Alors qu’il ne cesse de gagner du terrain au cœur des énoncés relatifs aux destinataires d’un nombre croissant de biens, de services, d’infrastructures et d’initiatives, publiques comme privées, le terme d’usager tend à désigner un personnage toujours plus polymorphe, aux inscriptions sociales, aux préoccupations et aux capacités d’action dispersées et évolutives. Son visage le plus médiatique correspond sans doute à celui du bénéficiaire des services publics, autour duquel la substitution du terme d’ « usager » à celui d’ « administré » a contribué, à partir de la fin des années soixante-dix, à acter la part d’autonomie et de distance critique (Chevallier, 1985). Avant d’être investis d’une quelconque force de proposition, les usagers, tels qu’ils sont habituellement convoqués dans les discours journalistiques, forment surtout une population réactive à des changements sur lesquels elle n’a pas de prise. Les perturbations liées aux transports y sont notamment l’occasion d’un renvoi systématique, abordant l’éternelle « grogne » des « usagers de la SNCF », ou encore la vigilance que doivent observer les « usagers de la route » dans certaines circonstances météorologiques. Pourtant, au-delà de ces consultations épisodiques, la figure de l’usager alimente de nombreux programmes d’action traitant de l’organisation et de la modernisation d’une large palette de services relatifs à la santé (Akrich et Rabeharisoa, 2012), l’éducation (Brassac et Grégori, 2001), la justice (Dumoulin et Delpeuch, in Warin et al. 1997) ou encore l’environnement (Callon et al., 2001). Les initiatives, entrepreneuriales, politiques et associatives pouvant être citées sont nombreuses, autant que le sont les déclinaisons de l’usager mobilisées (citoyen, élève, habitant, patient etc.) et les cadres d’interaction mis en place pour les associer aux processus de concertation élaborés.
D’une manière plus spécifique, ces approches centrées sur les usages côtoient à partir de la seconde moitié du 20ème siècle une préoccupation au cœur de l’activité économique de nos sociétés : l’innovation. Parmi les secteurs convoités, celui du numérique et des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC), par la diversité des champs d’application et des enjeux qui leur sont associés, est aujourd’hui particulièrement emblématique de l’hétérogénéité des processus collaboratifs perpétrés autour, avec, pour et/ou par des usagers. Depuis les années 2000, la popularité croissante de la figure de l’usager dans le management de l’innovation dépasse les frontières des organisations marchandes, érigeant ce dernier en « catégorie d’intervention publique » (Dubois, 1999). Cette dernière associe pêle-mêle, et dans des acceptions souvent dispersées d’un programme à l’autre, les notions d’ « innovation sociale », d’« innovation ouverte », « d’innovation citoyenne » ou encore « d’innovation ascendante ». Au-delà des discours d’orientation des politiques socioéconomiques, la participation des usagers aux projets d’innovation trouve aujourd’hui des traductions au sein même des critères de sélection des initiatives collaboratives labélisées et/ou financées par les instances publiques au niveau européen, national et régional. En imposant aux consortia candidats d’intégrer les compétences nécessaires au recrutement d’un panel d’expérimentateurs des prototypes développés (produits et/ou services numériques), ainsi qu’à l’analyse des usages que ces derniers déploient (et/ou projettent) par (ou dans) ces derniers, le programme PACA Labs ‒ principal terrain d’investigation de cette thèse ‒ représente depuis 2008 une instanciation régionale de cette « injonction participative ». Financés sur une durée d’un an, les projets PACA Labs engagent des équipes partenariales dans l’expérimentation in situ de dispositifs numériques innovants dédiés à des domaines d’application aussi variés que le tourisme, la santé, l’éducation ou encore la protection de l’environnement.
À travers ce type de dispositifs, les politiques publiques réalisent aujourd’hui une synthèse inédite des enjeux stratégiques, sociaux et économiques pouvant être investis dans ce que je désigne tout au long de cette thèse par « l’innovation centrée usagers ». Définie par la double injonction à l’implication de populations d’usagers dans le processus d’innovation et à l’intégration, au sein d’équipes pluri-partenariales, de compétences dédiées à l’analyse des usages, l’innovation centrée usagers déploie les activités de conception et/ou d’expérimentation de produits-services innovants au-delà des départements R&D des grandes organisations marchandes. Elle se distingue cependant, nous le verrons, des processus d’innovation dits « ascendants » − ou « par l’usage » − en restant fortement adossée à une logique projet qui limite l’exploration sur le temps long des processus d’appropriation des produits-services par leurs usagers. Dans la diversité des domaines d’activités, des compétences et des dynamiques collaboratives que les candidats à l’innovation centrée usagers investissent dans cette consigne générale ‒ celle d’ « impliquer » des usagers dans le processus d’innovation et de centrer les efforts d’adaptation des produits-services sur l’analyse de leurs usages ‒ comment appréhender la portée des initiatives collectives ainsi perpétrées ?
Les dispositifs publics de soutien à l’innovation s’inscrivent dans des logiques complexes d’alignement et de différenciation. Ils prennent forme au carrefour de « thématiques prioritaires » et d’ « orientations stratégiques » (européennes, nationales, régionales), composant ainsi avec des acceptions de l’innovation hétérogènes et évolutives, quant à ses enjeux et ses leviers, tant convoités. L’accession récente (et dispersée) de l’innovation centrée usagers au sein de ses orientations s’inscrit sans doute au carrefour de nombreuses influences, dont l’objet de cette thèse n’est pas de produire une sociogenèse exhaustive. On peut cependant y voir, à la suite de Dominique Boullier, l’articulation de différents mouvements liés au monde académique, via notamment la diffusion des modèles théoriques de la sociologie de l’innovation (itérativité, chaînes de traduction) mais aussi de la sociologie des usages (appropriation, détournement, etc.), ou encore à l’évolution des Technologies de l’Information et de la Communication, vers plus de « plasticité » et de prises pour innover (Boullier, 1999). Ici, nous nous restreindrons à situer l’innovation centrée usagers au carrefour de deux appréhensions distinctes de l’innovation dite « ouverte », ou « open innovation » (Chesbrough et al.,2008) : une vision plutôt stratégique et orientée vers la conquête de nouveaux marchés, et une autre plus « sociale » et/ou renvoyée à des dynamiques communautaires. J’introduirai alors la problématique de recherche de cette thèse relative aux modes d’appropriation d’une nouvelle « injonction » publique à l’implication des usagers dans les projets d’innovation et à la propension de ces derniers à articuler les ambitions managériales, politiques et sociales investies dans l’innovation ouverte.
INTRODUCTION |