« … car il ne peut y avoir théâtre qu’à partir du moment où commence réellement l’impossible et où la poésie qui se passe sur la scène alimente et surchauffe les symboles réalisés. » A. Artaud .
Dans une contribution au thème La psychanalyse saisie par l’art, J. Florence met en avant le lien indéniable entre psychanalyse et théâtre. Son article intitulé Scène pour la psychanalyse. Ce que l’analyse doit au théâtre résume de façon limpide ses recherches. À partir d’une étude approfondie du vocable psychanalytique mis en perspective avec les théories de références dans le monde de l’art dramatique, il affirme que la psychanalyse aurait une double dette envers l’art théâtral. D’abord, il met en évidence une dette de langage, en explicitant que la psychanalyse reprend les termes du théâtre comme métaphores pour représenter la vie psychique, et plus particulièrement l’inconscient. Ensuite, il précise qu’au-delà de cette dette de langage, il y aurait aussi une dette de langue, dans le sens où la psychanalyse aurait trouvé sa forme et sa sémantique surtout dans la langue de Shakespeare.
L’auteure J. Mc Dougall, par sa façon très singulière de « parler théâtre » sans s’intéresser réellement à la question de l’art dramatique, cultive elle-aussi les métaphores théâtrales dans son approche de la psychanalyse. Notamment avec Théâtres du Je – un si simple mais si efficace jeu de mots – elle souligne que la psychanalyse est une scène où se jouent les scénarios du sujet. Elle évoque le Théâtre de l’interdit et le Théâtre de l’impossible, faisant respectivement référence à Œdipe et Narcisse. Ainsi, ses métaphores éclairent avec justesse les concepts fondamentaux de la psychanalyse freudienne. Dans son deuxième essai Théâtres du corps : Le psychosoma en analyse , elle illustre comment des personnes dont les capacités d’élaboration sont affectées ou inhibées du fait de pathologies, notamment la psychose, expriment leur inconscient non plus sur la « scène » de la psychanalyse, mais sur celle du corps. Ainsi, elle précise que c’est justement avec la lecture analytique que le clinicien peut entendre l’inconscient qui s’exprime à travers ce qu’elle nomme les Théâtres du corps.
Ces travaux exemplaires ont beaucoup inspiré cette recherche, confirmant notamment l’intuition première d’une interaction étroite entre théâtre et psychologie. Pourtant, la présente thèse ne s’inscrit pas exactement dans ce courant particulier du rapprochement du théâtre et de la psychanalyse, bien qu’elle ne soit pas non plus à contre-courant. Si nous considérons ce rapprochement du théâtre et de la psychanalyse comme un courant particulier, il s’agirait de l’entendre au sens du « matelotage », l’art de travailler les cordes et les nœuds marins, le courant étant l’extrémité du bout à partir duquel l’on tisse un nœud. En effet, notre recherche n’est autre qu’un tissage d’un autre nœud entre les théories du théâtre et de la psychanalyse. Au-delà des métaphores théâtrales qui permettent de mieux appréhender la psychanalyse, notre pratique clinique offre un vrai théâtre aux patients pour aller à la rencontre de leur inconscient via la mise en scène de leur corps.
Pour notre étude, il ne s’agit pas d’aborder notre pratique d’orientation psychanalytique à la lumière du théâtre, mais à l’inverse d’aborder une pratique particulière du théâtre, l’improvisation dramatique, à la lumière de la psychanalyse. De fait, par la présente thèse, nous témoignons du théâtre saisi par la psychanalyse. Assurément, c’est la psychanalyse qui vient éclairer nos recherches sur nos ateliers théâtre. Comme le lecteur le découvrira au fil de notre texte, nous aurions fort bien pu intituler notre thèse « Scènes pour l’inconscient. Ce que l’improvisation dramatique doit à la psychanalyse », en miroir au texte de J. Florence cité plus haut. Toutefois, bien que comme lui, ceux sont à la fois les psychanalystes et les hommes de théâtre qui nous ont guidés, nous avons choisi dès le titre de notre recherche de poser l’accent sur sa valeur foncièrement clinique, plus que son aspect théorique.
