Liberté : la jouabilité émergente

La notion de libre arbitre constitue un enjeu polémique dans l’histoire de la philosophie. Elle atteste que l’homme a la faculté de se déterminer librement et par lui-seul. Plusieurs écoles de pensée contestent cette notion et soutiennent que l’homme serait plutôt le produit du déterminisme; sa manière d’être et d’agir serait conditionnée par des facteurs internes et externes hors de son contrôle .

À travers les époques, la notion de libre arbitre se trouva maintes fois opposée au déterminisme prôné par les idéologies dominantes : « tout d’abord la croyance en la providence divine, puis la découverte des lois de la causalité scientifique, enfin, la vision hégélienne de l’histoire comme progression signifiante ou encore les théories déterministes marxiste ou freudienne » (Yalom, 1980, p. 217). Après plus de deux mille ans de débat philosophique, la question du libre arbitre demeure toujours en suspens. Je présenterai dans le sous-chapitre qui suit la perspective existentialiste de la liberté et j’expliquerai comment celle-ci peut être transposée au jeu vidéo.

Perspective existentialiste de la liberté : « l’homme est condamné à être libre »

La conception de la liberté présente dans l’existentialisme sartrien part d’un nihilisme d’origine athée, comme celui qui caractérise la pensée de Nietzsche. L’homme est libre car Dieu n’existe pas. Sans Dieu, il ne peut y avoir de dessein divin qui détermine les actions présentes et futures de l’homme. L’homme est libre et maître de sa propre destinée.

Selon Sartre, les notions de conscience et de choix se confondent car être conscient consiste à constamment faire des choix. L’individu se définit à travers les choix et les actions qu’il fait. Sartre qualifie la liberté d’« absolue »; bien que l’individu ne soit pas nécessairement libre de faire ce qu’il veut en toute circonstance, il conserve toujours la liberté de définir par lui-même le sens de sa situation. Tout être humain est libre car la liberté est une caractéristique ontologique de la condition humaine (Aho, 2014, p. 86).

Sartre affirme que « l’homme est condamné à être libre » (Sartre, 1946, p. 7). Condamné, car il n’a pas choisi d’exister et que le fait d’exister consiste à constamment faire des choix. La liberté implique nécessairement la responsabilité. L’individu est responsable des choix qu’il fait et des conséquences de ses actions. Il est également responsable de son inaction. « Ne pas choisir, […] c’est choisir de ne pas choisir » affirme Sartre (1943, p. 526). L’individu élabore son système de valeurs à travers ses choix et, ce faisant, il engage symboliquement toute l’humanité dans les choix qu’il fait. Il révèle pour ainsi dire à travers chacun de ses choix sa conception de l’être humain (Sartre, 1946, p. 7). Une telle responsabilité peut évidemment être source d’angoisse chez de nombreuses personnes. Plusieurs ne sont pas prêts à endosser la responsabilité d’auto-détermination que comporte le fait d’exister.

Face au constat de sa liberté, l’individu peut adopter deux attitudes distinctes; il peut essayer de se donner une essence en laissant les contingences associées à sa situation le définir Ŕ une attitude que Sartre appelle la « mauvaise foi » Ŕ ou il peut assumer le fait qu’il est un « être-pour-soi » et dès lors, se définir par lui-même à travers les choix et les actions qu’il fait.

Déterminisme et libre arbitre en jeu vidéo

Warren Spector (2013) est un renommé concepteur de jeu, principalement connu pour son travail sur Deus Ex, un chef-d’œuvre du jeu vidéo paru en 2000. Selon lui, il existe deux grandes catégories de jeux vidéo : les jeux vidéo scriptés et linéaires (qu’il qualifie plutôt « d’expériences interactives ») et les jeux vidéo guidés par le joueur (qui selon lui, constituent de « véritables » jeux vidéo). Les jeux scriptés et linéaires offrent aux joueurs des choix limités et planifiés. Ils permettent aux joueurs de vivre des expériences quasi-cinématographiques. Les jeux guidés par le joueur sollicitent plutôt sa créativité et son jugement. Ils offrent de véritables choix et des conséquences. Ils laissent la liberté au joueur d’élaborer une multitude de façons de résoudre un problème plutôt que de lui imposer une seule solution prédéfinie. Du même coup, ces jeux offrent aux joueurs une plus grand rejouabilité. Ils exploitent également une qualité intrinsèque du jeu vidéo : l’émergence.

Le futur de la conception de jeu dépend entièrement de notre conscience de ce qui fait un jeu un jeu, de ce qui le différencie des autres médias. En somme, qu’est-ce que le jeu vidéo peut faire que les autres médias ne peuvent pas faire? […] L’émergence, c’est-à-dire l’expérience de jeu guidé par le joueur, est l’une des seules choses qui nous distingue de manière significative des autres médiums. (Spector, 2013) .

L’émergence est un phénomène important étudié par un grand nombre de disciplines, notamment la physique, la biologie, la zoologie, l’intelligence artificielle, la sociologie et l’économie. Ce phénomène se présente sous plusieurs formes ainsi qu’à différentes échelles et niveaux de complexité. Spector résume le phénomène de l’émergence en faisant usage de cette citation du physicien américain Murray Gell Mann : « Des structures complexes ou des comportements peuvent émerger de systèmes caractérisés par un nombre limité de règles simples » (Gell-Mann, 1995, p. 99-100).

Table des matières

INTRODUCTION
CHAPITRE 1 APPROCHE EXISTENTIALISTE DE LA CONCEPTION DE JEU
1.1 Signification : la rhétorique procédurale
1.1.1 Signification en art
1.1.2 Perspective existentialiste de la signification : « l’existence précède l’essence »
1.1.3 Interactivité
1.1.4 Rhétorique procédurale
1.2 Liberté : la jouabilité émergente
1.2.1 Perspective existentialiste de la liberté : « l’homme est condamné à être libre »
1.2.2 Déterminisme et libre arbitre en jeu vidéo
1.2.3 Jouabilité émergente
1.3 Mort : la mécanique de mort permanente
1.3.1 Perspective existentialiste de la mort : « être-vers-la-mort »
1.3.2 Partie terminée
1.3.3 Mort insignifiante
1.3.4 Retour de la mort permanente
1.3.5 Angoisse et déni de la mort
1.4 Intersubjectivité : la narration interactive
1.4.1 Perspective existentialiste de l’intersubjectivité : « l’enfer, c’est les autres »
1.4.2 Narration interactive
1.4.3 Narration et intersubjectivité
1.5. Objectifs
CHAPITRE 2 EGGXISTENCE
2.1. Description du jeu
2.1.1 Inspiration
2.1.2 Contexte de jeu
2.1.3 Esthétique et symbolisme
2.1.4 Type de jeu
2.2 Application pratique de l’approche de conception de jeu
2.2.1 Signification : la rhétorique procédurale
2.2.2 Liberté : la jouabilité émergente
2.2.3 Mort : la mort permanente
2.2.4 Intersubjectivité : la narration interactive
2.3 Synthèse
CONCLUSION.

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