L’institution du mariage et ses transformations en Chine rurale contemporaine

Au début du mois de juillet 2013, je me suis rendu dans mon village natal, Zhang, non pas pour une visite familiale comme à l’accoutumée, mais dans l’espoir de mettre en place une enquête ethnographique exploratoire pour mes recherches doctorales à venir. Pendant ce premier séjour de recherches de plus de deux mois, j’ai eu l’occasion de me mettre en contact et de bavarder avec plusieurs villageois. Lors des discussions avec les habitants, je me suis retrouvé confronté à une réalité dont j’avais peu conscience et qui semblait les préoccuper fortement : les villageois n’avaient de cesse de m’interroger sur, ce qu’ils appellent, mon « problème personnel » geren wenti 个人问题, une expression souvent utilisée en milieu rural pour dépeindre l’obligation de trouver un conjoint. Ayant 24 ans à ce moment précis, mon statut conjugal intriguait énormément les villageois, puisque d’après eux, à mon âge, « il faut penser sérieusement à ce problème personnel » yao renzhen kaolü hunyin wenti 要认真考虑个人问题, car au village de Zhang la majorité des jeunes de ma génération étaient soit déjà mariés, soit engagés dans des fiançailles en vue d’un mariage.

Que ce soit avec finesse ou de manière frontale, les villageois que je rencontrais cherchaient à connaître ma vie personnelle et intime. Ils faisaient appel à des formulations différentes, parfois très directes « alors, tu as une petite copine hein ? », d’autres fois détournées « est-ce que tu as déjà commencé à réfléchir un peu à ton problème personnel ? », ou bien encore, d’un ton provocant sous couvert de plaisanterie « la prochaine fois que tu rentres, n’oublies pas d’amener ta copine ! ». À ces interrogations répétées, parfois lourdes, je leur répondais poliment par la négative. Mes interlocuteurs désespérés par mon statut de célibataire prirent la posture de conseiller : « il ne faut pas se focaliser seulement sur les études, il faut trouver un équilibre entre la vie personnelle et le travail ! Essaie de nous amener une fille la prochaine fois ! ».

Quand un jeune villageois atteint l’âge nubile , le mariage devient un impératif à mettre à l’ordre du jour. L’entrée dans l’institution matrimoniale pour la plupart des villageois n’est absolument pas une question de choix, mais plutôt une étape nécessaire de la vie, car l’union par le mariage est « considérée comme le destin naturel et obligé des êtres humains en vue d’assurer la descendance du groupe familial » (Catherine CAPDEVILLE-ZENG 2011). Par ailleurs, cette obligation du mariage se révèle notamment dans les conversations, car les villageois ne me demandent pas si je désire me marier mais plutôt quand aura lieu mon mariage. Autrement dit, le discours sous-jacent des habitants correspond à : « nous savons que tu vas te marier, mais nous ne savons pas quand tu vas le faire ».

Le mariage est une institution qui n’est guère remise en cause dans la mentalité des villageois. Un célibataire âgé de plus de 30 ans est considéré comme anormal, et aura tendance à souffrir du regard accusateur des autres membres de sa communauté villageoise. Lors de mon premier séjour (et ceux qui suivirent), j’ai très fréquemment entendu des villageois commenter l’entrée tardive ou inexistante dans le mariage d’autres personnes du village. Selon eux, ce fait est le résultat de divers problèmes : le faible capital économique de l’individu, et plus largement celui de la famille ; des problèmes physiologiques (handicap physique, troubles mentaux, infertilité, etc.) ; voire un mauvais caractère ou des comportements considérés comme irresponsables (dettes, casier judiciaire, etc.). En revanche, une personne veuve ne subit pas la pression de perdre la face échappant aux médisances des autres villageois. Ainsi, un individu n’est considéré comme normal qu’à condition qu’il se soit engagé au moins une fois dans l’institution du mariage. Pour un villageois, «mari(e) de » ou « père/mère de » sont des statuts à la fois individuels et sociaux, sans lesquelles la légitimité de l’être humain dans ses relations sociales serait compromise.

