Lire le théâtre (quand même)
Dans la France du XIXe siècle, le théâtre est le lieu de divertissement par excellence. À Paris, les productions théâtrales foisonnent, surtout sur les Boulevards : le répertoire dramatique de l’époque englobe quelques milliers de textes, montés et repris sur les scènes parisiennes et celles de province ; de plus, il n’est pas, semble-t-il, de grand romancier ni de grand poète qui ne tente pas sa chance sur les tréteaux. Tout le monde fait du théâtre, tout le monde va au théâtre ; et le texte de la pièce sert surtout à ranimer les souvenirs de la représentation : à l’époque, les spectacles relèvent véritablement du spectaculaire. Afin d’émouvoir et de fasciner le public, les mélodrames actionnent des machineries impressionnantes : à cet égard, il suffit de penser à l’éruption du Vésuve à la fin de La Tête de mort de René-Guilbert de Pixerécourt, l’éruption qui est restée gravée dans la mémoire des spectateurs, « un tableau horrible et tout à fait digne d’être comparé aux Enfers » . Le théâtre est donc, comme l’étymologie même l’indique, « le lieu d’où l’on voit », le lieu où l’on rassasie sa vue ; et la création d’un texte dramatique va de pair avec la pensée de la représentation scénique. Toutefois, ce même Pixerécourt, surnommé, à l’époque, « Corneille des Boulevards », s’exclame dans la préface à la première édition de ses œuvres choisies : …de quel droit voudrait-on me contraindre à payer fort cher la fastidieuse représentation de nos chefs-d’œuvre, que je préfère lire et admirer au coin de mon feu ou dans une promenade solitaire, à les voir souvent dénaturer par les doubles et les triples des théâtres royaux8 ? Vers la fin du siècle, les dramaturges symbolistes et leurs précurseurs lui feront écho : Villiers défendra qu’Axël est un drame pensé pour la lecture, en allant jusqu’à déclarer que l’idée même de la représentation de son œuvre lui semble inadmissible9 ; et Maurice Maeterlinck déplorera le « Hamlet du livre » qui meurt une fois que le « spectre d’un acteur » vient le supplanter10 . Il ne faut pas non plus oublier le « théâtre dans un fauteuil », théâtre éminemment romantique : après l’échec de sa première pièce, due, entre autres, au style excessivement imagé que le public n’arrive pas à accepter, Musset renonce aux tréteaux et écrit des pièces destinées à la lecture qui créent de vastes mondes poétiques, souvent considérées comme « injouables ». Ainsi, à côté de la représentation scénique, existe, tout au long du siècle, l’idée d’une représentation imaginaire qui se déroule sur la scène intime du lecteur sans travestir l’essence des personnages : l’imaginaire du lecteur, espace-temps éphémère, est libre de toutes les contraintes matérielles qui entravent la scène de l’époque. Dans cette optique, lire un texte de théâtre, dans un fauteuil, au coin de son feu, peut s’avérer aussi fascinant que de le voir se réaliser sur le plateau, car il s’agit d’un spectacle unique dans son genre, où le jeu et les décors sont façonnés selon la personnalité du lecteur. La première partie de notre étude se propose donc d’interroger ce spectacle virtuel sur un plan théorique, dans la perspective de la critique des dispositifs et de la théorie des mondes possibles littéraires, au sein de laquelle nous inscrirons le concept de lecteur virtuel, dans la lignée du lecteur modèle d’Umberto Eco. Dans cette partie, nous tenons donc à présenter une description détaillée des outils méthodologiques qui nous serviront à l’analyse du corpus. Mais c’est aussi la lecture des textes dramatiques en tant que telle qui nous intéresse : avant de passer à l’analyse du corpus à proprement parler, nous aimerions l’envisager également sur un plan plus général et abstrait.
