L’absence apparente de litige
Le litige s’impose comme critère de démarcation entre acte gracieux et contentieux. La juridiction gracieuse doit correspondre à des hypothèses sans litige, c’est le cas du divorce par consentement mutuel. En effet, aucun point de désaccord, aucune prétention antagoniste n’est soumise au juge. « Le litige s’entend donc, d’un différend juridique, d’un désaccord de volontés relativement à un objet.
Schématiquement, ce phénomène se décompose en deux prétentions opposées, la prétention première par laquelle un sujet de droit revendique un droit subjectif, et la seconde la résistance à cette prétention. »342 . Le critère de l’absence de litige peut céder devant l’argument de la préexistence du litige dans le gracieux. L’absence de litige n’est pas permanente, il peut surgir à tout moment de la procédure. C’est donc le critère de défaut d’adversaire qui découle directement de celui de l’absence du litige, qui est parfois retenu. « On sera dans le domaine du contentieux chaque fois que le procès opposera deux ou plusieurs parties, on sera dans le domaine gracieux lorsqu’il n’y aura pas d’adversaire dans la procédure même ».343
L’absence de litige condamne l’hypothèse d’un droit au divorce stricto sensu.
Dès lors qu’il n’y a pas de litige dans la procédure gracieuse, l’une des deux parties ne peut revendiquer un droit. La procédure gracieuse suppose un consensus de la part des parties. Il n’y a pas de revendication unilatérale d’un droit, la procédure gracieuse étant engagée par voie de requête. Elle suppose un accord entre les requérants sur la mesure sollicitée et excluent par conséquent un litige entre eux. Quant à un droit conventionnel de divorce, celui-ci n’est pas plus probant. L’idée de préexistence du litige inhérente à la procédure gracieuse s’oppose à l’idée d’un droit conventionnel. Dès qu’un litige survient la procédure sort du domaine gracieux pour devenir contentieuse. Ainsi la procédure gracieuse n’est jamais que provisoire et peut basculer dès qu’une partie ou un tiers élève une contestation contre la mesure sollicitée. La scission entre juridiction gracieuse et contentieuse dépend seulement de « l’élévation d’un litige ». Le Professeur Cornu affirme : « Le champ que la loi libère, c’est d’abord à des volontés accordées, non en général à des initiatives individuelles qu’elle l’ouvre, et presque toujours, sous couvert de la juridiction gracieuse, moyennant un contrôle du juge ».
Ainsi, l’absence de litige ne confère pas de droit, mais une procédure judiciaire simplifiée. Les parties intéressées n’ont simplement pas d’objections à formuler. « L’absence de litige ou de partie adverse est la conséquence plutôt que la cause du caractère gracieux ».346 L’absence de litige ou d’adversaire ne dispense pas du contrôle du juge.
La volonté commune des époux pour divorcer nécessaire pour enclencher une procédure gracieuse permet une procédure adaptée à une situation dénuée de conflit.
Elle ne confère pas d’effet juridique et doit avoir pour support une décision de justice.
La décision d’homologation entre contractuel et juridictionnel
La question sur le caractère juridictionnel des décisions gracieuses est très controversée. L’homologation s’entend de « l’approbation judiciaire à laquelle la loi subordonne certains actes et qui, supposant du juge un contrôle de légalité, et souvent un contrôle d’opportunité, conférant à l’acte homologué la force exécutoire d’une décision de justice »347. Le contrôle effectué par le juge dans la procédure gracieuse s’apparente au jugement et par conséquent la décision d’homologation a autorité de chose jugée. Mais cette affirmation peut être combattue par la particularité de l’acte d’homologation et les conséquences de cette particularité. En effet, « ce qui fait l’originalité des décisions du juge de l’homologation parmi les décisions gracieuses, c’est essentiellement qu’elles se greffent sur des actes juridiques préexistants, qui pourraient très bien se suffire à eux-mêmes si le législateur n’en avait pas décidé autrement. (…). Le caractère hybride, mi-conventionnel, mi-judiciaire de l’acte homologué apparaît bien comme l’essence de l’homologation judiciaire. » C’est cette particularité qui rend confus la nature de ses effets juridiques.
La doctrine classique ne reconnaît pas l’autorité de chose jugée aux décisions gracieuses. La décision gracieuse n’est pas le résultat d’un acte juridictionnel qui tranche un litige. Elle fait le lien entre la contestation et l’autorité de chose jugée, en se fondant notamment sur l’article 480 C.P.C. qui prévoit : « Le jugement qui tranche dans son dispositif tout ou partie du principal, ou celui qui statue sur une exception de procédure, une fin de non recevoir ou tout autre incident a, dès son prononcé, l’autorité de la chose jugée relativement à la contestation qu’il tranche. Le principal s’entend de l’objet du litige tel que déterminé par l’article 4 ».
