L’interface Langage/Pensée

l y a deux questions auxquelles nous devons répondre avant de pouvoir caractériser de manière intelligible ce qui se trouve à l’interface entre le langage et la pensée. La première est celle de la nature de la pensée, la seconde est celle de la nature du langage. S’il y a interface entre langage et pensée, encore faut‐il qu’il y ait un système linguistique distinct du système conceptuel. Quant au système linguistique, encore faut‐il le définir précisément. Par exemple, beaucoup d’animaux non humains utilisent un langage plus ou moins élaboré pour communiquer. Les analyses que nous développerons s’appliqueront‐elles également à la cognition animale ? Peut‐on parler de systèmes linguistiques animaux au même titre et de la même manière que du système linguistique humain ou bien les animaux ont‐ils de simples systèmes de communication ontologiquement différents et inférieurs à notre langage qui serait alors le seul véritable système linguistique ?

Commençons par adopter un postulat radicalement naturaliste. Bien sûr, quelqu’un comme Heidegger a des phrases définitives sur le fait que la science ne pense pas et que la véritable pensée est de part en part philosophique. Nous ne sommes pas vraiment sûr de comprendre ce qu’il entend par là et partirons en ce qui nous concerne de l’idée que les méthodes des sciences actuelles ainsi que leurs résultats sont le point de départ obligé de toute investigation sérieuse de la nature de la pensée et du langage. Nous n’argumenterons pas pour cette position qui est plus une pétition de principe et un cadre régulateur qu’objet de discussion dans ce travail. Nous allons aborder brièvement un certain nombre de questions préliminaires avant de donner un aperçu général des questions que nous traiterons dans ce travail et de la thèse que nous défendrons.

Légitimité de la distinction langage/pensée
D’une certaine manière, il n’y a aucune légitimité à opposer strictement le langage et la pensée. Pour qui défend une approche naturaliste, il est évident que le langage n’est pas seulement un outil pour exprimer nos pensées, c’est également un produit de notre biologie et un outil qui nous permet de penser. En ce sens, le langage est de la pensée et la question de l’interface entre langage et pensée n’a pas grand sens. Même si on accepte cette manière de voir, on peut cependant délimiter un système linguistique que l’on peut facilement isoler du reste de la cognition. Par exemple, si le langage implique la pensée et même si nous menons certaines de nos réflexions grâce au langage, il suffit d’étudier les aphasiques pour se rendre compte que la cognition ne se limite pas à et n’est pas strictement déterminée par l’existence d’un langage. Il existe différentes formes d’aphasie qui vont de l’agrammatisme à la dysprosodie en passant jargonaphasie ou la dyssyntaxie.

Dans chacun de ces cas, ce qui est documenté de manière consistante, c’est que l’absence partielle ou complète du langage n’est pas accompagnée d’une élimination des capacités cognitives. L’on peut donc a priori convenir avec Fodor (1975) qu’il y a une relative modularité de l’esprit et que les différentes parties du cerveau responsables de nos capacités linguistiques ne contrôlent pas les autres aspects de la cognition humaine. Sur le plan biologique, la faculté de langage elle‐même est modulaire avec certaines régions du cerveau s’occupant exclusivement de la syntaxe alors que d’autres gèrent la nominalisation et d’autres encore de la phonologie. On peut donc définir biologiquement un système linguistique dont il est intéressant de voir comment il s’intègre au reste de la cognition humaine.

