L’insertion sociale et professionnelle des jeunes, anciens détenus, en Tunisie
Le projet EBNI, « un projet pilote »
Naissance du projet et objectifs
Nous l’avons vu dans le premier chapitre de ce rapport, plus de 3 000 jeunes tunisiens auraient quitté le pays pour rejoindre les groupes djihadistes dans les pays voisins et notamment la Syrie selon le CTRET. Plusieurs facteurs expliquent ce phénomène mais c’est souvent « l’échec du Printemps arabe » en Tunisie et le sentiment de désillusion de la jeunesse qui a accompagné cet échec, qui revient comme motif principal. Comme je l’ai exposé dans le premier chapitre, la révolution a ouvert la voie à une démocratie moderne fondée sur la liberté d’expression, l’Etat de droit, le respect des libertés fondamentales, etc. En même temps, les disparités socioéconomiques et régionales ont créé un sentiment de frustration plus spécifiquement chez les jeunes tunisiens. Comme le rappelle Zahra Ben Nasr dans une interview accordée au site de web-manager center (« Lancement du projet “EBNI” pour prévenir la radicalisation des jeunes sortant de prison », 2018), plusieurs facteurs peuvent expliquer que les jeunes rejoignent les rangs des djihadistes, tels que la déstructuration du lien familial ou scolaire, précarité économique, sociale et émotionnelle ou encore perte des valeurs et effritement du lien social. Evidemment, tous les jeunes ne s’engagent pas aux côtés des islamistes radicaux mais cette désillusion postrévolutionnaire qui touche bon nombre de jeunes peut les conduire à commettre des actes de délinquance, les menant parfois jusqu’en prison. Comme je l’ai explicité dans le premier chapitre, les lieux de détention apparaissent comme des terrains propices au développement d’idées extrémistes. En détention les jeunes perdent leurs repères, s’isolent et peuvent faire de mauvaises rencontres, ce qui les pousse parfois à choisir la voie de l’extrémisme religieux. Même s’il faut nuancer ce propos car comme l’explique Franck Bulinge dans son étude (Bulinge, 2016) la radicalisation religieuse n’est qu’une option parmi d’autres. C’est dans ce contexte que Face Tunisie a décidé de lancer, en Mars 2018 et pour une durée de trois ans, le projet EBNI « Prévenir la radicalisation par l’insertion sociale et professionnelle », projet cofinancé par Europaid . Le développement de ce projet fait suite à un appel de la Commission européenne établi dans le cadre du « programme d’action annuel (PAA) 2016 de l’Instrument contribuant à la Stabilité et à la Paix (IcSP) institué par le règlement n° 230/2014 du Parlement européen et du Conseil du 11 mars 2014 » . Le volet en question s’inscrit dans une stratégie de prévention des conflits, de construction de la paix et de prévention des crises. Il place les jeunes et les femmes comme principaux acteurs cibles de la société civile. L’objectif global de l’appel à proposition est l’appui des acteurs non-étatiques dans les actions visant à « améliorer la résilience des jeunes et des femmes dans la prévention et la lutte contre la radicalisation et de l’extrémisme violent ». Le projet EBNI (« ابني (« qui peut se traduire du tunisien au français par « Construis », avec l’idée que les jeunes sont les acteurs/actrices de leur réinsertion et construisent leur propre avenir dans ce projet. Le mot « ابني « signifie également « mon enfant » en tunisien, renvoyant à l’idée que les jeunes en conflit avec la loi ont le droit à une seconde chance, qu’il peut s’agir de tous les enfants et que pour cela il ne faut pas les stigmatiser. Le slogan qui apparait en tunisien sous le logo du projet est « خير غدوة وشوف ,« il signifie en français « et regarde demain sera mieux ». Ainsi, ce programme vise à améliorer le futur des jeunes bénéficiaires en leur proposant un accompagnement global et en les rendant acteurs de leur futur. Europaid est une délégation de l’Union européenne en charge du pôle Méditerranée/ Afrique. Lignes directrices disponibles sur le portail de la Commission européenne (coopération internationale et développement) rubrique appels à proposition et appels d’offres Le projet a été rédigé en 2017 par d’anciens chefs de projets de la fondation en France et signé avec l’Union européenne. Lors d’une réunion avec l’équipe du Club Face et l’actuelle cheffe de projet de la fondation en France Sarah36 (j’ai compris que cette dernière était arrivée un an après la conception du projet). Sarah et Wided (la seconde cheffe de projet en France) ont travaillé sur l’ingénierie du projet pour le structurer, en mettant en relief les potentielles difficultés et en essayant de mieux l’adapter au contexte tunisien, tout en restant cohérents avec