L’INSOCIABLE SOCIABILITÉ COMME MOTEUR DU PROGRÈS CHEZ KANT
L’IDÉE D’UNE FINALITÉ NATURELLE
La finalité naturelle Pour comprendre, avec Kant, ce que signifie l’idée que la nature agit en vue de fins, il suffit de nous interroger sur l’idée de nature. Nature signifie l’ensemble des caractères qui définissent une chose ou bien les caractères innés d’une chose, l’essence des choses. La nature des choses est donc le premier principe qui fait que les choses sont ce qu’elles sont. « La nature d’une chose est la fin en fonction de laquelle cette chose se développe naturellement »16 . La nature n’agit pas au hasard, sa méthode n’est pas celle tâtonnante ou bien imbue d’erreurs et d’essais comme celle des êtres humains. Pour Kant « toutes les dispositions naturelles d’une créature sont destinées à se développer un jour complètement et conformément à une fin. »17 . Cela signifie qu’il y a une finalité dans la nature intrinsèque des choses. Il nous montre que la nature ne fait rien en vain. En effet la nature n’est pas livrée au hasard, elle ne tâtonne pas, elle ne rate presque jamais son coup. Un organe qui ne contribue pas à la vie de l’organisme ou un organe qui n’a aucune finalité, relève de l’absurdité. Chaque partie de l’organisme occupe une fonction bien déterminée en vue de la réalisation de la vie humaine. Cela serait donc une contradiction qu’un être de la nature ait un organe qui ne participe pas à sa réalisation et à son développement. L’idée de finalité naturelle nous empêche de penser à une telle absurdité. Ainsi une téléologie naturelle, c’est-à-dire une étude des finalités de la nature a pour but de nous faire comprendre que tout organe contribue au développement et à la réalisation de l’organisme dont il en constitue une partie. Donc au regard de cette doctrine téléologique de la nature, un agencement qui n’atteint pas son but n’est rien d’autre qu’une simple contradiction. « Si nous nous écartons de ce principe, nous n’avons plus affaire à une nature conforme à des lois, mais à une nature qui joue sans aucun but ; et l’indétermination désolante vient prendre la place du fil conducteur de la raison ». La théorie Kantienne de l’histoire, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1998, p.83. Ce principe téléologique s’applique à l’homme qui est un être de la nature comme tous les autres êtres vivants. L’homme n’a pas été défavorisé par la nature parce que ses organes ou ses dispositions sont destinés à se développer complétement et conformément à une fin. Le désordre des actions humaines semble indiquer que la nature nous a oubliés contrairement aux animaux à qui celle-ci a doté un instinct prédéterminé. L’homme est-il le plus mal loti des animaux ? Pour Kant la nature a voulu que l’homme cultive sa raison pour en faire un usage complet. L’homme n’est pas donc abandonné par la nature, il est bien pris en compte par celle-ci. Cela signifie que la téléologie naturelle se prolonge en une téléologie de l’homme ou de son espèce. Il nous dit à ce propos « chez l’homme (en tant qu’il est la seule créature raisonnable sur terre), les dispositions naturelles qui se rapportent à l’usage de sa raison ne devaient se développer complétement que dans l’espèce, mais non dans l’individu »19 . Et ces dispositions naturelles ne sont rien d’autre que l’intelligence selon Kant. L’éducation distingue l’homme de l’animal. Parce que l’instinct n’a pas à être cultivé, l’animal est pleinement lui-même dès sa naissance contrairement à l’homme qui doit cultiver son corps et sa raison pour devenir homme. La nature n’a pas enfermé l’homme comme l’animal ; l’homme est capable de s’inventer des projets, d’avoir des buts précis contrairement à l’animal qui n’agit que par instinct. La nature donc n’empêche pas l’homme d’être libre, mais elle le rend apte à la liberté. Kant va souligner aussi la brièveté de la vie de l’homme pris individuellement. L’homme pour qu’il puisse atteindre son plus haut degré de perfection a besoin de temps. La vie est trop courte pour pouvoir permettre à l’homme de s’élever au plus haut degré de perfectionnement. Kant a souvent remarqué que la vieillesse nous affaiblit, et nous empêche d’achever pleinement notre œuvre. Il faut donc que nous passions le relais à nos descendants qui doivent d’abord refaire le parcours par le biais de l’histoire avant