Les frontières préétablies entre la fiction, l’histoire et la biographie connaissent une plus grande fluidité depuis le Nouveau Roman et l’ère du soupçon. En fait, selon Robert Dion et Frances Fortier, dans leur article « Biographies imaginaires, imaginaires de la biographie », la distinction entre le roman et la biographie ne serait plus . Cela a permis l’émergence de types d’écrits, dont les auteurs savent jouer avec les frontières traditionnelles du fictif et du non-fictif, avec l’histoire et l’imaginaire.
C’est ce qui se produit dans les textes dits biofictifs. Le terme « biofictions », forgé par Alain Buisine , désigne un genre définisur Fabula comme un « […] texte littéraire dont le cadre narratif épouse celui de la biographie, […] qui non seulement [fait] de la vie humaine [son] sujet, mais [mesure] [sa] forme à l’aune de sa durée ». Une biofiction est un récit qui se situe entre le roman et la biographie. Pour Blanche Cerquiglini, dans son article « Quand la vie est un roman », « la fiction humanise l’Histoire : par le détail concret, le petit fait vrai. […] Par l’imaginaire, l’invention, le fantasme, elle capte mieux l’humain dans sa complexité ». Elle possède une conception de l’existence qui lui est propre, et c’est ce qui nous intéresse ici.
Dans ce mémoire, nous nous intéresserons à trois romans de Jean Echenoz qui reprennent les grandes lignes biographiques de personnalités publiques décédées tout en se permettant certaines libertés autour de ce qui est inconnu de leur vie, parfois même en modifiant certaines données. Dans Ravel (2006), Courir (2008) et Des Éclairs (2010), trilogie qu’Echenoz nomme Le cycle des vies imaginaires, sont narrées trois histoires autonomes inspirées respectivement de la vie du compositeur Maurice Ravel, du coureur Emil Zátopek et de l’inventeur Nikola Tesla.
L’objet de ce mémoire est précisément lié à ce qui est dit sur la complexité de l’existence humaine dans ces trois romans. En gardant en tête qu’il s’agit d’une réécriture subjective d’événements qui font partie de l’histoire collective, nous concentrerons notre attention sur ce qu’Echenoz a choisi de dire à propos de ces vies et sur la façon dont il a choisi de le dire. Conséquemment, nous analyserons la façon dont ces vies sont mises en récit. Nous avons ainsi comme objectif principal d’analyser l’imaginaire existentiel echenozien. C’est surtout d’un point de vue philosophique que nous entrevoyons cet imaginaire, plus précisément comment est perçue l’existence humaine dans ces œuvres. Pour ce faire, nous en dégagerons ce que nous appellerons une poétique existentielle, c’està-dire la façon dont les événements sont racontés.
L’APOGÉE, LA CHUTE ET LA MORT DE RAVEL
Le cycle des vies imaginaires débute avec Ravel, récit d’un personnage déjà au sommet de sa gloire au départ, qui vit dans un monde éprouvant. Nous assistons à la longue dégénérescence physique du protagoniste qui continue de composer et de vivre un grand succès malgré son cerveau qui lui fait de plus en plus défaut, jusqu’à ce qu’il soit victime de deux incidents majeurs – un accident de voiture et une opération ratée – qui précipitent son incapacité à fonctionner et, finalement, sa mort. C’est le récit d’un déclin, le récit d’un compositeur qui perd la capacité de composer, qui devient l’ombre de lui-même. Lutte et insatisfaction caractérisent Ravel. En dépit de son talent et de son succès, le personnage ne peut aller à l’encontre de la dégénérescence de son cerveau. Il s’agit d’une chute progressive et funeste.