Quant à l’article 952 C.P.C., il permet au juge de première instance sur déclaration d’appel contre une décision gracieuse de « modifier ou rétracter sa décision ». Ainsi, la décision d’homologation est insusceptible de faire l’objet d’un recours de droit commun. Un arrêt du 6 avril 1994349 conforte cette thèse. La Cour de cassation affirme que les décisions émanant de la juridiction gracieuse ne sont pas revêtues de l’autorité de chose jugée et sont susceptibles d’être rapportées ou modifiées si les circonstances dans lesquelles elles ont été prononcées viennent à changer. La décision gracieuse ne dessaisit pas le juge.
La mise en cause de la légitimité du recours au juge
L’obligation de saisir le juge (afin qu’il puisse contrôler les consentements et la convention), constitue un palliatif de l’ordre public. Car si la loi a libéralisé le divorce en permettant aux candidats au divorce d’écrire leur divorce, cela ne se fait pas sans l’édition du juge. L’immixtion du juge aux affaires familiales dans la procédure de divorce par consentement mutuel représente l’aspect symbolique du mariage. Il agit comme un garde-fou à la fameuse dérive des statistiques élevées du divorce. Mais l’obligation légale de recourir au juge a perdu du sens. Comment justifier qu’un divorce peut être demandé et obtenu unilatéralement sans autre condition qu’une cessation de vie commune de deux années et imposer un passage devant le juge lorsque les époux sont consentants tant sur le principe que sur les conséquences du divorce. Le législateur a admis un divorce sur demande unilatérale, qui exige une certaine orchestration du juge quant aux effets du divorce, eu égard à l’époux non demandeur. Il en va de même pour le divorce pour faute où il doit trancher un conflit opposant les époux et déterminer les torts respectifs. Quant au divorce accepté, il doit régler les conséquences du divorce, car les parties n’arrivent pas à s’entendre. Mais la nature de l’intervention du juge aux affaires familiales dans le divorce consensuel est plus floue, si l’on tient compte du fait que les époux ont accepté de divorcer et ont réglé leur divorce. L’obligation légale de recourir à la justice dans le cadre d’un divorce par consentement mutuel est encline donc à susciter une perpétuelle remise en question. « Le recours à la justice a pour fondement théorique la nécessité de soumettre les intérêts privés à la tutelle du droit et pour fondement pratique l’inefficacité d’un droit ou d’une situation juridique. (…)La réalisation des droits se voit dotée d’une nature différente(…).On oppose ainsi la matière gracieuse où se dresse un obstacle de droit, posé par la loi elle-même, à la juridiction contentieuse, où l’efficacité des droits est paralysée par un obstacle de fait, la résistance génératrice de la contestation. »360 Le passage devant le juge lors du divorce par consentement mutuel découle d’une décision « arbitraire » du législateur. Alors qu’en matière contentieuse, le recours au juge étatique n’est qu’un des modes de règlement du litige parmi d’autres, il est en matière gracieuse, la seule voie possible. L’exclusivité du recours au juge étatique accentue le sentiment d’une obligation inique.
« Le juge est d’abord là pour trancher des litiges. S’il ne saurait être question de le réduire à ce seul rôle, il n’empêche qu’il n’est besoin de juge qu’à propos de litige. »361 Monsieur le Professeur Wierderkehr ajoute l’inutilité du contrôle préventif sur certaines situations notamment lors de l’homologation sous prétexte qu’elles pourraient donner lieu un jour à un litige. Si le rôle du juge aux affaires familiales dans le divorce consensuel équivaut à une simple vérification de la préservation des consentements et des intérêts des époux et des enfants, pourquoi ne pas donner aux mots des époux une authenticité naturelle comme le préconise l’article 1134 du Code civil : « Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites ».
Le juge apparaît plus comme un obstacle au règlement consensuel du divorce que comme le garant de l’ordre public. Les professeurs Cornu et Foyer considèrent également que la matière gracieuse est « une restriction au consensualisme, une règle d’incapacité, une limite à un pouvoir », d’autres auteurs parlent « d’impuissance de la volonté ».362 La volonté unilatérale ou conventionnelle a donc « été rendue impuissante à produire, par ses propres vertus, l’effet juridique que son auteur en attendait. »363 Les époux ont la jouissance et l’exercice de leurs droits mais la loi a rendu inefficace leur volonté, pourtant théoriquement porteuse d’effets juridiques. On assiste en quelque sorte à une violation de l’autonomie de la volonté. Permettre un divorce consenti fondé sur une convention déterminée par les époux et la priver d’effet ne va pas longtemps résister aux volontés de plus en plus participatives.