La notion de langage
Une autre question qui se pose, quand on accepte la légitimité de la distinction d’un système linguistique est celle de savoir en quoi consiste le langage. Nous avons dit que le langage lui‐même est modulaire avec différents aspects gérés par différentes parties du cerveau humain. Si tel est le cas, quelle est la légitimité de regrouper ces différents aspects dans une même catégorie, celle de langage ? Avant de répondre à cette question essayons simplement de définir la notion de langage. On peut employer le mot langage sous au moins deux acceptions non exclusives l’une de l’autre :
• On peut considérer qu’un langage est un système de signes structurés permettant, à partir d’un nombre fini de signes primitifs d’engendrer un certain nombre de signes finaux en déployant des règles de production bien définies. C’est en ce sens que les mathématiques, la logique ou même l’art constituent des langages. Ces systèmes formels ne sont pas nécessairement destinés à être décodés mais sont simplement un moyen naturel ou artificiel grâce auquel l’information est encodée. Ainsi, dire comme le faisait Galilée que le livre de la nature est écrit en langage mathématique ne présuppose pas nécessairement qu’il y ait un locuteur de ce langage qui encode l’information sous cette forme ou qui la découvre. Tout ce que ça dit, c’est que l’information sur la nature est disponible et lisible sous cette forme qu’il y ait ou non une entité capable de la décoder. Les langues naturelles sont considérées comme des systèmes formels comme les autres ayant une structure grammaticale qui permet d’engendrer, à partir d’unités comme les mots et de règles de combinaisons comme les règles grammaticales, des phrases qui peuvent être en nombre potentiellement infini. Une telle manière de voir est commune aux structuralistes, aux sémanticiens formels et aux linguistes génératifs quelles que soient par ailleurs leurs différences.
• Une seconde acception voit le langage comme étant essentiellement un moyen de communication permettant de transmettre intentionnellement de l’information à un ou des congénères. C’est une approche pragmatique du langage qui peut faire abstraction de sa structure pour se focaliser sur ses usages. Le danger étant bien évidemment de perdre de vue la complexité du langage en tant que système formel pour n’en conserver que l’aspect codique. Si l’on a cette vision pragmatique du langage, on met ensemble la communication animale et le langage humain, tous deux étant des instruments facilitant l’interaction avec les congénères.

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La notion de langage qui nous intéressera dans ce travail combinera nécessairement ces deux acceptions du terme langage. Un langage qui ne serait pas au moins un système formel avec des termes primitifs et une grammaire permettant d’engendrer d’autres termes serait trop pauvre pour prétendre représenter les langues humaines qui sont ici notre principal objet d’étude. Bien avant l’avènement de la linguistique générative, il a toujours été clair que pour qu’on puisse parler de langage, il faut au moins un système de signes ainsi que des règles de concaténation de ces signes. Autrement, on aurait à manipuler une infinité de noms qui ne pourraient servir qu’à désigner des objets. Par ailleurs, l’idée d’un langage qui ne servirait pas à communiquer nous paraît intenable. Chomsky soutient certes que le but premier du langage n’est pas la communication mais même dans sa conception, un langage actualisé sert à communiquer. Même si l’on accepte son hypothèse selon laquelle la faculté de langage est une faculté innée ayant sans doute émergé pour nous aider à manipuler de l’information, il n’en demeure pas moins que nous n’utilisons pas seulement cette faculté pour penser mais également pour communiquer avec nos semblables et leur transmettre de l’information.

Un dernier aspect du langage dont il nous paraît important de tenir compte est son aspect à la fois symbolique et arbitraire. Les signes linguistiques ne sont pas de simples reproductions ou des imitations du réel comme pourraient l’être des onomatopées. Ce sont des entités qui mettent en relation de manière arbitraire un signe (représentation graphique ou sonore) et un objet extérieur ou intérieur de sorte à nous permettre d’échanger de l’information avec nos semblables. Pour comprendre cette notion de symbole arbitraire, comparons le langage humain avec la danse des abeilles qui permet à l’abeille éclaireuse d’indiquer à ses congénères où trouver du pollen. Depuis les travaux de Karl von Frisch dans les années 20, on a compris que la danse des abeilles est une chorégraphie complexe obéissant à une grammaire et permettant d’indiquer la direction et la distance d’une source de nourriture par rapport à la position du soleil et à celle de la ruche. Étant donnée que distances et positions sont variables, la danse est elle même flexible et l’on pourrait penser qu’il y a là une symbolique et un véritable langage. Malgré tout, Benveniste (1952 ) montrera que l’on ne peut pas véritablement parler de langage dans le cas de la danse des abeilles mais uniquement d’un « code de signaux ». Et il ajoute que cette classification de la danse des abeilles en code de signaux permettrait de rendre compte de toutes  ses caractéristiques i.e. : « la fixité du contenu, l’invariabilité du message, le rapport à une seule situation, la nature indécomposable de l’énoncé, sa transmission unilatérale. » A contrario, c’est justement parce que le langage humain permet de mettre arbitrairement en rapport des signes linguistiques avec des entités que nous pouvons l’utiliser pour exprimer n’importe quel contenu, dans n’importe quelle situation, et exprimons donc à son aide des messages variés selon le contexte. Par ailleurs, contrairement à la grammaire du code de signaux qu’est la danse des abeilles, la grammaire de la langue est véritablement productive nous permettant de produire une infinité de phrase alors que les combinaisons possibles pour la danse des abeilles sont strictement contraintes par les situations géographiques possibles et sont par conséquent finies.

