L’impasse d’un diagnostic à partir des outputs, ou les ambivalences de la performance

L’impasse d’un diagnostic à partir des outputs, ou les ambivalences de la performance

Dans ce chapitre, ainsi que dans le chapitre suivant, nous restituons les principaux éléments ressortis de notre travail de diagnostic auprès du CNEN, en cherchant systématiquement à faire le lien entre ces éléments et notre problématique de thèse sur les modalités de diagnostic et de gestion de l’oubli organisationnel en ingénierie. Le présent chapitre a pour but de montrer, en analysant la façon singulière dont se pose la question de la « performance » dans le cas du projet EPR de Flamanville, les difficultés qui s’opposent, dans notre cas d’étude, à l‘établissement de diagnostics quantitatifs à partir d’une analyse de la dynamique des outputs. Ce constat nous amènera, dans le chapitre suivant, à fonder notre diagnostic sur une analyse de la dynamique des ressources et des capacités. Comme nous l’avons vu dans notre recension des travaux académiques consacrés à ce sujet, l’oubli organisationnel involontaire se comprend, dans la littérature, comme une baisse de performance (un # négatif dans un critère output déterminé) imputable à une perte de capacités (un # négatif dans les inputs). L’approche des « capacités », des modifications intervenues au sein des facteurs participant à la performance, est donc inférentielle et déductive. Tout commence donc avec la possibilité d’avérer un différentiel de performance négatif dans le temps.

Le point de départ de notre travail de diagnostic était donc bien l’expression de difficultés opérationnelles rencontrées sur le projet EPR Flamanville 3. Celles-ci se traduisaient par un petit nombre de données objectives quant aux dépassements des plannings et des budgets. Ces données étaient par ailleurs largement relayées et commentées dans les médias, exposant ainsi EDF à la critique du grand public : elles concernaient le non-respect des plannings et des budgets initialement prévus : entre 2007 et 2012, la durée prévisionnelle du chantier est passée de 5 à 9 ans, et le budget global est passé de 3,3 milliards d’euros à 8,5 milliards sur la même période, soit une multiplication par un facteur supérieur à 2,5. Sur de telles bases, il semblait a priori difficile de conclure autre chose qu’un « échec » industriel, ce que nombre de médias, mais aussi bien sûr de militants « anti-nucléaire » ne se sont pas privés de clamer.

Il aurait été tentant pour des chercheurs de s’engouffrer dans cette brèche pour statuer définitivement sur le fait que ces dérives étaient le symptôme irréfutable d’une perte par EDF de ses capacités élémentaires à mener ce type de projet. Les défenseurs du projet, au premier rang desquels EDF, ont toutefois toujours tenu d’une part à apporter des explications et des justifications à ces écarts (sur lesquels nous reviendrons notamment en détails dans le prochain chapitre), mais également à nuancer leur gravité réelle. Ainsi, le 21 juillet 2011, dans un communiqué de presse intitulé « EDF commercialisera les premiers kWh produits par l’EPR de Flamanville en 2016 », l’électricien invoque d’une part le caractère de « tête de série » du projet, ainsi que plusieurs « aléas industriels » (incidents survenus sur le chantier, sollicitation des équipes d’ingénierie par les études post-Fukushima) expliquant les retards pris. Quelques jours plus tard, la Société Française d’Énergie Nucléaire (SFEN73) publie un communiqué intitulé « EPR de Flamanville : relativiser le retard et le surcoût ». Ce communiqué est très intéressant quant à son appréhension de la question de la « performance » du projet Flamanville, qui s’écarte des conclusions simplistes inspirées par le constat d’écarts importants de coûts et de délais. Le premier argument développé dans ce communiqué revient sur le caractère novateur de l’EPR, qui fait la spécificité du projet FA3 et implique qu’on doive le juger selon des critères différents des réacteurs produits en série. Il est ainsi précisé qu’il s’agit d’un « réacteur d’un type nouveau, marquant le passage à un autre modèle de centrales nucléaires, celles de troisième génération.