les lignes directrices de l’Union européenne. Le projet est donc coordonné par la fondation en France, chef de file du projet, mais lors d’une réunion d’équipe37 Sarah a bien insisté sur le fait qu’ils étaient dans une démarche systématique de « co-construction ». La partie théorique a été pensée en coopération étroite entre les cheffes de projet en France et les membres de l’association en Tunisie. La partie opérationnelle est gérée principalement par le Club même si Sarah conserve un contact régulier avec l’équipe de Tunisie, et ils se rencontrent en France ou en Tunisie au moins deux fois par an, pour faire le point sur l’avancée des activités. Sarah m’explique que juridiquement une convention lie la fondation et le Club pour tous les programmes mis en place par les deux parties prenantes. Ce projet « pilote » vise à prévenir la radicalisation en Tunisie à travers un parcours d’insertion sociale et professionnelle pour des jeunes sortants de prison. Sarah rappelle lors de la réunion d’équipe que « 90% des projets qui se sont montés ces dernières années en Tunisie » traitent de la radicalisation. Les anciens détenus sont considérés dans le programme EBNI comme une force active de l’économie du pays et des contributeurs à part entière dans le processus de transition démocratique en Tunisie. Ce projet vise à agir sur les facteurs de vulnérabilité des jeunes en amont du développement d’un éventuel processus de radicalisation. Au départ le projet a été pensé pour démarrer pendant la période d’incarcération. Les jeunes devaient être sélectionnés au sein du milieu carcéral (par l’intermédiaire de la DGPR) et le premier atelier collectif devait avoir lieu dans ce cadre, de manière à créer un lien entre le dedans et le dehors. C’est ce que préconise des auteurs comme Liwerant (2001), il montre que travailler sur un accompagnement pendant la détention est important pour limiter la rupture que représente l’incarcération et que le suivi dès la sortie de prison est fondamental car les jeunes sont vulnérables et risquent la récidive. Pour lui, il s’agit paradoxalement de rompre avec « l’univers pénitentiaire » pour imaginer une vie « libre » tout en étant incarcéré. Compte tenu 36 Il se trouve que Sarah, l’actuelle cheffe de projet en France, s’est rendu en Tunisie pendant mon stage, j’ai pu la rencontrer et participer aux réunions d’équipes pour le cadrage du projet. 37 La réunion d’équipe a eu lieu le 27 février 2020, lors de la venue de Sarah pour faire le point sur le projet. 53 de la difficulté pour les associations à entrer dans les prisons tunisiennes, les porteurs de projets ont décidé d’initier ce processus d’accompagnement directement à la sortie des jeunes. Au vu des taux de récidives relativement élevés des anciens détenus en Tunisie, l’idée du projet est de créer un cadre sécurisant dès la sortie de prison en proposant aux jeunes récemment libérés un parcours d’insertion sociale et professionnelle. Liwerant (2001) fait le lien entre « non-emploi et récidive », il montre que l’accès à un emploi est une manière d’obtenir des ressources financières de manière légale et ainsi de s’éloigner des business illégaux pouvant conduire à la récidive. Plus que la simple satisfaction financière, la recherche d’emploi apparait aussi comme un « projet » de sortie de prison et cela constitue une « revalorisation sociale » vis-à-vis de leur entourage et plus largement de la société. Un des enjeux majeurs du projet EBNI est de faire collaborer les acteurs publics, les entreprises et la société civile tunisienne dans le but d’accompagner les jeunes sortant de prison vers une réinsertion sociale et professionnelle. L’objectif de cet accompagnement est d’ouvrir aux jeunes d’autres perspectives après leur passage en prison et de leur redonner confiance en eux. Cela doit permettre d’anticiper un éventuel processus de radicalisation et également le renforcement des capacités des acteurs locaux en matière de réinsertion des jeunes anciens détenus et de lutte contre l’extrémisme violent. A l’issue des trois années de mise en œuvre du projet, un atelier de capitalisation regroupant les parties prenantes et les acteurs intéressés par les résultats du projet sera organisé. Cet atelier d’une journée donnera lieu à l’élaboration d’un « guide des bonnes pratiques » qui réunira les témoignages des différents acteurs du projet afin de tirer les enseignements des actions mises en place tout au long du projet. Ce guide vise finalement à améliorer le processus de lutte contre la radicalisation chez les jeunes anciens détenus et l’accompagnement des jeunes jugés à risque, dans leur insertion sociale et professionnelle.