En effet, notre travail a été élaboré dans la logique que préconise D. Reniers et J. Guillèn : « le psychologue clinicien, en acte, se doit d’être engagé au nom d’une mise au travail concernant avant tout le rapport au savoir. » . Praticienne avant tout, la rédaction de la présente thèse a été engagée non pas pour détenir un savoir absolu sur le théâtre thérapeutique, mais au contraire pour explorer comment le « savoir » psychanalytique peut venir éclairer notre pratique. Loin des certitudes préétablies, se laisser surprendre par ses observations cliniques permet de maintenir une dynamique, un mouvement dans ses connaissances théoriques. De plus, comprendre et analyser l’ébranlement de ses croyances amène à mieux être à l’écoute du patient lui-même et à adapter sa pratique à ses besoins et à sa personnalité.
Cette recherche sur la dimension thérapeutique du théâtre à partir de la clinique rejoint celles de S. Minet ou P. Attigui qui ont présenté leur propre expérience de théâtre thérapeutique.
S. Minet apporte l’expérience de la théâtrothérapie comme illustration de cette adage « la vie est un théâtre » qui inspire tant les psychanalystes qui traitent de la vie psychique, la vie interne, de leurs analysants. Dans son ouvrage Du divan à la scène, il rend compte de son expérience de thérapie par le théâtre avec des hommes incarcérés dans un établissement pénitencier. Il travaille notamment avec les techniques d’improvisation dans l’objectif de création d’un spectacle. Il illustre en quoi l’expérience de la scène mobilise le prisonnier dans son rapport à la loi. Au-delà de cette expérience singulière, il précise que « le théâtre thérapeutique est une voie d’accès à l’exploration de l’inconscient, à l’expression de la souffrance, l’expérience de la relation, et incite à devenir ce que nous sommes, c’est-à-dire, soi, rien que soi, mais tout soi, en étant un autre, le temps d’une scène » .
P. Attigui quant à elle s’intéresse plus spécifiquement à l’expérience du théâtre auprès des psychotiques. À travers la présentation d’une troupe de théâtre constituée de patients et de soignants d’un hôpital psychiatrique, elle illustre, comment le théâtre favorise la désaliénation du sujet : en s’aliénant au personnage, le psychotique se retrouverait lui-même, le théâtre lui permettant d’apprivoiser sa folie. Intervenant aussi auprès d’une population aux prises avec la psychose, nous aurons l’occasion de revenir plus spécifiquement sur son expérience.
S’appuyant sur ces apports théorico-pratiques, la présente thèse apporte un nouvel exemple illustrant les vertus thérapeutiques d’une forme particulière de théâtre, l’improvisation, en expliquant ce choix thérapeutique. Mais cette thèse cherche surtout, à partir de matériel clinique, à répondre à un paradoxe. En effet, alors que folie et théâtre se ressemblent – devenir un autre, incarner une autre personnalité, procéder à un dédoublement de personnalité pourrait-on dire, n’est-il pas un acte schizophrène ? – le théâtre viendrait pourtant « guérir » la folie ?
Pour alimenter la réflexion sur le lien entre théâtre et folie, un « acteur fou », théoricien sur le théâtre, s’impose dans nos réflexions comme un incontournable : A. Artaud. Son expérience et ses écrits sur l’art dramatique donnent des indications pertinentes aux thérapeutes soucieux d’offrir aux patients, qu’ils soient psychotiques ou non, un lieu d’expression à travers la scène théâtrale. C’est en tant qu’essayiste sur le sixième art qu’il s’est illustré et qu’il a laissé une trace irremplaçable. Aujourd’hui encore, il provoque l’ambivalence, fascine et dérange à la fois, car sa folie et ses images extrêmes amènent à appréhender l’impalpable. Au travers de ses allégories sur le théâtre, A. Artaud a révélé comment cet art peut être thérapeutique tout en rappelant qu’il fraye avec la folie. Il a mis en lumière les paradoxes du théâtre. Il a réuni ses écrits sur le théâtre de 1932 à 1935 dans un ouvrage qui fait encore référence aujourd’hui : Le Théâtre et son double. Selon S. Malausséna, ce texte, le plus lu d’A. Artaud, a eu une influence certaine sur le théâtre contemporain. Dans l’analyse d’une lettre d’A. Artaud à R. Queneau il précise également qu’« Antonin Artaud attachait une particulière attention à cette œuvre qui lui avait permis de mieux montrer et développer ses idées, sur les procédés à l’usage des metteurs en scène et des acteurs. ».
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