L’inscription dans une épistémologie socioconstructionniste

L’inscription dans une épistémologie socioconstructionniste

En focalisant l’attention sur l’interaction, le collectif et le processus de construction sociale, Weick, comme Akrich, Callon et Latour s’inscrivent dans une même lignée. Ces auteurs se questionnent sur les processus par lesquels, dans leurs interactions, les membres d’un groupe parviennent à construire un collectif organisé dépassant les limites de l’interaction (Giroux, 2006 : 31). Giroux (ibid.) souligne que ce positionnement relève d’une épistémologie dite socioconstructionniste ou processuelle. Le constructionnisme social constitue un courant spécifique dans le champ de la psychothérapie. Il se nourrit des travaux de Watzlawick216, mais aussi Wittgenstein217 et Austin218. Le constructionnisme social met l’accent sur le rôle du langage dans le construction du monde. « Le langage lui-même est conçu, dans cette perspective, non comme un instrument de description, mais comme une pratique sociale à part entière, donc comme une activité orientée vers la production d’effets sociaux : nos descriptions les plus neutres possèdent toujours ce qu’Austin (1970) appelait une force perlocutoire » (Eraly219, 2007 : 4).
Plus précisément, le constructionnisme social postule que la parole et la pensée se forment ensemble dans le langage et l’interaction. Il s’avère nécessaire de le distinguer clairement du constructivisme (Gavillet220, 2004 : 154). Pour Eraly (2007 : 4), dans le cas du constructivisme, la réalité est construite par l’esprit humain ; alors que dans le courant du constructionnisme social, « la réalité, en ce compris l’esprit lui-même, se construit par le langage et l’interaction ». Dans la perspective constructionniste, « tout ce que nous tenons pour réel […] est vu comme le produit d’une relation humaine » (Gergen221, 1996 : 13), ce qui revient à remettre en question la notion d’objectivité.

Une lecture processuelle du changement

Notre double cadre théorique fournit une contribution pour la compréhension des processus de changement, puisque les deux théories convoquées s’intéressent aux processus de transformation des organisations. En effet, concernant la théorie de la traduction, Amblard rappelle : « Si les deux auteurs ne placent pas au centre de leurs préoccupations l’entreprise ou l’organisation, leur préférant une réflexion d’ensemble sur l’émergence des faits scientifiques et des réseaux qui les portent, ils n’en suggèrent pas moins une théorie permettant de lire les systèmes d’action organisés » (Amblard, 1996 : 128).
Différents auteurs mobilisent cette théorie, dans une visée opérationnelle, pour la conduite de projets de changement. Doorewaard et Van Bijsterveld222 (2001), ainsi que Rorive223 (2003) s’inscrivent dans cette veine et proposent des méthodologies pour la conduite du changement par la théorie de la traduction.
La théorie du sensemaking est, quant à elle, de plus en plus fréquemment mobilisée dans le cadre d’études sur le changement organisationnel (Rouleau224, 2005 ; Giroux, 1990 ; Giroux et Demers, 1998) et notamment les travaux qui s’inscrivent dans une perspective microprocessuelle. Ce courant, nommé « ontologie du becoming225 », formule l’idée que le changement n’est pas un accident, il est présent de manière continue dans les entreprises, que ce soit sous forme d’adaptation ou d’ajustement. Weick étudie alors les interactions créant des « microstabilités », des consensus transitoires, en situation de changement. En constituant des états provisoirement stables obtenus dans et par les interactions, les traductions, telles qu’envisagées par Callon et Latour, se rapprochent ainsi des consensus transitoires repérés par Weick. La notion d’interaction est centrale dans les deux théories. En effet, la théorie de la traduction vise à « décrire les réseaux socio-techniques au niveau des interactions dynamiques entre acteurs, à partir de l’analyse des négociations encore qualifiées d’opérations de traduction » (Bardini226, 1996 : 133). Ainsi, une traduction d’un projet de changement en contexte organisationnel consiste en la formulation d’une interprétation possible et plausible de ce projet aux yeux des acteurs concernés. La traduction est donc ce qui permet de passer, par un processus de création de sens, d’une réalité construite socialement à une autre. L’accent est mis ici sur le caractère collectif, participatif et sur les processus sociaux à l’œuvre dans une traduction. La notion de créativité, relayée par l’emploi de jeux de langages et de métaphores s’avère centrale et permet d’insister sur la dimension discursive de toute activité managériale.