Les bénéficiaires directs et indirects
Le projet EBNI s’inscrit dans une démarche préventive, globale et pluri-partenariale visant à renforcer le pouvoir d’agir de la jeunesse tunisienne en leur donnant les moyens de devenir acteurs de leur citoyenneté. Ce projet s’adresse à 200 jeunes tunisiens âgés de 16 à 30 ans, anciens détenus, de quatre gouvernorats de Tunisie : Bizerte, Béja, Sousse et Grand Tunis dont l’Ariana, Ben Arous, Manouba et Tunis (Voir Annexe 1). L’appel à projet qui a débouché sur la création du projet EBNI insiste sur le fait que les jeunes sont des vecteurs de changement dans la résolution des conflits et de la consolidation de la paix, et aussi dans la « lutte contre la radicalisation liée à l’extrémisme violent ». Les jeunes bénéficiaires ne sont ni radicalisés, ni condamnés pour des faits de terrorisme mais pour des faits de droits commun (vols, chèques impayés, consommation ou trafic de drogue, prostitution…). Ce n’est pourtant pas ce qui avait au départ été pensé par l’Union européenne. En effet, lors de la rédaction du projet l’idée était de s’adresser à un public plus âgé (25-40 ans), il était question de construire une grille d’identification pour repérer les individus radicalisés et condamnés pour des actes terroristes. Selon Sarah, c’est « la fondation qui avait répondu à certainement des objectifs d’Europaid en mettant qu’on ferait une fiche de diagnostic » (Sarah, cheffe de projet Face France, entretien du 25 février 2020, locaux Face Tunisie). Les porteurs de projets ont rapidement alerté les bailleurs de fonds sur les difficultés à accéder à ce type de profils et ont préféré redéfinir l’objectif du projet. Sarah m’explique qu’il est difficile de trouver des critères pour identifier une personne radicalisée ou non. Nous l’avons vu dans le premier chapitre, les profils des « présumés » terroristes en Tunisie39 sont multiples et il n’existe pas de profil type. Ce n’est pas comme en France où il existe des critères plus précis pour définir ces profils, tels que des tranches d’âges ou encore des niveaux d’études (même si ces données sont contestables). Mes collègues semblent d’accord avec cette idée, ils insistent sur la difficulté à connaitre les raisons précises de l’incarcération des jeunes avec lesquels ils travaillent (celles-ci étant considérées comme confidentielles par l’administration pénitentiaire). C’est pourquoi Sarah me dit qu’ils ont dû se baser sur des critères de sélection assez larges et en se positionnant dans une logique de prévention secondaire, en amont de tout processus de radicalisation. Le projet s’adresse donc à des jeunes jugés à risque vis-à-vis de ce processus. Les jeunes sont adressés par les centres de défense et d’intégration sociale (CDIS) et participent sur la base du volontariat. Les CDIS sont les principaux interlocuteurs de Face pour le projet EBNI, ils font le lien entre les jeunes et l’équipe de Face. Une charte d’engagement tripartie (Annexe 2) entre le Club Face, les accompagnateurs et les jeunes est signée avant de commencer le parcours d’accompagnement. Les profils des jeunes recherchés ont été définis au préalable par l’équipe Face sur la base de critères assez larges : des jeunes de 16 à 30 ans ayant commis des délits de droit commun. Il est plus facile pour l’association de passer par les CDIS pour convaincre des jeunes car ils sont déjà dans une démarche d’accompagnement et suivent les jeunes depuis leur sortie de prison ils connaissent bien leurs profils et leurs problématiques. Les travailleurs sociaux jouent un rôle fondamental dans le parcours de réinsertion car ils constituent des repères symboliques pour les jeunes. Cela permet aussi à Face Tunisie de faire le lien entre les organisations de la société civile et les pouvoirs publics car les CDIS dépendent du ministère des affaires sociales. Le jeune s’engage théoriquement à rester acteur de sa recherche d’emploi et à se rendre aux rendez-vous fixés par les partenaires du projet, en pratique ce n’est pas toujours le cas. Un autre objectif du projet EBNI est de renforcer les compétences d’accompagnement d’environ 40 experts et expertes socio-éducatifs/ves auprès des jeunes anciens détenus. A ce jour 25 accompagnateurs/ trices se sont engagés auprès des jeunes bénéficiaires. Ils appartiennent principalement aux CDIS mais je me suis rendu