient alors la crédibilité que l’on accorde, spontanément au roman ? En effet, dans une conception représentative de l’Histoire dans les romans, Flaubert écrivait : « L’histoire et l’histoire naturelle, voilà les deux muses de l’âge moderne », et encore ceci : « la littérature prendra de plus en plus les allures de la science, elle sera surtout exposante… »7 . Faisant d’ailleurs l’éloge de Rabelais, il écrit : « … aimons le vrai avec l’enthousiasme qu’on a pour le fantastique »8 . Ce culte du vrai dénonce les « bals masqués de l’imagination », de « cette espèce d’échauffement qu’on appelle l’imagination » où entre souvent plus d’émotion nerveuse que de force musculaire. « Il faut faire des tableaux, montrer la nature telle qu’elle est. » La méthode doit être « impitoyable » pour que l’art puisse acquérir « la précision des sciences ». Dans Madame Bovary, qui devait demeurer pendant longtemps le model du roman français, Flaubert montrait son souci de la vérité minutieuse. Il était fils de médecin, et il appartenait à un temps pendant lequel se développaient les sciences naturelles. En 1857, Madame Bovary était au roman ce que l’introduction était à l’étude de la médecine expérimentale de Claude Bernard et à la science en 1864. Sainte- Beuve ne s’y était pas trompé qui s’était écrié au lendemain de la parution du roman de Flaubert : « Anatomistes et physiologistes, je vous retrouve partout. » La beauté de l’âge moderne devait être pétrie de vérité. Les fantaisies de l’imagination et les mensonges du romanesque étaient discrédités. Certes Flaubert, qui prétendait voir écrit Madame Bovary « en haine du réalisme » dans une lettre à Mme Roger des Genettes (30 oct.1856), ne cherchait en aucune façon l’exactitude du daguerréotype. Mais il déplorait, en 1852, que les personnages de Graziella ne fussent pas des êtres humains, mais des mannequins. Dix ans plus tard il protestait, à propos des Misérables, qu’il n’était pas permis « de peindre si faussement la réalité quand on est un contemporain de Balzac et de Dickens »9 . Le roman devait être « scientifique », c’est à dire « rester dans les généralités probables ». L’observation et la documentation devraient fournir les éléments à partir des quels l’artiste pouvait procéder à un agencement esthétique qui n’avait pas la fragilité d’une fantaisie arbitraire, mais la rigueur et la vérité de la vie. Le corollaire de l’observation scientifique, c’était pour Flaubert l’impassibilité de l’observateur. « Il faut, disait-il que les sciences morales(…) procèdent, comme les sciences physiques, par l’impartialité ». Il y avait dans le culte de l’impassibilité le scrupule d’un entomologiste ; le romancier prétendait observer les hommes comme le savant naturaliste observer les espèces animales. Le refus de l’intervention personnelle était le respect de la vérité. Le romancier devait se soumettre à ce que dictaient le déterminisme des phénomènes et l’enchainement naturel des sentiments. Ce qui peut nous plonger au cœur du chef – d’œuvre de Flaubert : L’Education sentimentale. Le roman flaubertien, L’Éducation sentimentale est pris en compte en tant que texte politique, par rapport au contexte idéologique où son écriture eut lieu. L’auteur qui travaille dans le domaine de l’histoire des idées politiques, retrace l’émeute parisienne de Juin 1848 et qui est la raison principale d’une réception de la part des contemporains qui virent dans L’Éducation sentimentale un roman presque « subversif ». D’ailleurs dans une lettre à sa mère qui semble dater de janvier 1864 nous dit Flaubert : « je pense sans cesse à mon roman … je rapporte à cette œuvre suivant mon habitude tout ce que je vois et ressens »10 . Pour se documenter à ce sujet, Flaubert utilisa principalement quatre récits historiques, qui relèvent tous d’une interprétation « gauchiste » des événements : ceux d’Hippolyte Castille, Daniel Stern, Marc Caussidière et