« La guerre est la grande affaire des nations ; elle est le lieu où se décident la vie et la mort ; elle est la voie de la survie ou de la disparition. » (Sun Tzu, 2013, p. 36) .
Ainsi commence le très célèbre Art de la guerre de Sun Tzu (planche A, fig. 1), le plus ancien ouvrage connu (VIe siècle av. J.-C.) consacré à la guerre. La plus ancienne bataille documentée par des textes est, en l’état actuel, celle de Meggido (Israël) qui permet au Pharaon Thoutmosis III d’imposer la puissance égyptienne face à une coalition cananéenne (Holmes, 1989, p. 11). Cette bataille a lieu à une date non connue précisément, vers le milieu du XVe siècle av. J.-C. Les plus anciennes traces historiques de la guerre ont été découvertes en Irak : la Stèle des Vautours qui célèbre la victoire de l’État-cité de Lagash sur sa voisine Umma (période 2600-2350 av. J.-C.) et l’Étendard d’Ur (XXVIIe av. J.-C.) dont « la face de guerre » (planche A, fig. 2) représente une armée sumérienne.
Des premières traces aux premiers livres en passant par la première bataille, il s’est donc écoulé environ deux millénaires. Les historiens ont ainsi longtemps fait commencer la guerre avec la période historique et les premières traces écrites. Ils font aussi de la guerre l’un de leurs sujets principaux. Avec La Guerre du Péloponnèse, Thucydide (V e siècle av. J.-C.) donne un ouvrage majeur de réflexion historique, politique et stratégique. Thucydide et Sun Tzu sont encore réédités et lus de nos jours. Cela tient en grande partie, outre leur qualité propre, à un sujet à la place particulière dans la réflexion humaine.
La guerre dans les sciences humaines
Les historiens et les stratèges n’ont pas le monopole de l’intérêt pour la guerre. Outre les mythologies fondatrices souvent synonymes de discours violents et belliqueux (la Bible, les mythologies grecque ou latine), les philosophes (avec l’opposition entre Thomas Hobbes (1588-1679) et Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) ou Emmanuel Kant (1724-1804) et son appel à la paix perpétuelle), les théologiens (saint Augustin (354-430), saint Thomas d’Aquin (1225-1274) et le débat sur la guerre juste), les juristes (Hugo Grotius (1583 1645) ou Emer de Vattel (1714-1767) siècle avec la distinction entre Jus ad bellum et Jus in bello et Le Droit des gens) ou encore les conseillers des princes (de Nicholas Machiavel (1469- 1527) à Henry Kissinger au XXe siècle) marquent les siècles de contributions majeures. Le discours sur la guerre ne se résume donc pas à l’histoire des guerres ou à l’histoire militaire. Celle-ci recouvre un sujet traité depuis longtemps et abondamment dans une historiographie qui porte sur les grands hommes (la série Le Rêve le plus long de l’Histoire de Jacques Benoist-Méchin (1901-1983) ), les guerres (La Guerre de Cent Ans de Jean Favier (1932- 2014) ) ou les batailles (Les Batailles décisives du monde occidental de John Frederick Charles Fuller (1878-1966) ou l’Atlas historique de la Guerre. Les armes et les batailles qui ont changé le cours de l’histoire d’Edward Richard Holmes (1946-2011)).
Cette couverture du phénomène guerre souligne son importance pour les sociétés et la sensibilité du questionnement pour l’humanité. Ce dernier commence par la définition de la guerre. Le mot français guerre est polysémique. Il peut renvoyer à une situation (deux pays qui sont en guerre), à des pratiques (la manière dont des hommes utilisent les armes), à un phénomène social (le fait que des groupes s’affrontent), un mode d’action (d’une entité politique contre une autre). Il peut être accolé à des qualificatifs variés, historique (la Grande Guerre), géographique (guerre des Gaules), ethnique (guerres Maoris), typologique (guerre civile, guerre de religions), etc. Autant d’expressions renvoyant à des affrontements violents mais qui diffèrent par la taille, l’intensité, la durée, les peuples, les cultures, les motifs, les méthodes, l’issue ou la situation en résultant pour les belligérants, vainqueurs ou vaincus (extermination, esclavage, soumission, sanctions, etc.). À la différence de la langue française, la langue anglaise a recours à deux mots distincts, celui de war qui désigne la situation ou l’évènement historique et celui de warfare qui renvoie aux pratiques, aux procédés et aux modes d’action.
