L’influence du risque sanitaire en cosmétique
Vendre la beauté à la télévision
L’arène télévisée pour vendre la beauté en France
..la construction et le ciblage de la femme (1969-1983) Entre 1969 et 1983 en France, les chercheurs, les travailleurs des cosmétiques, les journalistes, les critiques s’accordent sur la capacité de ce secteur à créer et vendre du « rêve » 154 aux consommateurs. Les historiens également, comme la conclusion de l’ouvrage de G. Jones, intitulée « The Dream Machine » 155 , « la machine à rêve » l’affirme. En 2005, François Berthoud, illustrateur et publicitaire, titre son ouvrage sur les cosmétiques : Parfums et cosmétiques : une industrie du rêve et de la beauté156 . L’historienne Élisabeth de Feydeau souligne comment les produits de parfumerie157 glissent lentement d’une proposition hygiéniste, pratique, vers une proposition onirique, reflet des envies et des désirs du public féminin.
Pourtant, ce rêve rappelle également les évolutions des statuts liés au sexe, la lutte pour les droits féminins, le développement et l’extension de la consommation, l’importance de la déontologie, de la morale, l’influence états-unienne et les implications des usages du petit écran. La dénonciation des formes de commercialisation du corps158 proposées dans la publicité de marque télévisée et de leurs conséquences suscitent des débats et figurent comme un problème à contourner pour les entreprises de ce secteur.
Ce sont les conditions de l’entrée du secteur des cosmétiques dans l’arène télévisuelle, les spécificités de cette-dernière et en particulier les liens avec les évolutions des statuts féminins et masculins qui focalisent l’analyse. La période de 1969 à 1983 débute avec l’autorisation de la publicité de marque à la télévision pour les cosmétiques et prend fin avec la perte progressive du monopole de la RFP sur la vente des espaces publicitaires entre 1982 et 1984. On évoque alors une période de « domestication de la publicité », caractérisée par l’influence très forte des morales des différents acteurs qui prennent part au contrôle de la publicité et qui ne partagent pas de prime abord les intérêts de l’industrie des cosmétiques.
Par ailleurs, l’industrie des cosmétiques à la même époque, en France, se transforme en même temps qu’elle croît et évolue sous l’influence des attentions politiques, économiques et des critiques sociales, culturelles. Cette période est autant celle de l’apprivoisement de la publicité, que celle de l’adaptation des entreprises de ce secteur aux nouvelles techniques de vente, notamment aux enseignement du marketing états-unien. On mentionne des écoles au sein de grandes entreprises : « l’école des loréaliens » et « l’école de procteriens » par exemple161 . En 1983 des débats éclatent autour du projet de loi Roudy, considéré dans cette thèse comme l’une des tentatives directes d’ingérence dans le domaine publicitaire à la télévision et comme un corollaire de l’intensification de la libéralisation engagée à la fin des années 1960. Avant cela, l’industrie des cosmétiques compose avec les corps politiques et sociaux, par l’intermédiaire de la RFP pour mettre sa publicité en circulation sur les ondes.
Une année après le choc de 1968, alors que les plans focalisés sur l’internationalisation de l’économie et la concurrence sont mis en œuvre, alors que le gouvernement de G. Pompidou engage des mesures libérales, alors que les mœurs elles aussi se libéralisent, la télévision représente une opportunité que les entreprises, les publicitaires, les publics, les consommateurs, les législateurs et leurs représentants saisissent progressivement.
Elle devient une « arène publicitaire originale » 163 à la fois chère, influente, source de problèmes, de nouveautés et d’opportunités pour l’industrie des cosmétiques. Les discours, en texte, en son et en image, diffusés sur ce média concernant les produits de cosmétique, influencent les normes des esthétiques corporelles, suscitent des débats, font l’objet d’un contrôle et deviennent l’interface d’interactions variées et complexes.
De la même façon, l’ouverture publicitaire et le processus de domestication qui s’engagent, comptent parmi les facteurs qui influencent l’évolution du secteur des cosmétiques sur ce territoire. De deux minutes en 1968, le temps publicitaire pour les marques, selon les prévisions de 1971, pourrait atteindre plus de 20 minutes164. Notons que parmi ces marques figurent par exemple les états-uniennes qui officient dans le domaine de l’hygiène et de la toilette. À la fin de la même année, le journal Minute, compte près de 20 minutes de publicité durant la journée du 10 octobre sur la première chaîne165 .