Dans ce premier roman du cycle ne sont présentées que les dix dernières années de la vie du biographié. Si des événements contribuent à mener Ravel à sa perte, c’est aussi et surtout la dégradation de son cerveau qui l’y conduit. Le roman narre la chute d’un personnage, de sa disparition progressive. Malgré sa grande popularité, il évolue dans un monde qui lui est hostile. Déjà, au premier chapitre, « Ravel est dans de mauvaises dispositions comme chaque matin sans même savoir comment s’habiller, phénomène qui aggrave son humeur. » Ainsi, tous les jours sont pénibles et celui-là particulièrement puisqu’il doit se rendre en Amérique pour effectuer une tournée éreintante. À la différence des deux autres biofictions, nous n’avons pas accès à l’ascension du personnage jusqu’à sa renommée. Dès le deuxième chapitre, le narrateur annonce sa réussite sociale : « à cinquante-deux ans au sommet de sa gloire, il partage avec Stravinsky le rôle de musicien le plus considéré du monde. On a pu voir souvent son portrait dans le journal. » (R, 21) Dans les deux autres biofictions, je montrerai comment les protagonistes connaissent une période plus ou moins longue lors de laquelle ils se hissent non sans efforts au sommet de leur art. Chez Ravel, cette période d’apogée ouvre le récit, ce qui ne laisse place qu’à la période de dégénérescence. L’environnement s’annonce dès le départ contrariant et éreintant. Dans le premier chapitre, Ravel sort de son bain, ce qu’Émilien Sermier dans son ouvrage Variations sur un standard considère comme une scène de naissance. Dans sa baignoire « [t]el un fœtus, Ravel fait corps avec l’humidité qui l’entoure ». Puis la mise au monde est une transition de « l’eau tiède et savonneuse» à un environnement inconfortable : « l’air brutal d’une maison mal chauffée » (R, 7). Le monde s’avère dès lors hostile pour le protagoniste, qui doit sortir de cette « atmosphère amniotique » (R, 8) puisqu’on l’attend ailleurs : « il accepte les propositions sans réfléchir et au dernier moment ça le désespère. » (R, 14) Peu content d’avoir à sortir de chez lui, il n’a toutefois pas le choix : Hélène, son amie et assistante, vient le chercher. Dans le cas de Ravel, contrairement aux deux autres protagonistes à l’étude, ce n’est pas par un déclin de sa gloire qu’est marquée sa chute. D’ailleurs, il n’est pas enthousiasmé par le fait de signer le livre d’or du paquebot qui doit le conduire en tournée ni par ses admirateurs qui l’acclament lorsqu’il débarque en sol américain; cela va de soi pour Ravel, porté par des événements qui le fatiguent et auxquels il aurait sans doute aimé ne pas participer. Cette irritation face au monde est due au fait que Ravel est en déclin dès le départ. Dans les premiers chapitres, lorsqu’il est dans sa cabine sur le paquebot, celle-ci est comparée à une « chambre d’hôpital » et à un « sanatorium flottant » (R, 32). Alors même que le récit commence, le personnage évolue dans un lieu qui évoque la mort. Puis, toujours dans les premiers événements du récit, lorsqu’il est en tournée en Amérique et qu’on l’acclame, […] il ne se demande pas si l’accueil qui lui est fait reflète exactement le sentiment de triomphe qui l’envahit depuis quatre mois. Sentiment tel qu’il en devient un peu nonchalant, de plus en plus désinvolte dans sa façon déjà fragile de toucher le piano. Il pense que cela ne se voit pas, d’ailleurs il n’y pense pas. Or cela s’est vu. Il ne le sait pas. Le saurait-il d’ailleurs qu’il s’en foutrait (R, 59).
Le narrateur décrit ce que Ravel ressent par la négative pour parler d’un possible déclin auquel le personnage ne pense pas, auquel il n’accorde pas d’importance. Il n’hésite pas à utiliser un langage familier – le verbe « se foutre » – pour qualifier l’évaluation, par le personnage, de sa perte d’ardeur dans son art, tellement cela est sans intérêt pour lui. Une fois encore, Ravel a l’impression d’être à l’apogée de son succès, en même temps que se laisse deviner sa chute – qu’il ne voit pas encore venir.
Introduction |