compte que Face souhaite expérimenter le projet auprès d’accompagnateurs dit « privés » qui travaillent dans les bureaux de probation et dépendent du ministère de la justice (mais qui s’impliquent à titre personnel dans le cadre du projet). Cependant, il n’est pas évident de faire intervenir de tels accompagnateurs. Ils sont réticents à signer des conventions de partenariat car dans le cadre de leur métier il n’est pas légal de travailler avec des organisations de la société civile. Les jeunes peuvent aussi être orientés par les Maisons de jeunes relevant également du secteur public. On se rend compte que les travailleurs sociaux restent dépendants du domaine public ce qui peut limiter leur marge de liberté dans leur implication dans des programmes annexes. Toutefois, il peut être intéressant d’élargir le cercle des accompagnateurs pour avoir accès à d’autres jeunes. Effectivement, se limiter aux jeunes suivis par les CDIS ne reflète pas nécessairement la diversité des jeunes anciens détenus. Le projet EBNI permet de renforcer les capacités des acteurs publics et également de les mettre en relation avec le secteur privé en impliquant les entreprises dans le projet. Nous l’avons vu la « plus-value » de Face est le lien qu’elle entretien avec le secteur privé. En ce sens, le dernier objectif du projet vise à renforcer l’engagement social de 100 collaborateurs/trices d’entreprises et entrepreneurs/euses dans l’accompagnement et la réinsertion des jeunes. Les entreprises partenaires de Face s’engagent bénévolement auprès du Club à travers une Charte (Annexe 3) pour une durée d’un an renouvelable. Ils deviennent alors « parrains/marraines » des jeunes et participent au soutien, à l’appui ou encore à l’animation des différentes activités collectives. En me basant sur les personnes que j’ai rencontré durant mon stage, je peux dire que les parrains/marraines sont en majorité des responsables des ressources humaines ou directeurs d’entreprises mais il y a aussi dans une moindre mesure des employés. Ils font en majorité partie de multinationales et pour quelques-uns d’entreprises locales. Ils jouent un rôle 56 de soutien en aidant les jeunes à clarifier leurs projets professionnels et en les accompagnant dans la rédaction de leurs CV ou encore leurs recherches d’emploi. Ils établissent un lien entre les jeunes anciens détenus et le monde de l’entreprise en expliquant aux jeunes les exigences et le fonctionnement d’une entreprise. Ils permettent aussi aux jeunes de se construire un réseau relationnel important dans leur vie sociale et professionnelle. De plus, établir un contact avec des collaborateurs d’entreprises apporte une réelle reconnaissance au jeune, plus que dans un accompagnement classique avec un travailleur social. Effectivement, si le jeune voit que des salariés d’entreprises prennent du temps pour lui et viennent l’aider bénévolement ils se sentira d’avantage considéré par le monde professionnel. La relation entre les jeunes et les parrains/ marraines va plus loin qu’un simple lien professionnel, il est important que s’installe une relation de confiance, de partage réciproque et une volonté de transmission de la part du parrain. Cela représente aussi une « plus-value » pour les salariés qui développent leur engament citoyen en participant à ce projet. Cet engagement volontaire leur permet souvent de répondre à des aspirations personnelles, de se sentir utile et à l’écoute. Il permet aussi de développer la politique RSE de l’entreprise. Le projet a pour objectif de se défaire des préjugés qui peuvent peser sur les jeunes anciens détenus et faire le lien entre deux milieux qui ne se côtoient que rarement, le milieu professionnel et le milieu carcéral. Plus généralement ce projet aura un impact sur les familles des jeunes, les personnels de prison, les pouvoirs publics et les entreprises tunisiennes. Ainsi, ce projet n’est pas seulement destiné à l’accompagnement des jeunes mais entre aussi dans une démarche de renforcement des capacités des différents acteurs de la société civile qui agissent en faveur de la jeunesse. L’idée est de créer un réseau d’accompagnateurs multiacteurs, solide et formé pour suivre les jeunes libérés considérés comme potentiellement vulnérables face au processus de radicalisation.
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