Une arène publicitaire française particulière pour les cosmétiques
..contrôle, internationalisation et créativité (1969-1983) Le cadre publicitaire télévisé français est particulier entre 1969 et 1983, pour l’industrie des cosmétiques il s’apparente à une « arène originale » 168, car il devient un lieu d’interaction. La publicité est introduite en octobre 1968 et dès les premiers temps, des enjeux particuliers émergent. Isolée dans une catégorie, celle « des programmes publicitaires », la publicité est considérée par les personnels politiques et en charge de sa gestion à l’égard des « sensibilités du publics » et du danger qu’elle représente pour les plus vulnérables.
Par ailleurs, l’accès à la consommation s’élargit, on compte de plus en plus de biens sur les marchés et la publicité à la télévision accompagne cet élargissement dès son introduction. Celle-ci clôture des débat plus anciens, qui ont opposé depuis la fin des années 1950 la volonté de développer commercialement l’organe télévisuel français, contre les craintes exprimées à l’égard d’un tel développement et de son impact sur le contenu des programmes. George Pompidou et son projet d’adaptation l’économie du pays l’emportent en 1968 sur les craintes de la presse écrite, sur l’opposition exprimée au parlement et en France en général . La critique ne s’éteint pas pour autant et se renouvelle même.
Dans ce contexte, plusieurs questions se posent concernant les implications des discours publicitaires pour les cosmétiques : quels sont les particularismes de l’activité publicitaire à la télévision en France pour le secteur des cosmétiques ? Qui sont les acteurs à l’œuvre ? Quels sont les ressorts de l’adaptation de l’industrie et de ses entreprises à ce cadre ? Quelles sont les représentations et les beautés proposées par ces mêmes entreprises entre 1969 et 1983 ? Trois axes de réponse se dégagent : le contrôle, l’internationalisation et la créativité. G. Jones dans son travail, montre que la télévision aux États-Unis transforme les façons de vendre la beauté, notamment la concurrence entre les entreprises, dès le premier XXe siècle.
Ce changement pour les marques du secteur des cosmétiques en France, en considérant l’ouverture de la télévision aux marques dès 1969, est conditionné par les tensions entre les influences locales et internationales, matérialisée par la coexistence entre des entreprises françaises, européennes et états-uniennes (Procter, Elida & Gibs, Bourjois, Chanel, L’Oréal, Uniliver…), par la montée en importance du marketing dans la gestion des entreprises, observée dans le développement du modèle d’entreprise loréalien et par la difficile conciliation entre morale, protection et profit, régulièrement observée dans les débats se tenant au sein de la commission consultative de visionnage.
La publicité télévisée est le point de convergence entre un État qui y exerce son contrôle, les entreprises qui disposent des moyens suffisants, qui y voient des opportunités commerciales, la créativité des personnels impliqués dans la fabrique publicitaire et le public qui la considère comme un objet à la fois curieux et symbolique. Les divergences d’intérêt en fonction des acteurs et les interactions qui naissent autour de ces divergences deviennent alors centrales. Les conditions particulières imposées par l’influence états-unienne, par le contrôle de la télévision en France et l’adaptation créative résultante sont les points qui caractérisent et abritent alors ces interactions sur ce média dès 1969. Après avoir présenté en détail l’état du secteur au début de la période et analysé chacune de ces conditions, une première analyse sérielle de spots publicitaires par marque a été l’occasion d’appréhender les représentations publicitaires télévisées de la beauté, comme le produit de cette articulation entre 1969 et 1983.
Le secteur des cosmétiques en France en 1969
Le secteur des cosmétiques en France est un secteur prioritaire de l’économie, qui accède parmi les premiers à la publicité de marque sur la première chaîne de l’ORTF, dès 1969, quelques mois après son autorisation. Il convient en premier lieu d’identifier les données chiffrées et caractéristiques de son fonctionnement, durant cette période.
