L’intertexte épique moderne dans la théorie et la
pratique de l’épopée chez Chateaubriand
Le « déjà dit » ou le « dit ailleurs » : l’imitation et l’étude des sources
Formulation théorique moderne et, bien sûr, beaucoup plus articulée que l’émulation classique (zèlos) ou le respect du canon, l’intertextualité21 ne peut certes pas ignorer les doctrines anciennes qui en ont, en quelque sorte, encouragée la naissance. Car, on le verra, analyser de plus près les différentes techniques de la reprise textuelle et les multiples fonctions de la parole d’autrui dans les œuvres de Chateaubriand, est avant tout « tisser » une « bibliothèque » matérielle et mentale de l’écrivain, ou bien se demander dans quelle « filiation22 » il s’inscrit. D’autant plus, on l’a déjà dit, si le dialogue23 avec les prédécesseurs s’entame au sein d’une épopée ou – c’est le cas du Génie – dans un traité à vocation poétique. De là, les problèmes d’influence, de transmission, d’hérédité ou d’héritage, différemment distribués dans mon corpus, tantôt théorique tantôt directement épique, et constamment sousjacents à l’idée même d’intertexte. En d’autres mots, ce qu’on veut suggérer par ces quelques lignes n’est qu’une simple constatation en amont de toute approche critique : « le sentiment de l’interaction des textes existait depuis longtemps24 », lorsqu’un auteur comme Chateaubriand, passant par la Révolution historique et littéraire de son siècle, a ouvert le débat sur les épiques (et avec les épiques). Il faisait partie – dirais-je encore une fois – « des attentes du lecteur, des stratégies de l’auteur et des caractéristiques plus ou moins floues de l’œuvre25 ». Et aujourd’hui les stimulantes interrelations que la re-lecture de ses textes engendre à chaque page semblent bien le confirmer : le Chateaubriand épique est, avant tout et surtout, un Chateaubriand « réécrivain26 » des épiques. Cependant, si tout a été « déjà dit » par quelqu’un et « ailleurs », le défi d’une œuvre nouvelle, au moment même où « reconnaître un poème pour épique, c’est […] donner un crédit prodigieux à sa leçon morale ou politique27 », va bien au-delà d’un simple exercice d’érudition28 : « l’auteur (au sens très large du terme), en choisissant tel ou tel genre, choisit une certaine forme, recherche une certaine efficacité, d’une certaine manière ; que son texte agit de telle ou telle façon sur un auditeur ou un lecteur qui est dans telles ou telles conditions matérielles ou dans telles ou telles dispositions d’esprit29. » Après l’événement climatérique de 1789, les massacres de la Terreur et, plus tard, l’aventure napoléonienne, des rides profondes et des cases vides marquent le visage de la France, où une nouvelle quête de valeurs historiques s’avère par conséquent nécessaire. Cette reconstruction requise, seule l’écriture d’un grand poème épique, pour sa portée « philosophique30 » dans l’art d’écrire le vraisemblable (ce qui peut être possible), peut se dresser en espace de réflexion, et fabriquer « au sens aristotélicien, un passé comme leçon sur le présent31 ». Chateaubriand, entre autres, relève le défi et – tradition générique oblige32 – entame son double entretien : d’une part avec ses sources, d’autre part avec son Temps, tantôt en superposant ses interlocuteurs, tantôt en les faisant interagir selon des solutions tout à fait originales33 . Et c’est justement sur cette polyphonie de voix, sur cette personnelle orchestration des modèles qu’il faut réfléchir. Puisque « tout travail concret sur les relations intertextuelles passe, de fait, par une étude des sources34 » aussi bien – ajouterais-je – que par l’élaboration antérieure d’un écrivain lecteur35. Le problème, donc, ne pourrait pas se limiter à la constatation de cette marque rhétorique, plutôt normale dans des textes censés s’inscrire dans les règles de leur genre. Bien au contraire, l’enjeu de l’entreprise demeurant la « fabrique » d’un nouveau modèle social à proposer (à la fois religieux, historique et politique36), l’horizon de recherche devrait bien pouvoir s’élargir aux fonctions multiples de la fiction littéraire vouée par l’écrivain à un tel propos37. De là, alors, les innombrables pistes de la mosaïque intertextuelle chez Chateaubriand : quels outils de la « redite » utilise-t-il dans son discours sur l’épopée ? Quels poètes se cachent sous le tissu textuel du « grand genre » ? Qui est cet « autrui » du « déjà dit » et du « dit ailleurs » ? Et encore, dans quels endroits convoque-til ses ombres et quelle valeur ajoutée faut-il y lire dans leur nouveau contexte de réinsertion38 ? En synthèse, si Chateaubriand joue avec ses prédécesseurs tout au long d’un réseau de liaisons qui finit par se constituer en figure – voire en véritable « poétique » – il convient sans aucun doute de mettre au jour la complexité de cette figure, tout au long des principales stratégies de reprise exploitées par l’auteur. Ne fût-ce que, bien entendu, pour une exigence profonde : « Sans bibliothèque, l’écrivain serait condamné au silence, et le « don du ciel », le talent, puise à la parole des morts39. » D’ailleurs, semble nous avertir Philippe Antoine, nous ne sommes pas tout seuls : « L’œuvre dispense sans cesse une série de signaux40 ». Ce sont donc ces signaux, plus ou moins visibles, qu’il faut avoir le soin d’interroger ; ce sont ces mêmes symptômes que l’on doit répertorier.
