L’industrie nucléaire française du stade préindustriel vers la « production de masse » de réacteurs

Généalogie et enjeux du projet EPR Flamanville 3

Dans ce rapport, il sera largement question d’un projet bien particulier : la construction, par EDF, d’un réacteur de type EPR sur le site de Flamanville29. Dans les parties qui suivent, nous étudierons de nombreux enjeux d’apprentissage, de compétences ou d’organisation associés à ce projet hors normes. Mais, à bien des égards, ces différents enjeux, ainsi que les décisions qui les ont accompagnés, ne peuvent se comprendre qu’à la lumière d’une analyse de la place extrêmement singulière qu’occupe le projet Flamanville 3, tant au regard de l’histoire d’EDF, et plus largement du programme électronucléaire français, que de l’avenir de cette entreprise et de ce programme. La temporalité singulièrement étirée de l’industrie nucléaire commande, de toutes façons, ce replacement de l’analyse dans l’épaisseur d’une perspective historique. Il n’est qu’à considérer, pour s’en convaincre, que le projet EPR démarre véritablement en 1989, lorsqu’un partenariat franco-allemand est noué pour développer une nouvelle génération de réacteurs, et que le premier représentant de cette lignée ne sera pas mis en service avant 201430. Il aura donc fallu a minima 25 ans pour qu’un EPR « sorte de terre ». La perspective s’allonge plus encore si l’on intègre la durée de vie du réacteur, estimée à 60 ans, ainsi que la durée de démantèlement, qui est, compte tenu des possibilités techniques actuelles, de 30 ans en moyenne. L’horizon temporel des projets dont il est question ici excède donc celui du siècle. Le projet EPR de Flamanville est un projet « trait d’union » à de multiples égards, et c’est précisément ce qui lui confère sa singularité. Trait d’union entre un cycle qui se referme pour EDF, le cycle ouvert par le fameux « Plan Messmer » de 1973 et qui a donné lieu à la construction des 58 réacteurs aujourd’hui en service sur le territoire français, et le cycle du renouvellement de ce parc historique. Trait d’union entre deux générations de réacteurs, l’ancienne Génération II et la nouvelle Génération III, qui est supposée intégrer les enseignements des accidents de Three Mile Island (1979) et Tchernobyl (1986), et œuvrer à l’avènement d’un nucléaire plus sûr. Trait d’union entre un statut d’entreprise publique dotée d’une mission de service public dans les limites du pays, et celui d’une multinationale à la conquête de marchés à l’export. Trait d’union, enfin, entre une génération d’ingénieurs façonnée par ce contexte, et une nouvelle génération. Mais pour un certain nombre de raisons sur lesquelles nous reviendrons, ce changement d’ère s’est fait de façon particulièrement heurtée, discontinue, incertaine.

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L’industrie nucléaire française du stade préindustriel vers la « production de masse » de réacteurs

La France est le pays le plus fortement nucléarisé au monde si l’on considère la part du nucléaire dans la production d’électricité. Si le chiffre varie, l’ordre de grandeur tourne autour de 80% de l’électricité produite, ce qui la place, en valeur relative, loin devant les autres puissances nucléaires. Cette production est assurée par 58 réacteurs (souvent appelés « tranches » dans le jargon nucléaire), répartis au sein de 19 centrales, qui forment le « parc » électronucléaire français. L’intégralité de la production nucléaire d’électricité en France est assurée par EDF, qui est le premier producteur d’électricité dans le monde. Si, d’après les différentes dispositions législatives ayant progressivement ouvert le marché de la distribution d’électricité à la concurrence, EDF ne dispose plus du monopole de la production et de la distribution d’électricité en France, l’entreprise conserve néanmoins un monopole de fait sur l’exploitation des réacteurs actuellement en fonctionnement, soit sur l’essentiel de l’électricité produite sur le territoire31. Il est ainsi souvent question d’une « rente nucléaire », dont la production est assurée par EDF, et dont il s’agit de libéraliser la distribution. La loi NOME32 du 7 décembre 2010, a essentiellement consisté à garantir un droit d’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH) aux concurrents d’EDF, donc à libéraliser l’aval de la filière, mais n’a pas porté atteinte à l’amont, c’est-à-dire à l’exploitation des centrales.

 

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