Le dépassement de la dichotomie macro/micro

En invitant les chercheurs à reconsidérer le champ d’étude des usages des TIC, Serge Proulx228 (2001) mentionne la nécessité de penser autrement les relations macro/micro afin de dépasser une dichotomie épistémologique stérile. C’est précisément cet objectif et notre inscription dans une perspective processuelle qui motivent notre choix d’associer deux référents théoriques complémentaires, la théorie de la traduction et la théorie du sensemaking.
Dans l’article « Redéfinir le lien social : des babouins aux humains229 », Latour et Strum questionnent le recours à un cadre d’analyse traditionnel, qu’ils nomment le modèle ostensif et qui positionne la notion de société en tant que « vaste entité » appréhendable à deux niveaux : le niveau « micro », celui des acteurs, des membres, des participants, et le niveau « macro », celui de la société entendue comme un tout. Selon les auteurs, avec les nouvelles études telles que la théorie de la traduction, les distinctions conventionnelles entre les niveaux micro et macro sont apparues moins évidentes et il est devenu plus difficile d’accepter une définition traditionnelle de la société. Celle-ci est désormais perçue comme une construction ou une performation continuelle,  accomplie par des êtres sociaux actifs qui passent d’un niveau à l’autre au cours de leur travail. Ils formulent donc la proposition d’un modèle performatif, dans lequel « la société est construite à travers les nombreux efforts qui sont faits pour la définir ». Le réseau et sa construction à travers des rapports de force devient ainsi l’unité d’analyse pertinente permettant de compendre comment se créent des microacteurs et des macroacteurs230. Dans la perspective de Karl E. Weick, nous avons affaire à des acteurs qui construisent en permanence, par un effort collectif de création de sens, ce qu’est la société. En cela Weick s’inscrit dans le modèle performatif décrit par Latour et Strum, et les processus de création de sens (en tant qu’efforts) apparaissent bien présents dans la construction des réseaux. Pour Weick, le niveau d’analyse pertinent est celui des interactions. Pour autant, il rappelle que : « Cela ne signifie pas que les interactions sociales sont locales, en quelque sorte une auto production indépendante de tout cadre […]. Les significations que les acteurs co-construisent ne sont pas auto créées.
La micro-analyse ne va pas sans des macro-inputs. Comme Mead le signifiait déjà, les gens emportent une tranche de société dans leur tête. Mais pour reconnaître cette tranche, il faut aussi reconnaître le fait qu’elle est réalisée, rendue visible et mise en forme dans le discours » (Weick231, 1990 : 583).

Le manager comme traducteur et producteur de sens

Le manager, quel que soit son positionnement hiérarchique, se situe au cœur des processus de changement et joue par conséquent un rôle de producteur de sens, à la fois vis-à-vis de sa hiérarchie (siège, direction…), de ses subordonnés et d’autres parties-prenantes, telles que les clients par exemples mais aussi les concurrents ou les fournisseurs. Maillon de la ligne hiérarchique, le manager participe à l’élaboration de la stratégie (entendue ici comme contenu en construction), il se trouve en position de lui donner un sens au quotidien, de la mettre en scène, d’enrôler ou plutôt de favoriser l’engagement des acteurs. Il s’agit de lui donner un sens, pour lui-même d’une part, afin de préserver son positionnement, et pour ses subordonnés ou autres acteurs externes d’autre part. C’est pourquoi Gioia opère une distinction entre les processus interreliés de « sensemaking » et « sensegiving ».

Traduction et sensemaking comme manipulation

Les notions d’acteur stratégique et d’environnement sont présentes aussi bien dans la théorie de la traduction que dans la théorie du sensemaking. C’est d’ailleurs via ces deux notions que nous voyons une proximité entre la traduction et la création de sens comme manipulation.
Pour Flichy, (2003 : 100/101), l’acteur stratégique de la théorie de la traduction se situe dans un monde guerrier et ses pratiques relèvent d’une « capacité manœuvrière » ; en témoignent les propos suivant de Akrich, Callon et Latour : – « Par traduction, on entend l’ensemble des négociations, des intrigues, des actes de persuasion, des calculs, des violences grâce à quoi un acteur ou une force se permet ou se fait attribuer l’autorité de parler ou d’agir au nom d’un autre acteur ou d’une autre force : « vos intérêts sont les nôtres », « fais ce que je veux », « vous ne pouvez réussir sans passer par moi ». Dès qu’un acteur dit « nous », voici qu’il traduit d’autres acteurs en une seule volonté dont il devient l’âme ou le porte-parole. Il se met à agir pour plusieurs et non plus pour un seul. Il gagne de la force. Il grandit » (Callon et Latour240, 2006 : 13). – « Le doute, la confiance, puis la gratitude et l’admiration, ou au contraire la suspicion, la defiance et bientôt la haine, sont au cœur de l’innovation. (…) Innover c’est jouer des homes contre d’autres homes, c’est-à-dire récuser certaines analyses révisions pour en accepter d’autres, que l’enjeu soit de prévoir une réaction chimique ou la réaction d’un marché241 » (Akrich, Callon et Latour242, 1988 : 27).
Par ses actions, l’acteur stratégique cherche à forger un environnement adéquat à l’innovation ̶ « un projet technique n’est pas dans un contexte, il se donne un contexte » (Latour243, 1992 : 115) ̶ tout en ayant conscience qu’il existe des éléments auxquels il ne peut pas s’adapter. L’acteur stratégique « agit et il est agi » (Flichy, 2003 : 103), c’est le principe de l’énaction. Il n’est donc pas étonnant de retrouver une idée similaire dans les travaux de Weick qui considère les « top managers » comme des manipulateurs de l’environnement organisationnel comprenant les clients, les employés, les acteurs politiques, etc. « Processes by which an organization impresses itself into its environment can be called manipulative. The manipulation processes include constructing desirable niches and negotiating domains, forming coalitions, educating clients and employees, advertising to potential clients and customers, and resolving  conflicts244 » (Weick, 1995 : 165).
Cet effort de conviction, de manipulation repose sur un travail d’argumentation, procédé central dans les deux théories que nous mobilisons. Weick (1995 : 137) présente « arguing as a vehicle for sensemaking245 » et l’argument à la fois comme « any piece of reasoned discourse » et un point d’appui dans « a dispute between people ». L’argument constitue donc un élément d’une controverse.
La combinaison de ces deux cadres théoriques s’appuie sur l’articulation de deux processus : la traduction et la création de sens. La théorie de la traduction, par la mise en avant des notions de réseau et d’influence, enrichit la théorie du sensemaking, qu’elle éclaire par la dimension politique des jeux d’acteurs. De son côté, la théorie du sensemaking enrichit la théorie de la traduction par sa conception de l’acteur « humain », la mise en lumière des interactions entre niveau individuel et niveau collectif et par une prise en compte des processus cognitifs à l’œuvre.

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