Louis Blanc. Des extraits de ces textes sont confrontés à certains passages de L’Éducation sentimentale, afin de vérifier les similitudes qui existent entre ces descriptions. Finalement, il apparaît que le roman de Flaubert a donné une contribution importante à la diffusion d’une interprétation « anti-bourgeoise » des événements politiques qui conduisirent à la fin de la Seconde République et à la naissance du Second Empire. La dimension politique de L’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert a été assez souvent affirmée et explorée par l’histoire littéraire (voir, parmi les études plus récentes : Dolf Oehler, Le Spleen contre l’oubli, juin 1848). Le regard des historiens se déplace donc des grands ouvrages, des textes « classiques » de la pensée politique occidentale que l’on ne cesse pas, bien sûr, d’étudier aux textes beaucoup plus nombreux, qui exercèrent une influence réelle dans le débat politique du temps auquel ils appartinrent. Dans ce cadre, l’historien ne doit pas faire référence aux seuls ouvrages ouvertement « politiques » au sens technique du mot ; il lui faudra partir en quête du « politique » dans la totalité du débat culturel qui caractérisa l’époque qu’il souhaite étudier. L’histoire des idées politiques se configure donc, de plus en plus, et suivant les très célèbres formules de Quentin Skinner, comme histoire du discours d’une part, et comme histoire des actes linguistiques qui le composent de l’autre ; et, toujours, comme histoire culturelle. Bien évidemment, dans cette perspective les textes que l’on qualifie traditionnellement de « littéraires » ne peuvent pas être négligés par l’historien.
Le système des personnages
Pour que l’on parle de roman, il faut l’incarnation des personnages car ils constituent l’élément qui lui donne vie. Il est un village et les personnages qui le composent forment les habitants. Si cela est, les personnages doivent jouer le même rôle que jouent les personnes dans une société bien déterminée. Ils ont des sentiments, ils respectent les normes de la société ou les en enfreignent, ils ont leur bon côté et leur défaut, ils ont une mission à accomplir et ils meurent. Cette analyse nous donne une faveur de jeter un coup d’œil en direction d’un auteur français en l’occurrence Louis Bonald dans sa fameuse théorie : « la littérature est l’expression de la société ». Ainsi fait, l’étude des personnages d’un roman requiert une importance telle, on ne peut pas sans passer. Ce serait dans ce même contexte que Philippe Hamon affirme d’ailleurs dans l’introduction de son œuvre Le personnage du roman : « que le personnage soit de roman, d’épopée, de théâtre, ou de poème, le problème des modalités de son analyse et de son statut constitue l’un des point de fixation traditionnel de la 18 critique (ancienne et nouvelle ), et aucune théorie générale de la littérature ne peut prétendre en faire l’économie »23 . C’est donc dire que dans un récit, « toute histoire est d’abord celle des personnages ». Cependant, La mise en évidence, l’approfondissement de certaines structures fondamentales de L’Éducation sentimentale s’inscrivent dans une démarche qui se donne pour but d’interroger le rapport entre écriture et Histoire. Ce rapport dépasse nécessairement l’aspect documentaire de l’œuvre et les méandres d’une mince intrigue. Plutôt que de comparer les événements du roman à ceux de l’Histoire réelle il semble intéressant de confronter L’Éducation sentimentale, qui écrit et décrit l’Histoire, à un texte officiel. Dans cette optique s’impose le choix du Préambule de la Constitution du 4 novembre 184824 . Ce travail comparatif privilégie l’écriture et élimine d’emblée l’inexactitude anecdotique, événementielle ou petite histoire. En outre, il n’est pas indifférent d’observer que ces deux textes se présentent comme résultat : l’un comme « l’histoire morale des hommes de ma génération »25, l’autre comme le