Le déclic d’une vocation et un parcours engagé
En 1998, je pars en mission de développement aux Philippines pour une ONG. La mission consiste à monter un atelier de couture dans une communauté villageoise défavorisée, et mettre en place les conditions de sa pérennisation. L’activité est principalement destinée à des femmes. Ce projet est l’équivalent d’une entreprise d’insertion en France. J’y trouve ma vocation.
Je n’ai pas choisi cette mission par hasard. Je l’ai choisie précisément parce qu’elle concerne des femmes, et que l’activité économique est un moyen pour elles de gagner leur autonomie financière. Mon ambition est de les mener vers la constitution d’une coopérative afin qu’elles deviennent autonomes, et indépendantes dans leurs prises de décisions. En seulement quelques mois, une véritable transformation s’opère chez ces femmes. L’autonomie, la confiance et le respect qu’elles gagnent en travaillant modifient à vue d’œil leur rôle au sein même de leur famille, et plus largement, de leur communauté villageoise. Au-delà du simple aspect économique, mon rôle a finalement été de les accompagner dans leur processus d’empowerment. Je me souviens de Fely, une femme très réservée et battue par son mari. Quelques mois après le démarrage de l’atelier, elle me dit : « Maintenant, mes enfants sont fiers de moi ! ». Après avoir économisé une petite cagnotte grâce à l’atelier, elle réussit même à ouvrir une petite cantine dans le village, pour les femmes qui travaillent à l’atelier et n’ont plus le temps de faire la cuisine. Un bel exemple d’empowerment.
De retour en France, forte de l’expérience des Philippines, je me rapproche professionnellement du secteur de l’insertion par l’activité économique (IAE) , qui me permet de concilier ma formation économique avec la solidarité humaine. Au début des années 2000, je reprends une formation universitaire en ingénierie de projet d’économie sociale et solidaire (ESS), durant laquelle je travaille sur le montage d’un projet d’hébergement pour femmes violentées couplé à un chantier d’insertion par le maraîchage biologique. Cette expérience confirme mon engagement pour ce secteur qui correspond à mes valeurs, à ma vision de l’économie, à ma vision du monde. C’est pour moi l’occasion de « faire de l’économie autrement », c’est-à-dire d’appréhender l’activité économique comme moyen d’épanouissement et non comme une fin en soi. C’est la possibilité de remettre la personne humaine au cœur du projet. Car la promesse de l’économie sociale et solidaire est le développement d’une économie alternative, avec comme objectif de réaliser une plusvalue sociale. L’ESS est « acapitaliste ». L’ESS, ce sont aussi des projets collectifs, à visée principalement sociale et environnementale. J’apprendrai plus tard que l’ESS est beaucoup plus complexe que cela. La réalité n’est pas toujours conforme aux principes posés (CottinMarx & Hély, 2015; Rodet, 2019).
Suite à ce projet, je suis embauchée dans une structure de finances solidaires, affiliée au réseau France Active . Là, je m’occupe plus particulièrement d’un dispositif d’accompagnement d’associations, le DLA . Grâce à ce dispositif, je constitue mon propre réseau de connaissances des acteurs de l’ESS, et notamment de l’insertion par l’activité économique. Dans l’association, l’équipe est mixte, mais avec un président, un directeur et un directeur adjoint… hommes. Cela, je ne l’avais pas repéré, il y a quinze ans.
En janvier 2011, douze ans après l’expérience des Philippines, je repars à l’international à la rencontre de coopératives de femmes dans les pays du Sud . Pendant près de trois ans, je partage le quotidien de ces femmes qui font de l’économie solidaire leur support privilégié d’émancipation, non seulement économique mais également politique (Guérin et al., 2011). Cette expérience est un point d’orgue. C’est à partir de là que j’entame une vraie démarche militante.