de le poursuivre. Toutefois il y a une possibilité que la nature ne se trompe pas du tout. Elle rappelle qu’il faut penser le sens de l’histoire humaine en tenant compte, non pas à un seul individu, mais à l’espèce toute entière. Tant que nous considérons seulement l’individu, la vie humaine paraîtra vaine et sans finalité. Mais dès que nous prenons en compte le développement de l’espèce toute entière dans l’histoire, nous retrouverons le fil conducteur et le but final de la nature. Le progrès des Lumières semble justifier que l’histoire est fondée sur l’idée d’un 19 KANT, idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Texte intégral * Commentaire de JeanMichel Muglioni, collection dirigée par Jean-Yves Chateau, Paris, Ed. Bordas, 1988, p.11. 12 progrès. Muglioni nous dit à ce propos : « l’idée d’un progrès des Lumières nous donne le moyen de penser que l’humanité n’a pas été créée en vain ; les capacités, les talents et les dons humains se développent et se développeront au cours de l’histoire (…) »20. Ainsi la vie de l’espèce humaine tend bel et bien vers le progrès et l’idée d’une nature providentielle a levé les doutes que la brièveté de la vie humaine posait. La notion de progrès n’est pas forcément synonyme d’amélioration. En effet il y a des progressions qui ne réjouissent pas forcément l’homme, c’est le cas des progressions de certaines maladies. Rousseau, qui n’ignorait pas les progrès scientifiques et techniques, se demandait si les hommes en avaient tiré une morale positive ou régressive. Ainsi le développement des sciences et des techniques nous permet d’en savoir plus sur la nature ; mais ce progrès s’accompagne de facto d’un développement des passions. Et celui-ci va à son tour causer des oppositions entre les hommes. Ces derniers ne cherchent pas la vérité dans les sciences par amour pour elle, mais ils sont guidés par leurs passions et leurs intérêts personnels.
La finalité de l’histoire
La philosophie kantienne mène bien à une téléologie de l’homme. Celle-ci poursuit l’étude de la finalité dans la nature. La raison humaine se fixe, indépendamment de la téléologie naturelle, des buts qui ne sont pas subordonnés au bonheur. Celle-ci est raison pratique et préside bel et bien à la direction de nos actions. La raison ne vise pas le bonheur, mais la vertu. Donc la destination de l’homme est la finalité morale, c’est-à-dire que notre plus haute fin n’est pas le bonheur mais la moralité. « La certitude que nous avons à faire notre devoir, la certitude morale, fonde la téléologie et toutes nos réflexions sur la finalité en l’homme et dans l’histoire. L’affirmation du sens de l’histoire comme progrès de l’espèce voulu par la nature a pour fondement la certitude que la raison est pratique. Ainsi toute la philosophie kantienne de l’histoire est suspendue à la philosophie pratique, la morale est la clef de voûte de tout le système. »29 . Le développement de l’espèce humaine n’est pas assimilable à celui de l’espèce animale ou végétale. En effet le destin des hommes a, pour nous qui sommes des hommes, un intérêt particulier parce qu’il s’agit de notre bonheur et de notre liberté. Kant dans sa philosophie de l’histoire nous parle souvent de la méchanceté et de la soif de destruction des hommes. Il faut souligner que ce progrès, à un moment précis, se fera à l’insu des hommes, c’est-à-dire sans qu’ils aient à le vouloir. L’idée d’un progrès de l’espèce humaine, voulu par la nature, et non par les hommes, est la seule qui puisse nous permettre de penser que notre histoire n’est pas insensée et que l’humanité tendra vers le mieux. L’idée d’une philosophie de l’histoire nous permet de penser à la réalisation de la liberté dans la nature qui est possible grâce à la téléologie morale et non pas la téléologie naturelle. L’histoire est d’abord l’histoire des guerres, et ils anéantissent les peuples de par les massacres et la misère qui résultent de cet état belliqueux entre les peuples. Les Etats sont dans un état de guerre permanent parce que, même s’ils ne sont pas en conflits, ils sont dans les préparatifs. Pourrons nous espérer que l’histoire réglée par la providence conduira au progrès de l’espèce humaine ? « À quoi bon chanter la magnificence et la sagesse de la création dans le domaine de la nature où la raison est absente ; à quoi bon recommander