Chateaubriand par lui-même, ou ce que l’auteur dit de son texte
Il suffit de parcourir certaines pages du Chateaubriand théoricien de la littérature pour s’accorder sur la nécessité – chez l’apologiste et, ensuite, chez l’écrivain41 – d’une épopée qui soit « intertextuelle42 » (à savoir, nourrie par une tradition et située dans une généalogie), sans pourtant renoncer à être « moderne ». Il s’agit évidemment de consulter tout d’abord l’énorme paratexte43 qui suit ou précède le Génie du christianisme, puis Les Natchez et Les Martyrs44. « Les discours préliminaires », suggère Jean-Marie Roulin, « développent une argumentation sur le genre, plaidoyer pour une certaine approche de l’épopée, et justifient le choix du sujet et son traitement45 ». Remettonsnous-en au repère ponctuel des déclarations de traitement « textuel » sorties de la plume de Chateaubriand. L’apologie du christianisme, publiée par le jeune auteur à sa rentrée de l’exil, et conçue pour enseigner une « religion du sentiment46 » aux lecteurs sortis des Lumières et de la Révolution, attire tout de suite l’attention sur deux déclarations. Elles ressortent de la « Défense du Génie du christianisme », « apologie d’une apologie » – dirait-on – que Chateaubriand se vit obligé de joindre à son ouvrage à partir de la seconde édition47 : « L’auteur ne finirait point s’il voulait citer tous les écrivains qui ont été de son opinion sur la nécessité de rendre la religion aimable, et tous les livres où l’imagination, les beaux-arts et la poésie ont été employés comme un moyen d’arriver à ce but. » [G., 1106] ; « L’auteur ne peut pas parler d’après lui-même du plan de son ouvrage […] ; car un plan est chose d’art, qui a ses lois, et pour lesquelles on est obligé de s’en rapporter à la décision des maîtres. » [G., 1108]. Et ces affirmations, d’ailleurs, ne font que reprendre en écho une disposition déjà incarnée dans la « Seconde Partie48 » du traité, à savoir la plus riche en réflexions poétiques49 : « l’écrivain original n’est pas celui qui n’imite personne, mais celui que personne ne peut imiter. » [G., II, l. I, ch. 3, 637] C’est exactement dans ces pages que la religion chrétienne (proposition constructive de Chateaubriand à ses contemporains50) croise la littérature qui, à son tour, en devient la preuve la plus évidente de la validité esthétique et morale51. Enfin, quoique son propos – à l’aide de la religion des Pères52 bien sûr – soit celui de « chercher la voie de la littérature moderne »53 , l’auteur ne manque pas de se placer dans une lignée épique précise54. En résumé, dans la construction du poème épique idéal (l’épopée chrétienne), l’exigence revient au jeune théoricien de regarder en arrière. Mais, quelles épopées analyser dans le développement de ce discours ? Quels poètes ? Quelle est donc la galerie d’auteurs convoquée par l’apologiste ? Comment les faire revivre dans de nouvelles tentatives d’écriture ? Si la « Préface » des Natchez – dont la genèse complexe a fait l’objet d’une excellente introduction de Jean-Claude Berchet55 – ne contient qu’une brève remarque sur l’exigence d’une « filiation » littéraire (liée d’ailleurs à l’idée générale d’un genre codifié56)
Le monument épique moderne en construction
Une vérité simple, donc, se dégage des mots de Christine Montalbetti : « Explorer les textes de Chateaubriand aux gestes de la poétique – ceux-là mêmes qui interrogent les contours des genres, le travail de l’intertextualité, ou encore l’effet dynamique des figures, considérées en leur sens le plus large – c’est espérer ainsi rendre le compte des mécanismes du texte, de son faire, selon l’étymologie, ou, si l’on veut, de sa fabrique63. » Et deux passages consacrés au style de l’écrivain lui font écho : « Son œuvre a de l’anthologie. Citations, réécritures, variations autour de topoï… dessinent un paysage culturel qu’une voix singulière colore » ; « c’est en citant que Chateaubriand élabore son propre discours64. » Cependant, doit-on retenir les mêmes remarques dans la perspective d’un monument épique moderne en construction ? Quel « paysage culturel » et quel « discours » élabore Chateaubriand au fil des innombrables stratégies génériques mises en œuvre par l’épopée ? Éclairés sur le premier point par les études de Jean-Marie Roulin65, et ayant pour but celui de reconstruire une pensée à travers les textes, commençons par l’examen du procédé intertextuel le plus voyant66, la citation. Car, en tant que bon poète épique en quête d’autorités (pour se faire autorité lui-même67), Chateaubriand cite, et cite abondamment.
La citation
Sachant, tout d’abord, que cette forme de reprise convoque un texte-source – du moins dans sa définition minimale68 – de façon claire et avouée69, on ne doit pas être surpris par l’abondance de son usage dans un traité à vocation apologétique. Ne fût-ce que pour une exigence d’autorité légitime qui gît derrière toute tentative de soutenir ses propres idées par des témoignages concrets. C’est donc le Génie – bien entendu – qui apparaît comme l’endroit privilégié de ce rappel intertextuel. Ce qui revient à dire, en d’autres termes, que si la citation est un prélèvement visible d’un texte à l’autre (ou d’un auteur à l’autre70), et que sa signification primordiale se veut celle de « rappel », « preuve », ou « appui71 », c’est plutôt dans l’ouvrage anthologique d’un théoricien de la littérature72 qu’il faut questionner son fonctionnement. Du moins – il faut y insister – dans sa forme pure73 . Après avoir exprimé la nécessité d’évaluer « les effets du christianisme sur la poésie » – et une fois l’essentialité de l’épopée établie autour des trois axes de merveilleux,
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