Scène virtuelle, scène intime
Dans l’entrée « Lecture » du Dictionnaire du théâtre, Patrice Pavis affirme que la lecture du texte dramatique exige du lecteur un effort mental, et ce de manière incontournable : La lecture du texte dramatique présuppose tout un travail imaginaire de mise en situation des énonciateurs […] Il est de plus inévitable d’accompagner cette lecture d’une analyse dramaturgique, qui éclaire la construction dramatique, la présentation de la fable, de l’émergence et la résolution des conflits. Toute lecture se fait dans la perspective d’une mise en espace des éléments dynamiques du drame… » 13. Lire le théâtre se limiterait ainsi à analyser le texte dramatique pour le mettre en scène. En même temps et de manière curieuse, la lecture d’un roman revient pour Pavis avant tout à la création d’un « univers fictionnel (ou un monde possible) » . Aussi naïve que soit notre position, nous ne voyons pas en quoi « un travail imaginaire de mise en situation des énonciateurs » ne contribue pas à la création d’un tel monde ; ni, d’ailleurs, pourquoi la lecture du texte dramatique doit être un « travail imaginaire » (car l’imagination n’a pas besoin d’être activement sollicitée par le sujet pour fonctionner ; il suffit de lire le texte pour que les images mentales surgissent d’elles-mêmes – on y reviendra) et se faire accompagner, inévitablement, d’une analyse dramaturgique. Un autre cas de figure curieux confirme ce propos. Michael Hawcroft, dans son article « Mise en scène et mise en page du Tartuffe de Molière : décor, en- trées et sorties, et division en scènes » 15 dont la problématique concerne surtout la lecture du texte de Molière, insiste : Un défi capital auquel le lecteur [de Tartuffe] se trouve confronté est celui du décor. On ne peut envisager les entrées et les sorties des personnages sans avoir une idée du décor dans lequel ceux-ci se déplacent. Après avoir établi, à partir de l’analyse détaillée du texte, l’existence d’au moins trois portes dans l’espace scénique de la comédie en question, Hawcroft conclut : Pour bien suivre l’action, il faut que le lecteur envisage par quelle porte un personnage sort ou entre. Le spectateur, en revanche, n’est pas obligé d’y réfléchir. Il n’a qu’à regarder se déplacer les acteurs. C’est donc une des différences fondamentales entre voir et lire une pièce de théâtre, et un des grands défis lancés aux lecteurs de pièces de théâtre. Étonnée, car n’ayant gardé le souvenir d’aucune porte de notre dernière lecture de Tartuffe, nous avons décidé de relire le texte. Avouerons-nous d’une part, de ne jamais imaginer les personnages entrer sur scène ni en sortir et de l’autre, de retenir l’existence d’une seule porte, à savoir la porte du cabinet dans lequel se cache Damis ? Du reste, qu’il y ait trois portes, une seule ou que les portes soient absentes, cela ne nous semble aucunement gêner le plaisir de la lecture ni la compréhension du texte, ce que nous ont également confirmé les collègues que nous avons interrogés sur ce sujet. Cela dit, même si Hawcroft réussit effectivement à démontrer que dans les éditions de l’époque, les indications scéniques, censées guider le lecteur, l’amènent plutôt à la confusion, il envisage un lecteur qui devrait, à ce qu’il semble, lire la pièce de Molière en consultant le dictionnaire de Furetière chaque fois qu’il rencontre dans le texte l’expression « salle basse », « cabinet » ou « galerie » afin de reconstituer rigoureusement la disposition spatiale des pièces de la maison d’Orgon pour retrouver lesdites trois portes..