Une chose que nous montre cette évocation de l’analyse de la danse des abeilles par Benveniste est que la comparaison de la cognition animale avec la cognition humaine peut nous permettre de préciser les aspects de la cognition humaine qui nous intéressent. C’est dans cette optique nous allons brièvement nous intéresser dans ce qui suit aux essais d’enseignement du langage aux primates non humains avant de terminer en précisant quelle théorie sur la nature de la pensée sera sous jacente à ce travail.

Table des matières

PRÉLIMINAIRES
LÉGITIMITÉ DE LA DISTINCTION LANGAGE/PENSÉE
LA NOTION DE LANGAGE
APPRENDRE DE NOS COUSINS
L’ENSEIGNEMENT DU LANGAGE AUX PRIMATES NON HUMAINS
PRODUCTIVITÉ ET SYSTÉMATICITÉ
QU’EST‐CE QUE LA PENSÉE
LA THÉORIE REPRÉSENTATIONNELLE DE L’ESPRIT
LA THÉORIE ICONIQUE DE LA COGNITION
LE CONNEXIONNISME
DIRECTIONS
FORME LOGIQUE ET FORME GRAMMATICALE
FREGE & LES LANGUES NATURELLES
LE PROJET FRÉGÉEN
LE PIÈGE DE LA SUBJECTIVITÉ
SENS & DÉNOTATION
SE MÉFIER DE LA GRAMMAIRE
CONCLUSION
L’EXEMPLE DES DESCRIPTIONS DÉFINIES
RUSSELL ET LES DESCRIPTIONS
CRITIQUES STRAWSONIENNES
RÉPLIQUES RUSSELLIENNES
USAGE RÉFÉRENTIEL & USAGE ATTRIBUTIF
CONCLUSION
FORME LOGIQUE ET FORME GRAMMATICALE CHEZ DAVIDSON
LA VÉRITÉ SELON TARSKI
DAVIDSON ET LA CONVENTION T
LA FORME LOGIQUE DES PHRASES D’ACTION
CONCLUSION: L’IMPASSE FORMALISTE
CRITIQUES DES PHILOSOPHES DU LANGAGE ORDINAIRE
LES LIMITES DE LA FORMALISATION LOGIQUE CLASSIQUE
SORTIE D’IMPASSE
RÉALISER LE PROJET FRÉGÉEN
DAVID LEWIS ET LES ADVERBES DE QUANTIFICATION
LE PROGRAMME MONTAGOVIEN
Montague critique de Chomsky
Une grammaire universelle
Syntaxe
Sémantique
Théorie de la signification
Théorie de la référence
Les NP comme quantificateurs généralisés
CONCLUSION
GRICE : DE LA SIGNIFICATION NON‐NATURELLE AUX IMPLICATURES
SIGNIFICATION NATURELLE VS SIGNIFICATION NON NATURELLE
UN DÉTOUR PAR LES SENSE‐DATA
La théorie causale de la perception
Austin et les sense data
La condition D‐D au secours de la TCP
UNE LOGIQUE DE LA CONVERSATION
La notion d’implicature
Les maximes de la conversation
Les implicatures conversationnelles
CONCLUSION

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