Etre une femme, jeune et active, dans un conseil d’administration : une première approche des rapports de genre
2 juillet 2020. Dans les locaux de l’association Le Nid Douillet , dont je suis trésorière depuis cinq ans, se déroule une réunion avec la commissaire aux comptes, en présence de la directrice, du président, du directeur adjoint et de moi-même. Après avoir parlé de la situation financière, nous évoquons la gouvernance et le renouvellement des mandats. Le président indique qu’il aimerait bien s’arrêter, car cela fait dix ans qu’il officie. Il dit sur le ton de la désolation : « J’aimerais bien passer la main, mais je ne trouve personne pour me remplacer ! ». Cette remarque, il l’avait déjà faite plusieurs fois en conseil d’administration, et s’est même fait une fois chahuté par le vice-président qui lui a rétorqué sous forme de boutade : « Tu dis ça, mais au fond, tu n’as pas aucune envie de partir ! ». Alors ce jour-là, je le prends au mot, et réponds du tac-au-tac : « Si, moi ! Ça m’intéresse ! ». La commissaire aux comptes sourit, le président ne me regarde pas, silence. Alors je rétorque : « Mais bon,pas tout de suite, parce que là, je n’ai pas vraiment le temps, avec mon travail et mes études en plus ! ». Et nous passons à un autre sujet. Par mon attitude consensuelle, j’ai cautionné le principe de l’« arrangement entre les sexes » (Laufer, 2003). D’autre part, je me sens délégitimée en tant que femme par ce président qui ne voit pour lui succéder qu’une personne à son image, tout comme il ne coopte que des personnes de son entourage proche (Tchernonog, 2013). En effet, les deux dernières personnes entrées au conseil d’administration appartiennent au réseau personnel du président, et ce sont des hommes retraités comme lui. Moi, je suis arrivée par l’intermédiaire de la directrice. La posture du président vis-à-vis de sa succession me questionne et me choque. Ne sommes-nous pas dans une association qui est censée avoir des instances de gouvernance démocratiques, où les dirigeant-es doivent être renouvelé-es régulièrement par vote ? De quel droit cet homme estime-t-il que je ne suis pas en capacité de prendre sa suite ? Quel pouvoir a-t-il sur la décision de sa succession ? Aurait-il eu la même réaction avec un administrateur homme ? Je viens de vivre l’expérience du genre.
C’est à partir de cette expérience personnelle, et de mon sentiment d’avoir à lutter à chaque conseil d’administration pour revendiquer ma légitimité en tant que femme, que j’ai bâti mon travail de recherche pour le mémoire. Je peux donc dire que ce travail est né d’une « indignation » (Clair, 2016 p.71).
Une timide levée de voile sur les inégalités entre les femmes et les hommes dans l’économie sociale et solidaire
En mars 2019, l’Observatoire de l’égalité femmes-hommes dans l’économie sociale et solidaire, tout nouvellement créé , publie un état des lieux dans lequel il pose un constat implacable, qui confortera mon ressenti : le genre est un angle mort de l’ESS, de nombreuses inégalités sont constatées entre les femmes et les hommes. Avec un taux de 68% de présence dans les effectifs salariés, les femmes ont une « place prépondérante dans les forces de travail » des organisations de l’ESS. De plus, une grande partie travaille dans les secteurs du social et de la santé, ce qui amène à dire que l’ESS est une économie « féminisée ». Pourtant, les femmes sont « concentrées sur des faibles qualifications et des métiers peu valorisés ». Elles sont souvent sur des emplois précaires, notamment dans les associations (Bailly et al., 2012; CNCRESS, 2019a). Elles ont aussi des difficultés pour accéder aux postes à responsabilités, autrement dit, elles se heurtent au « plafond de verre » (Laufer, 2013). Une étude complémentaire publiée en novembre 2019 sur les instances de gouvernance confirme qu’elles sont sous-représentées dans les instances dirigeantes, de manière inversement proportionnelle à leur taux de présence dans les effectifs salariés. Et plus la taille de l’entreprise augmente, moins les femmes sont présentes dans ces instances décisionnelles (CNCRESS, 2019b; Désert, 2014; Pleintel et al., 2020). Les femmes subissent par conséquent de graves inégalités liées à leur sexe dans un secteur qui prône pourtant des valeurs éthiques comme « l’utilité sociale, la coopération, le partage ou la solidarité » . C’est là tout le paradoxe. Ces inégalités sont invisibilisées voire niées, le secteur de l’ESS est d’une certaine manière resté aveugle à la question du genre.
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