L’acte de volonté privée prend alors la forme d’une convention consacrant une modification d’un contrat préalable, le mariage, et s’analysant en un mutuus dissenssus.
Le divorce par consentement mutuel procède de la volonté des deux époux exprimant une conciliation d’intérêts contradictoires. L’accord des époux pour divorcer constituant une convention parfaite quant aux conditions générales de validité des actes juridiques susceptibles de produire des effets de droit voulus par les parties. L’intervention du juge n’est pas dès lors techniquement indispensable. On peut légitimement se demander l’ « utilité »364 du juge et l’utilité de la consécration judiciaire de l’acte. Qui plus est, dans le cadre du divorce par consentement mutuel, l’intervention du juge touche la sphère la plus intime des individus. On peut donc trouver inopportun de devoir recourir au juge en l’absence de litige, alors même que toutes les parties sont d’accord.
L’ordre public conjugal qui est le rempart absolu à la libéralisation entière du divorce, est représenté dans le divorce par consentement mutuel par l’homologation du juge. Or, l’argument de l’ordre public va finir par céder sous le poids des barrières de plus en plus auto- imposées. Ce sont les parties qui créent leurs propres contraintes et non plus la loi en matière de divorce. En effet, selon Monsieur le professeur De Béchillon le contrat ou la convention devient « un acte juridique comme les autres, une technique d’élaboration du droit. De la sorte, il édicte une proposition normative : telle chose doit ou ne doit pas être, tel évènement ne doit pas survenir. Ainsi le contrat engendre une règle juridique intimement comparable à celle qui résulte directement de la loi… »365. Indiscutablement les candidats au divorce créent leurs propres obligations, leurs propres règles impératives, leurs propres normes à travers les conventions366, même si celles-ci doivent être soumises au contrôle du juge. Ce droit conventionnel au divorce aurait pu produire pleinement ses effets si le juge n’intervenait pas durant la procédure. L’hypothèse d’un divorce sans juge a été soulevée à plusieurs reprises.
L’aperçu des exemples européens de déjudiciarisation
La déjudiciarisation386 du divorce existe déjà dans les pays voisins. L’accord des époux permet l’accès à des procédures allégées avec un contrôle plus ou moins formel. C’est dans les pays scandinaves, que la déjudiciarisation est la plus poussée. En Norvège, les divorces non contentieux sont traités par une autorité administrative. Si les époux ne contestent pas les motifs du divorce, le gouverneur du comté prononce le divorce. L’affaire n’est examinée par un tribunal que dans les cas où l’un des époux émet une contestation durant le délai imposé. Au Danemark, le divorce est du ressort de l’administration lorsque les conditions sont réunies c’est-à-dire : les parties doivent accepter le principe d’une procédure administrative de divorce et elles doivent être d’accord sur les conséquences importantes du divorce. Le divorce sera obtenu par décret administratif. L’administration peut refuser de prononcer le divorce par décret si l’arrangement des époux est contraire à l’intérêt de l’enfant. Dans ce cas, le divorce se fait devant le juge.
En Belgique ou en Angleterre387, le contrôle devient de plus en plus formel. En effet, la procédure spéciale de 1973 prévue au Royaume-Uni permet de présenter une requête sous la forme d’une simple déclaration sous serment. Le contrôle du juge est pratiquement inexistant. La procédure est sommaire, il n’y a pas de comparution personnelle et d’examen de l’affaire au fond ni de délai de réflexion. L’examen des questions accessoires se fait après le prononcé du divorce. Pour la fixation de la pension alimentaire pour les enfants, depuis 1993, c’est une agence administrative spécialisée, la « child support agency » qui est chargée de la fixer. La procédure en Belgique est également formelle puisque le Procureur du Roi donne au juge un simple avis sur le respect des conditions légales de forme et d’admissibilité de la requête. Il exerce donc un simple contrôle de légalité lorsque les époux ont déposé une requête en divorce par consentement mutuel. Le contrôle judiciaire est réapparu depuis 1994 alors qu’il n’avait aucun droit de regard sur les arrangements des époux. En effet, le juge dispose d’un contrôle judiciaire d’opportunité lorsque les intérêts des enfants mineurs ne sont pas suffisamment protégés par les accords des époux.
Un contrôle plus ou moins important est toujours exercé que ce soit par une autorité administrative ou par une autorité judiciaire. En effet, parfois l’intervention du juge s’apparentera plus à un bureau d’enregistrement alors qu’une autorité administrative exercera un réel contrôle. Généralement ces procédures quasiment déjudiciarisées sont ponctuées par un retour du juge pour régler le sort des enfants.