L’historique du mot montre une évolution depuis un sens qui semble aller de soi depuis l’Antiquité et les premiers ouvrages sur la guerre, à une perte de sens au XXe
siècle. Sun Tzu se contente de constater l’existence du phénomène et son enjeu « la survie ou [de] la disparition ». Thucydide voit simplement une « loi de nature » qui autorise les plus forts à asseoir leur domination (Thucydide, 1964, p. 12). Tant Frontin (fin du Ier siècle), dans Les Stratagèmes, que Végèce (IVe siècle), dans Le Traité de l’art militaire, Machiavel, dans L’Art de la guerre ou encore le comte de Guibert (1743-1790), dans ses Écrits militaires, auteurs qui ont marqué la littérature guerrière, ne prennent la peine de préciser une définition du phénomène guerrier. En revanche, Hugo Grotius pose les questions « Ce qu’est la guerre ? Ce qu’est la paix ? » dans le premier chapitre de son ouvrage Le Droit de la guerre et de la paix (1625). Il y répond, en faisant référence à Cicéron, que « l’usage a prévalu de désigner par ce mot non pas une action mais un état ; ainsi la guerre est l’état d’individus qui vident leurs différends par la force, considérés comme tels » (Grotius, 1999, p. 34).
Dans les siècles qui suivent, les lexicographes (Furetière, 1690 ; Trévoux, 1743 ; Larousse du XIXe siècle ; Littré, 1880) reprennent dans leurs définitions quelques termes récurrents : « … 1/ différend ou querelle, recours à la force après l’abandon du recours à la justice ou à la voie de droit, emploi des armes ; 2/ avec État-prince souverain ou peuples, le caractère collectif du phénomène. » (Corvisier et Coutau-Bégarie, 2005, p. 9-10) .
Le vocabulaire va beaucoup évoluer à partir du XIXe siècle avec une révolution dans le discours militaire, amenée par l’ouvrage De la guerre de Carl von Clausewitz (1780-1831) qui introduit une distinction entre le militaire et le politique . Il pose la première définition d’un stratégiste : « La guerre est donc un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté » (Clausewitz, 1955, p. 51). Avec le XXe siècle et la mondialisation de la guerre, le mot cède la place à celui de conflit : « La seconde moitié du XXe siècle, sans doute à cause de la répulsion que suscite la guerre, vit le succès du terme conflit avec la création de ses dérivés comme conflictuel. Ainsi, étendant son champ d’étude aux guerres actuelles, le Comité d’Histoire de la Deuxième Guerre mondiale, devient l’Institut d’histoire des conflits contemporains. » (Corvisier et Coutau-Bégarie, 2005, p. 12) .
L’anthropologie, la guerre, la guerre préhistorique et la guerre primitive
L’anthropologie du XIXe siècle apporte en abordant le sujet guerre un regard nouveau, en changeant le champ d’investigation et en remettant en cause deux limites implicites, celle de l’espèce et celle de l’État. En anthropologie (au sens large de ses différentes disciplines), la référence à la guerre animale est explicitement utilisée (Letourneau, 1889 et 1895 ; Wright, 1942 ; Bouthoul, 1952, Wilson, 1996). La continuité biologique des espèces fait voir la violence humaine comme une continuité naturelle de la violence animale. Les exemples abondent pour alimenter l’analogie entre la guerre humaine et certains affrontements collectifs des insectes sociaux (fourmis, termites). Par ailleurs, alors que, dans le monde de l’homme, la guerre est traditionnellement vue comme le domaine réservé du souverain et de l’État, l’ethnographie montre que cette activité existe abondamment dans des sociétés où le pouvoir politique semble faible, voire absent.
Cet élargissement anthropologique du champ de réflexion a pour conséquence une remise en cause de la définition du mot guerre et une approche qui, sans surprise, est très différente de celle traditionnelle de la stratégie, de l’histoire ou de la politique. On trouve donc en anthropologie de nombreuses définitions. Deux d’entre elles permettent d’illustrer le débat et le spectre existant. Pour Quincy Wright (1890-1970), « In the broadest sense war is a violent contact of distinct but similar entities » (Wright, 1965, p. 8). La définition repose sur le simple constat de l’existence de la violence collective entre deux groupes à la seule condition qu’ils soient distincts mais similaires. Au contraire, Bronislaw Malinowski (1884- 1942) voit la guerre « as an armed contest between two independent political units, by means of organized military force, in the pursuit of a tribal or national policy » (Malinowski, 1941, p. 523). Il pose donc des conditions complémentaires pour reconnaître le statut guerrier à des évènements violents entre groupes, notamment les notions contraignantes et complexes de force organisée et de politique consciente d’un groupe.
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