L’illusion du droit

L’illusion du droit

En Afrique du Sud, devant le recours grandissant à l’usage protestataire du droit, un certain nombre d’universitaires renouvèlent le mouvement des critical legal studies (Pieterse, 2007 ; Bond, 2010 ; Roithmayr, 2010, 2011 ; Madlingozi, 2006, 2007), dénonçant les effets pervers des stratégies juridiques sur les dynamiques protestataires (détournement des collectifs militants de leurs ressources et de leurs projets contre-hégémonique, démobilisation et dépolitisation des revendications). Pour Pieterse (2007), le langage des droits renforce le statu quo, et, reprenant l’argument de P. Gabel (1984) selon lequel la société utilise le langage des droits pour contenir et supprimer les mouvements sociaux, donc les déradicaliser, l’auteur suggère que les droits ont une capacité faible à produire plus de justice sociale. En effet, les stratégies juridiques n’auraient pas le pouvoir de renverser l’ordre économique et social en place et, au contraire, renforceraient les inégalités de classe présentes dans la société sud- africaine (Pieterse, 2007, Madlingozi, 2006, 2007, Roithmayr, 2009). Pour d’autres (Roithmayr, 2009), le langage des droits, au lieu de permettre de résister au néolibéralisme, est un outil au service de sa légitimation. De la même façon, Madlingozi (2006) affirme: « law and legal doctrine reflect, confirm, and reshape the social divisions and hierarchies inherent in a type or stage of social organisation such as “capitalism”. Legal academics should realise that victory in a court case could actually insulate the system that reproduces social misery from any fundamental critique that seeks to challenge it. In this regard, they will do well to reflect on Peter Gabel’s claim that:“Every time you bring a case and win a right, that right is integrated within an ideological framework that has as its ultimate aim the maintenance of collective passivity” ». Créant un espoir sans précédent de renverser la jurisprudence développée jusqu’alors par la Cour constitutionnelle et s’inscrivant dans un secteur, l’accès à l’eau, soumis à d’intenses polémiques, notamment idéologiques, l’affaire Mazibuko a été l’objet d’un renforcement des controverses relatives aux usages militants du droit. La virulence des critiques adressées aux organisations légales ayant accompagné le processus juridique, autant dans la presse que dans impliquées dans l’affaire Mazibuko ont déployé un attirail de justification prenant des formes diverses : articles (Tissington, 2010a, 2010b183, Dugard, 2010), témoignages vidéos184, participation à des conférences185, etc.

S’il est naturel de s’interroger sur les risques et les limites de l’usage du droit quand celui-ci devient un instrument de la politique contestataire de différents groupes sociaux, nous adopterons un propos plus nuancé que celui exposé ci-dessus. En effet, plutôt que de nous inscrire dans les Critical Legal Studies, ce qui laisse peu d’opportunités d’appréhender le droit comme une ressource de contestation, nous reprenons le postulat de Mouchard (2003) qui, dans l’étude du mouvement des « sans » en France, pose la question suivante : « Le droit, en tant que forme sociale, répertoire discursif et pratique spécifique, peut-il constituer une ressource, ou une contrainte, pour tel groupe social mobilisé ? Ou, hypothèse plus riche, peut-il être les deux à la fois ? La « juridicisation », si tant est qu’elle existe, constitue-t-elle, du point de vue d’un groupe visant à inscrire ses revendications dans l’espace public, une fenêtre d’opportunité ou au contraire un système de clôture, ou ne s’agit-il pas des deux faces d’un même processus ? » Partant de cette hypothèse, qui nous semble plus intéressante que la vision univoque proposée par les Critical Legal Studies, il s’agit dans ce chapitre d’analyser les possibilités, les limites et les risques inhérents à l’usage du droit par les mouvements sociaux. Nous tenterons de répondre à la question suivante : Le recours au droit permet-il une restriction ou au contraire une ouverture du champ de la dynamique protestataire ?

Une publicisation de la cause permise par la mobilisation du droit

Les travaux sur les usages militants du droit ont montré que le recours à la ressource juridique est un outil efficace de publicisation des causes (McCann, Silverstein, 1998). Dans cette perspective, sur un terrain très décalé puisqu’il s’agit de s’intéresser à l’émergence du problème de l’amiante au milieu des années 1990 en France, Henry (2005) montre que le recours au droit par les associations de victimes a permis son importation dans le champ public et a contribué à en faire un « scandale de santé publique menaçant l’ensemble de la population» (Henry, 2005, p.187). De la même façon, dans l’affaire Mazibuko, « les liens et la complémentarité entre espaces judiciaires et médiatique dans la construction de problèmes publics» (Henry, 2005, p. 188) sont centrales. En effet, avant le dépôt de la plainte en 2006, la situation relative à l’accès à l’eau des urbains pauvres de Soweto est méconnue du grand public et son traitement médiatique est quasi nul. Il est globalement considéré que les problèmes d’accès à l’eau appartiennent au milieu rural plus qu’à l’urbain et, s’agissant de Soweto, si ces questions ont été médiatisées, c’est plus pour souligner les actes criminels des mouvements sociaux contre le projet OGA ou les compteurs à prépaiement que pour pointer les insuffisances de la politique municipale. Dans ce cadre, le recours protestataire au droit, matérialisé par le dépôt de la plainte puis par les différentes audiences et jugements, a permis de rendre public le problème de l’accès à l’eau des urbains pauvres.

 

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