résumé des grands principes d’une République récemment constituée. Le choix du préambule peut sembler restrictif. En fait, il rend compte à lui seul des grandes idées de l’époque. Le texte de la Constitution est parfois fastidieux et peu opératoire. Cependant, certains articles en l’occurrence ceux des « Droits des citoyens garantis par la Constitution » retiennent l’attention dans la mesure où ils approfondissent certaines notions établies dans le préambule. Le roman classique, comme on le verra sur l’exemple particulier de » l’Education sentimentale « , repose sur un certain nombre de conventions techniques : une intrigue linéaire, l’existence de personnages bien individualisés, la présence d’un cadre spatiotemporel ; le rôle de démiurge de l’auteur. Il y a des personnages dans le roman, qui sont la représentation des personnes, telles que nous les concevons dans la vie réelle. Ils sont identifiables, distincts les uns des autres : ils sont dotés d’une identité et de traits permanents qui relèvent de toutes les dimensions de la personne grâce à leur appartenance sociale, à leur métier ou le cas échéant, à leurs options politiques, leurs antécédents, leur âge, leurs traits psychologiques et physiques et même individuels. Ils ont donc des coordonnées qui permettent de les reconnaître, même s’ils subissent une évolution au cours du roman. Cette présentation des personnages se fait dans le texte par : l’attribution d’un nom souvent non symbolique. Il est facile de mettre en évidence, à l’intérieur d’un roman ou d’un cycle romanesque, un système des personnages : Stendhal a organisé un contraste entre l’amour vrai de Mme de Rénal et l’amour de tête ou de vanité de Matilde de la Mole. Dans Eugénie Grandet, l’avare s’oppose en tous points à sa fille. Au début des Illusions perdues, les deux figures de David et de Lucien sont en contraste : Lucien rêve de succès littéraires et mondains ; David, dans le calme de la vie provinciale, entend se consacrer à la recherche ; Lucien échoue, victime de ses faiblesses ; David est vaincu par des adversaires habiles à manœuvrer dans le maquis des procédures. A l’intérieure de la Comédie humaine Goriot s’oppose à Grandet et à l’image Claes qui sacrifient leur fille a leur passion ; lui se sacrifie pour ses filles. Dans notre corpus L’Education sentimentale, Madame Arnoux est, en face de Rosanette, la femme inaccessible ; Madame Dambreuse est une mondaine raffinée en face de la sauvageonne qu’est la petite Roque. Ce pendant beaucoup de personnages ont animé l’univers romanesque de L’Education sentimentale. Frédéric a pour patronyme un nom roturier d’une part, et d’autre part volontairement banal : Moreau. Il est le personnage principal dans le roman et toute l’histoire tourne pratiquement autour de lui. Il est originaire de Nogent-sur – seine, étudiant en droit peu fortuné jusqu’à ce qu’il hérite des biens de son oncle. Il mène en dilettante son « éducation sentimentale » entre quatre femmes : Mme Arnoux, sa grande passion, Rosanette, sa maitresse légère ; Mme Dambreuse, sa maitresse mondaine et Louise roque, sa petite amie d’enfance. Charles Deslauriers : à lire » des lauriers « , fils d’un huissier de Nogent, ami de Fréderic dont il fut le condisciple au collège et plus tard à l’école de droit. Avocat de formation, il devient commissaire de république en 1848. Destitué plus tard « pour excès de zèle », il finira « employé au contentieux dans une compagnie industrielle ». Sa femme, Louise Roque, le quittera après quelques années de mariages. Jacques Arnoux : le propriétaire à Paris d’une revue, L’Art industriel et d’un magasin d’objets d’art et de curiosité. Amant de Rosanette, il se laisse petit à petit endetter et accumule des faillites dans le commerce de la faïence d’abord, dans celui des lieux de culte ensuite. Il mourra, ruiné, en 1868, après une longue maladie.
PREMIERE PARTIE : LA DIMENSION LITTERAIRE |