L’HYPOTHESE D’UN DIEU TROMPEUR
La réfutation de l’hypothèse d’un Dieu trompeur prend place dans les Méditations troisième, quatrième et cinquième : Nous souhaitons montrer, ici, que l’hypothèse d’un Dieu trompeur n’a que très peu de force et qu’elle est mise hors-jeu, très rapidement, comme nous montrerons que l’est en même temps la fiction du malin génie, sur le même fondement de la règle générale de l’évidence.
UNE HYPOTHÈSE ÉCARTÉE PAR LA RÈGLE GÉNÉRALE DE L’ÉVIDENCE
Nous suivons volontiers Martial Gueroult lorsqu’il affirme que la preuve a priori de l’existence de Dieu, présentée dans la Méditation cinquième, suppose acquise la règle générale de l’évidence établissant la vérité de nos idées claires et distinctes. Descartes est sur ce point explicite : Il est certain que je ne trouve pas moins en moi son idée, c’est-à-dire l’idée d’un être souverainement parfait, que celle de quelque figure ou de quelque nombre que ce soit. Et je ne connais pas moins clairement et distinctement qu’une actuelle et éternelle existence appartient à sa nature, que je connais que tout ce que je puis démontrer de quelque figure ou de quelque de la Méditation troisième. En effet, M. Gueroult soutient, à l’inverse, que la règle générale posant l’équivalence entre l’évidence de nos idées claires et distinctes et la vérité telle que nous pouvons la connaître est démontrée par la preuve a posteriori de l’existence et de la véracité divine de la Méditation troisième :
La preuve ontologique […] est soumise à la même condition préalable que ces vérités [les vérités géométriques], c’est-à-dire à la démonstration de la valeur objectives des idées claires et distinctes. Or, cette démonstration a été fournie par la preuve de Dieu au moyen des effets. Cette dernière preuve n’a pas eu besoin, pour s’accomplir de recourir à la valeur objective d’une essence quelconque. C’est simplement en s’appuyant sur la réalité objective immédiatement perçue dans l’idée considérée qu’elle est parvenue à poser au principe de cette réalité le Dieu vérace qui anéantit, avec l’hypothèse du Malin Génie, le doute métaphysique touchant la valeur de l’idée de Dieu, chez Henri Gouhier « Pas plus le cogito n’est séparable des doutes dont il triomphe et par la suite de l’opération critique qui assure la pureté de son évidence, la démonstration a posteriori de l’existence de Dieu n’est séparable de l’expérimentation dont elle est le dernier épisode et qui suppose une ontologie des idées […] », H. GOUHIER, La pensée métaphysique de Descartes, Paris, Vrin, [« Bibliothèque d’histoire de la philosophie »], 1962, p. 126. Plus généralement, et auparavant, la dénomination de la preuve de Dieu par les effets comme preuve a posteriori appartient à la théologie et à la métaphysique spéciale d’obédience thomiste. Son emploi est largement attesté au début de l’époque moderne chez des auteurs connus de Descartes tels que Francisco Suarez, Gabriele Vasquez, Scipion Dupleix, Eustache de Saint-Paul, autant d’auteurs qui, à l’inverse de Descartes, jugent la preuve a posteriori être la seule démonstration possible de l’existence de Dieu ; voir sur ce point J.-L. MARION, Or, cette thèse rend incompréhensible la manière dont la démonstration par les effets de l’existence de Dieu et de sa véracité pourrait être vraie, si elle n’exigeait pas, déjà, la validité de la règle générale de l’évidence qui accorde une valeur objective à nos idées claires et distinctes, qui autorise, pour reprendre la terminologie cartésienne héritée de la scolastique, le passage de la réalité objective de nos idées aux réalités formelles auxquelles elles renvoient, autrement dit, du connaître à l’être. De ce point de vue, nous soutenons que toutes les preuves de l’existence de Dieu sont chez Descartes logées à la même enseigne et subordonnées à l’admission préalable de la règle générale. Nous avançons pour cela cinq arguments :
UNE HYPOTHÈSE DISQUALIFIÉE A PRIORI
À l’appui de la démonstration de la faiblesse de l’hypothèse d’un Dieu trompeur, pourtant généralement prise pour la plus puissante des raisons de douter, il est important de s’arrêter sur la manière dont Descartes les qualifie lui-même. En fin de Méditation sixième l’ensemble des doutes, suscités et entretenus les jours passés, seront qualifiés d’hyperboliques et de ridicules à commencer par l’indécision entretenue au sujet de la distinction de la veille d’avec le sommeil : « Très fortes et mûrement considérées », renchérira le texte français de 1647399. Comment ces raisons, prises ensemble, si fortes et, à tous les sens du terme, si bien considérées peuvent-elles finir par être qualifiées d’hyperboliques et de ridicules ? N’y a-t-il pas là matière à s’étonner ? Nous sommes immédiatement tenté de résoudre cette apparente contradiction par la thèse, fort logique, consistant à dire que ce revirement dans la qualification des raisons qui soutiennent l’exercice du doute est la preuve même que l’enquête conduite par les six méditations méritait d’être menée à son terme et qu’elle a su porter ses fruits. Rétrospectivement, ce qui menaçait notre certitude pourra être enfin écarté et reconsidéré comme étant dénué de tout véritablement fondement400. Cette argumentation tire sa force, non seulement de son bon sens, mais des positions respectives des deux énoncés, le premier, élogieux sur le sérieux des raisons de douter, se trouvant au début du cycle méditatif, le second, nettement péjoratif, se situant à son extrême fin et lui apportant sa conclusion. Le changement dans le jugement porté par cause la plus fragile, avec celle du malin génie, des raisons de douter, du moins pour remettre en cause sa vraisemblance, sa pertinence et sa force.