On peut comprendre qu’une telle réalisation (soumise à des exigences de sûreté toujours plus draconiennes) connaisse des contretemps et des dépassements de calendrier. Il ne s’agit pas de reproduire à l’identique ce que l’on a déjà fait. Le processus est évidemment plus exigeant et peut connaître, ce n’est pas anormal, des difficultés et des imprévus ». Un deuxième argument consiste à euphémiser l’ampleur réelle du « retard » suggéré par l’écart entre planning initial et durée réelle du chantier : « Le délai total de construction de l’EPR de Flamanville, de l’ordre de 8/9 ans, n’est pas aberrant par rapport aux durées de réalisation des précédentes séries de deuxième génération, s’établissant en moyenne à 7,5 ans. Sur un plan mondial, une durée de construction de 8/9 ans n’est pas extravagante pour une centrale nucléaire à ce jour ». Ainsi, si l’on replace le chantier dans une norme mondiale de durée de construction, alors le retard apparaît beaucoup moins spectaculaire. Plus encore, l’enjeu véritable de la durée du chantier est minimisée au regard de la durée de vie future du réacteur : « Si l’on considère la durée de vie totale de l’installation, en théorie 60 ans (mais potentiellement plus selon toute vraisemblance), on peut estimer que 3 ou 4 ans de plus dans le planning de réalisation et la date d’entrée en service constituent un contretemps d’une portée très relative pour une installation appelée à fonctionner durant presque tout le siècle ». En synthèse : non seulement le chantier n’est pas si en retard qu’il n’y paraît compte tenu des normes en vigueur dans le monde, mais plus encore, ces quelques années de plus sont négligeables compte tenu de l’horizon temporel dans lequel ce projet doit être resitué. Le même raisonnement est étendu aux coûts : « Le surcoût annoncé doit être lui aussi relativisé » est-il ainsi affirmé.

La raison en est que, certes, l’EPR nécessite un investissement initial accru pour EDF, mais celui-ci sera nécessairement amorti dans le temps, grâce aux retours d’expérience et aux effets de série promis : « Au fil du temps, à mesure que l’investissement initial sera progressivement amorti, l’EPR devrait se révéler de plus en plus compétitif et rentable. Cette situation jouera dans le sens d’un renforcement de la compétitivité globale du parc nucléaire d’EDF ». L’argumentaire va encore plus loin, en affirmant que ce surcoût à court terme n’est pas significatif compte tenu des économies qui sont permises annuellement à la France par le fait de disposer d’un parc de réacteurs électronucléaires aussi dense : « Si la France ne disposait pas de centrales nucléaires et devait en conséquence acheter à l’étranger les combustibles – en l’occurrence le gaz – nécessaires à la production de 78 % de son électricité, il lui en coûterait entre 20 et 25 milliards d’euros chaque année… soit chaque année la valeur de quatre EPR “tête de série“ ! Le nucléaire permet à la France d’éviter cette ponction sur sa richesse nationale, et l’EPR de Flamanville se positionnera, avec sa puissance inégalée de 1.650 mégawatts, comme le premier contributeur à cette économie ». Ces arguments ne constituent pas simplement un plaidoyer pro domo des acteurs du nucléaire : ils soulèvent des questionnements fondamentaux sur la nature de ce qu’on appelle la « performance » sur un projet de ce type, dont la stricte comparaison avec une prévision initiale ne rend guère compte. Ils mettent également en évidence le caractère ambigu et instable des critères de jugement mobilisés pour apprécier si le projet est, oui ou non, « sous-performant ». Comment intégrer, en effet, dans le processus de jugement, le caractère exploratoire du projet, c’est-à-dire l’« effet tête de série » ? Quels sont les véritables critères de jugement de la « réussite » ou de l’« échec » du projet ? Et à quelles normes de « bonne » performance convient-il de comparer le projet sur la base de ces critères ?

 

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