La définition du secteur fluctue en fonction des interlocuteurs choisis, en fonction de leur catégorie socioprofessionnelle, de leur sexe, de leur âge, du contexte. En effet, ce secteur malgré son poids dans l’économie et dans le quotidien, ne fait pas encore l’objet d’une standardisation réglementaire en France à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Les leaders français dans la production de parfums, d’eau de parfum et d’eau de toilette revendiquent la dénomination « parfumerie ». Néanmoins, les entreprises internationales spécialisées dans les produits capillaires, dans l’hygiène et la toilette et dans le soin, en raison de leur puissance, mettent au premier plan le terme « cosmétiques » en référence aux « cosmetic products » vendus dans les drugstores aux États-Unis et en Angleterre.
Au début de la période, en 1972, l’ensemble des quatre grands domaines affiche en moyenne une croissance annuelle de 15 % de son chiffre d’affaires, qui s’élève au total à 3,5 milliards de francs. Le secteur emploie près de 35 000 personnes et abrite un fort potentiel. Il regroupe alors un vaste éventail de métiers, et figure même à l’avant-garde pour ceux du marketing, en lien avec l’activité publicitaire. Il se compose principalement d’entreprises dont le chiffre d’affaires s’élève entre 20 et 100 millions de francs avec, dans l’ordre, la toilette, le soin et le maquillage, les soins capillaires et la parfumerie alcoolique.
Le secteur des cosmétiques s’industrialise et se standardise au fur et à mesure de sa croissance et des réglementations qui l’accompagnent. Il se développe exponentiellement tout au long du XXe siècle : la production, à elle seule, représente 18 millions de dollars en 1912, 87 en 1938, 62 en 1950, 430 en 1966, 1372 en 1976, et 5862 en 1989. Entre 1960 et 2015, la part de consommation représentée par les cosmétiques est passée en France de 8,8 à 32,2 % au sein du budget alloué à l’apparence physique alors même que ce dernier chute de moitié durant cette même période178. Ce secteur dans le monde, au début de la période dans les années 1970, figure en 3e179 position derrière ceux des États-Unis et du Japon. Parmi les leviers de ce développement, l’usage du marketing180 s’intensifie.
L’avance de certaines marques en France est notable, comme Bourjois, Chanel, L’Oréal ou Guerlain, des marques présentes à l’international, qui ont intégré depuis plusieurs dizaines d’années les méthodes du marketing. Ces produits sont distribués via différents « circuits commerciaux » 181 : le luxe, la grande diffusion, la vente en pharmacie et la vente directe. Indépendamment des quatre domaines cosmétiques, l’évaluation du secteur se fait en fonction de ces circuits, qui s’apparentent aux marchés sur lesquels les entreprises se positionnent. La description de ces marchés est un préalable essentiel, puisque la forme et la diffusion de la publicité est adaptée en fonction de leurs caractéristiques respectives. Au début de la période, le luxe compte environ 2500 points de vente dans lesquels les parfums et les produits de beauté (maquillages et soins) occupent les linéaires. Les parfumeries sélectives et les grands magasins en composent les forces vives affichant un chiffre d’affaires annuel de 775 millions de francs en 1972, soit un peu moins de 25 % du total.
À l’opposé du circuit luxe, celui de la grande distribution regroupe environ 120 000 points de vente : supermarchés, hypermarché, magasins populaires, petits libre-service, supérettes et secteur alimentaire. Principalement localisé en province, il génère 1645 millions de francs de chiffre d’affaires, soit environ 50 % du total en France en 1972. Ce sont les produits capillaires et les produits de soin qui y dominent183. Enfin, le circuit des pharmacies et celui de la vente directe définissent les deux autres marchés, plus minoritaires. A la fin de la période, ces quatre marchés figurent encore, et dans l’ordre, ce sont la grande diffusion, la distribution sélective, la vente directe et la pharmacie qui apparaissent, pour un total de 36.4 milliards de francs de chiffre d’affaires184. Entre 1969 et 2000, ce secteur connaît une croissance forte, malgré les crises et malgré les mutations, prouvant sa capacité d’adaptation et d’anticipation. Et au-delà des chiffres, ce sont les processus qui stimulent ces pouvoirs que l’on retient.
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