Ainsi, je me suis rendu rapidement compte que le « problème personnel » que les villageois emploient pour désigner le mariage n’est d’aucune manière une affaire personnelle, puisqu’un individu ne peut décider de son plein gré de son projet marital, que ce soit lors de la prise de décision de s’engager dans l’institution matrimoniale, lors du choix de la période du mariage, voire de la date, ou bien encore, et plus implicitement, lors de la décision d’avoir un enfant, qui est perçue comme « naturelle » après l’union maritale de deux personnes. Outre la tension entre la dimension personnelle et la dimension sociale du mariage, d’autres phénomènes paraissant « paradoxaux » de prime abord surgissent également tout au long de mon enquête de terrain : les jeunes villageois sont autonomes dans le choix du conjoint, mais dépendent fortement de leurs parents sur le plan financier ; le mariage d’amour est souvent recherché et apprécié par la jeunesse villageoise, mais ne correspond que rarement à la réalité au regard des pratiques.

Les données recueillies au village de Zhang concernant les pratiques matrimoniales contemporaines semblent ne pas épouser pleinement la thèse de l’individualisation de la société chinoise proposée par l’anthropologue sino-américain YAN Yunxiang. Dès son apparition en 2010, la théorie de YAN Yunxiang est devenue l’outil théorique majeur pour expliquer les grands traits de la transformation sociale en Chine contemporaine. D’après cet auteur, la Chine aurait connu une double transformation sociale au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, dont l’une est dans le domaine subjectif, l’autre dans le domaine objectif. Le domaine subjectif, nommé comme « la montée de l’individu » (the rise of the individual) signifie « la réforme de soi et la recherche de l’identité individuelle. (…) L’importante croissance de l’émotion et du désir dans la vie privée est l’un des changements les plus importants qui ont eu lieu dans le processus de l’individualisation » (YAN Yunxiang 2010a, p. 504). Le domaine objectif, nommé comme « l’individualisation de la société chinoise », signifie les changements structurels conduits par des réformes institutionnelles, politiques et économiques (Ibid., p. 497).

Il s’agit ainsi de deux niveaux de transformation, dont l’un est au niveau microsocial, privé et individuel, et l’autre au niveau macrosocial, public et structurel. En exprimant que « la montée de l’individu modifie significativement la structure des relations sociales, ce qui entraîne l’individualisation de la société chinoise » (2010b, p. 2), YAN Yunxiang semble soutenir qu’il existe une coordination systématique entre ces deux niveaux, qui iraient dans le même sens, sans pour autant questionner la possibilité d’une discordance ni d’une hiérarchie entre ces deux niveaux. Nous pouvons raisonnablement penser que la transformation dans le niveau microsocial, privé, et individuel ne conduit pas nécessairement à une transformation dans le niveau macrosocial, public et structurel, d’autant plus que le premier niveau est subordonné au second niveau.

Ainsi, pour examiner l’existence d’une transformation structurelle de la société, cela nécessite une véritable démonstration par l’identification minutieuse des changements appuyés sur des données empiriques et par l’analyse des niveaux structurels dans lesquels interviennent ces changements. La présente thèse s’inscrit dans cette démarche et vise à apporter des éléments de compréhension à la problématique suivante : les changements observés dans les pratiques matrimoniales signifient-ils une véritable transformation structurelle de l’institution du mariage, ou bien une modification et/ou une réadaptation au niveau secondaire qui ne remet pas en cause la valeur prééminente du mariage ?

Table des matières

Introduction générale
Chapitre I Le choix du conjoint
Chapitre II La photographie des robes nuptiales
Chapitre III Les temporalités de mariage
Chapitre IV Les échanges matrimoniaux
Chapitre V La cérémonie de mariage
Chapitre VI Le banquet de noces
Conclusion générale

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