Deux manières d’imaginer
À la lumière des exemples précédents, on ne s’étonne pas qu’en études théâtrales, les travaux sur l’imaginaire du lecteur à proprement parler restent assez peu nombreux. De notre part, nous n’avons réussi à trouver qu’un seul article, relativement récent, sur le rôle de l’imagination dans la lecture des textes dramatiques, et notamment « Les yeux du théâtre » de Jean de Guardia et Marie Parmentier18 . Les auteurs confirment nos propres intuitions en faisant remarquer que la problématique en question a été depuis longtemps négligée dans le domaine : même dans Lire le théâtre d’Anne Ubersfeld, « lire » se définit essentiellement comme « analyser » ; ils proposent alors d’élaborer une théorie de lecture dramatique à partir de l’activité imageante du lecteur. Guardia et Parmentier décrivent d’abord deux régimes de lecture du texte théâtral qui alternent selon le contexte et selon la personnalité du lecteur, la lecture scénique et la lecture fictionnelle. Si dans le cas de la lecture fictionnelle, on se représente directement la fiction (le personnage), dans le cas de la lecture scénique, on se représente une « mise en scène mentale » (un comédien jouant le personnage ou, plus précisément, « une représentation mentale de représentation physique » que l’on est censé reconstituer à partir des éléments fournis par le texte19). Signalons que pour les auteurs, l’intérêt est de démontrer que la lecture du texte dramatique ne se résume pas à la lecture scénique (idée répandue depuis le XVIIe siècle) et qu’il est possible, en fait, de lire un texte de théâtre comme on lirait un roman, c’est-à-dire sans passer par la représentation mentale des comédiens jouant une mise en scène (ce qui isolerait le lecteur de la fiction). Guardia et Parmentier soulignent alors que dans le cas d’une lecture « ordinaire », par un lecteur qui ne serait ni metteur en scène, ni un ignorant qui ne serait jamais allé au théâtre, « la lecture scénique implique la lecture fictionnelle comme l’une de ses composantes » 20 ; et c’est leur « étrange entre-deux » qui constitue la singularité de la lecture d’un texte dramatique : Sa spécificité est de se mouvoir dans un étrange entre-deux, entre deux degrés de représentation mentale : représentation au premier degré (d’une fiction), représentation au second degré (d’une représentation physique d’une fiction)21. Les auteurs mettent ainsi en lumière, et à juste titre, un aspect de la lecture des textes de théâtre sur lequel nous aimerions nous arrêter brièvement, car l’on a tendance à le négliger non seulement sur le plan de l’imaginaire, mais aussi sur le plan de l’interprétation du texte : la lecture d’un texte de théâtre, comme la lecture de tout texte de fiction, pour une bonne part, ne nécessite pas d’intervention ni de participation délibérée de la conscience (imageante) si l’on n’est pas chercheur, acteur ou metteur en scène. Si dans le cas de la lecture scénique « pure », le lecteur doit solliciter son imagination pour pouvoir imaginer l’acteur qui joue Alceste, dans le cas de la lecture « ordinaire », lorsqu’on n’intervient pas dans le travail de l’imagination, l’image mentale d’Alceste surgit d’elle-même. Autrement dit, il s’agit du travail de l’inconscient (qui se traduit alors par un « je vois ») plutôt que de la « mise en scène mentale » qui passe par un effort volontaire. Les chercheurs en sciences cognitives le confirment : un texte, une phrase ou même un mot isolé sollicitent et activent le système visuel du cerveau (donc l’imagination) sans que l’esprit (c’est-àdire l’activité volontaire et consciente) intervienne ; en outre, selon les expériences qu’ils ont effectuées, il y a des phrases qui sont plus propices à générer des images mentales et d’autres qui le sont moins – tout dépend du degré de l’abstraction (il est toujours plus facile d’imaginer une chaise verte qu’un amour éternel). Pourtant, tout en soulignant que presque chaque être humain est capable de se forger des images mentales lorsqu’il y est invité, ils indiquent qu’en matière d’imagerie spontanée, il existe des sujets imageants et des sujets peu imageants : ces derniers, lorsqu’ils lisent un texte (de fiction), voient peu ou ne voient pas du tout d’images surgir. Il est peu probable qu’ils représentent la majorité des lecteurs, mais cela pourrait expliquer, au moins en partie, le fait que certains chercheurs admettent, tacitement ou explicitement, qu’une image mentale a besoin d’être créée par le sujet lui-même…