cette contemplation, si, sur la vaste scène où agit la sagesse suprême, nous trouvons un terrain qui fournit une objection inéluctable et dont la vue nous oblige à détourner les yeux avec mauvaise humeur de ce spectacle ? Et ce serait le terrain même qui représente le but final de tout le reste : l’histoire de l’espèce humaine. Car nous désespérerions alors de jamais rencontrer ici un dessein achevé et raisonnable, et nous ne pourrions plus espérer cette rencontre que dans un autre monde. » . L’ordonnancement naturel, l’organisation des êtres vivants, la loi de la gravitation qui régit le monde peut provoquer notre admiration. L’homme est le seul des êtres de la nature dont nous pouvons dire que son existence a un sens, parce que, non seulement il est un être libre mais son espèce tend vers un but. Si donc l’histoire de l’homme n’était qu’oppression et esclavage, la création de l’homme serait absurde. L’audace de Kant, dans sa philosophie de l’histoire, est d’affirmer que l’homme en tant qu’être libre, a le privilège, en fonction de sa conduite, de décider du sens de sa propre création. D’où la difficulté de comprendre ce qu’il entend par providence ou dessein de la nature. Lorsque Kant nous parle de nature providentielle, il veut juste nous dire qu’elle nous prépare à la liberté, mais elle ne la réalise pas. La liberté ne peut être réalisée que par l’homme et non par la nature. Les hommes sont à la fois sociables, c’est-à-dire, ils éprouvent un certain besoin de vivre ensemble pour pouvoir se développer, et insociables, c’est-à-dire, voulant mener tout à sa guise et prêt à satisfaire ses concupiscences au détriment des autres. Cette « insociable sociabilité »31 fait qu’ils ne peuvent pas se passer de leurs semblables ni vivre sans entrer en conflits les uns contre les autres. Et de même les arbres, dans une forêt, serrés les uns contre les autres ne peuvent que pousser tout droit, tandis qu’isolés, ils pousseraient de manière désordonnée, de même nous pouvons comprendre que la vie en société contraint les hommes, malgré eux, à s’élever droitement, à développer leurs dispositions naturelles et à se donner un droit universel qui réglerait leurs relations. La métaphore de l’arbre et de la forêt permet de voir par quel moyen la nature produit les progrès du droit et de la culture. En dehors de la société le progrès du droit et de la culture est impossible, comme en dehors de la forêt, les arbres ne peuvent s’élever droitement et chercher la lumière du soleil. Mais cohabitant ensemble les hommes, courbés par leurs passions, sont obligés de se redresser et de s’élever droitement. Incapables, de par leur sociabilité, de se passer de leurs semblables, mais en même temps, ils sont poussés à les combattre Donc « la vie en société impose les règles du droit et discipline ainsi les hommes, elle fait leur éducation, comme la forêt permet le développement des arbres auxquels elle donne leur rectitude. Tout se passe bien comme si un tuteur ou un maître contraignait les hommes à vaincre leurs passions et à s’élever, mais il n’y a ni maître ni tuteur. »Kant vise à montrer que le dessein de la nature à la moralité implique une société administrée par un droit universel, c’est-à-dire valant pour tout le monde. Il nous montre dans la quatrième proposition de son texte de 1784 que « l’insociable sociabilité », que nous développerons largement dans notre deuxième chapitre, est le moyen dont se sert la nature pour développer les dispositions naturelles des hommes. Mais cette proposition rendait déjà compte que l’existence d’une société était nécessaire pour le progrès de l’humanité. L’homme ne peut se développer donc qu’au sein d’un Etat. Mais Kant pose un problème fondamental au sein de l’organisation sociale : « le problème essentiel pour l’espèce humaine, celui que la nature contraint à répondre, c’est la réalisation d’une société civile administrant le droit de façon universelle. »33 Pour Kant l’espèce ne peut atteindre sa destination que dans une société ou le jeu de forces antagonistes règne entre les membres qui la composent, mais sans que cet antagonisme n’empiète sur la liberté d’autrui. On doit donc concevoir une société dans laquelle la liberté pourrait se développer sous des lois strictes, justes et universelles.
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