L’HYPOTHESE DE L’INDISTINCTION DE LA VEILLE ET DU REVE

L’HYPOTHESE DE L’INDISTINCTION DE LA VEILLE ET DU REVE

REMETTRE L’OUVRAGE SUR LE MÉTIER

L’argument de l’indistinction de la veille et du rêve et d’un rêve généralisé repose sur une expérience banale, communément partagée, ancrée dans le vécu humain. Cette expérience est coutumière, il ne passe un jour sans qu’elle se produise. L’argument, malgré ses faiblesses, ne sera réfuté que très tard, à la fin de la Méditation sixième, qu’une fois les sens partiellement réhabilités, puisqu’il affecte les vérités sensibles. Il plane sur l’ensemble des Méditations360. Qu’est-ce qui motive son entrée en jeu, après l’évocation des deux hypothèses qui le précèdent, celle d’une erreur généralisée des sens et celle de la folie ? L’hypothèse de la folie vient de déboucher sur une aporie et une indécision qui ne permet pas de résoudre la question de savoir si nos perceptions peuvent être tenues pour assurées. Elle ne permet pas de les retenir comme certaines, puisque nous sommes peut-être fous. Elle ne permet pas, non plus, de décréter qu’elles sont trompeuses de manière certaine, puisque nous ne saurions être absolument assurés ni que nous ne sommes pas fous, ni que nous le sommes. Le travail de mise en œuvre d’un doute systématique reprend, ici, là où nous l’avions laissé avant l’entrée en jeu de l’hypothèse de la folie, avec celle d’une erreur généralisée des sens qui se heurte aux perceptions quotidiennes les plus proches, les plus intimes, au fait, par exemple, de se sentir assis ici auprès du feu, d’être vêtu, de tenir entre ses mains cette feuille.

Il faut donc, à ce stade de l’alimentation du doute en arguments, remettre l’ouvrage sur le métier, trouver un nouvel argument à partir duquel le doute puisse se redéployer après l’impasse dans laquelle celui de la folie a conduit toute possibilité de jugement sur la réalité. Le nouvel argument sera le suivant : qu’est-ce qui me garantit que ma vie n’est pas qu’un songe361 et que ce que je tiens pour la réalité, à commencer, par celle dont témoignent mes sens a plus de réalité que toutes les illusions de mes rêves ? Son champ d’application et d’extension enveloppe, comme celui de la folie, le domaine des perceptions sensibles quotidiennes que nous avons l’habitude de tenir pour certaines et qui jusqu’ici semblaient résister au doute appuyé sur l’expérience des erreurs de nos sens. Et, il porte, comme celui de la folie, plus généralement sur toutes nos représentations mentales. Nous pouvons, toutefois, espérer qu’il soit plus décisif et qu’il nous conduise vers un jugement certain à leur sujet, qu’il permette soit de définitivement les disqualifier comme trompeuses, soit de définitivement les retenir comme parfaitement sûres. Nous en attendons une raison de douter plus déterminante que l’hypothèse de la folie, et plus générale que celle de l’erreur des sens qui ne semblait valoir pour les perceptions sensibles outrepassant la capacité et la portée naturelle de nos sens. Toute la question est de savoir si cet argument permet d’atteindre cet objectif ?

Pour y répondre nous devons en examiner le ressort, les forces et faiblesses, et les limites. Pour ce qui est de son ressort, il repose, nous l’avons dit, sur une expérience absolument commune et banale : le fait que tout homme dorme et rêve. Or, lorsque nous dormons, nous n’avons rien à envier aux plus fous des fous en matière de confusion entre ce qui est réel et ce qui est illusoire. Nous prenons nos rêves pour des réalités. Alors que nous sommes nus dans un lit, nous croyons être habillés au coin d’un feu. Cette expérience banale du rêve éveille le soupçon et nous donne le droit de penser qu’elle est extensible. Autrement dit, si, lorsque je dors, je ne crois pas dormir, pourquoi, maintenant que je ne crois pas dormir, que je me pense éveillé, ne serais-je pas, en réalité, en train de dormir et ne serais-je pas en train de rêver que je suis éveillé ? Selon cette hypothèse, il n’y aurait d’autre réalité que les illusions de nos songes sans extériorité, la veille elle-même n’existerait qu’à l’intérieur du rêve, qu’à titre d’effet du rêve. Veiller ne serait pas autre chose que rêver que l’on ne rêve pas. La veille ne serait pas par nature différente du rêve. D’ailleurs, les sensations que nous pensons éprouver à l’état de veille sont exactement identiques à celles que nous éprouvons en songeant. Les sensations, couleurs, sons, sentiments de chaleur ou de froid, etc. sont de nature parfaitement subjective. Cette comparaison de la perception avec le rêve non seulement étend le doute à toutes les choses sensibles mais le radicalise. La perception peut être considérée comme un rêve éveillé, ce qui conduit à déréaliser totalement le monde des choses matérielles et les sensations qui nous le font éprouver. Ainsi l’hypothèse de l’indistinction de la veille et du rêve prolonge directement celle de l’erreur généralisée des sens et l’accentue de manière radicale.

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SUR LA RÉVERSIBILITÉ DE LA VEILLE ET DU SOMMEIL : L’ENTRÉE DANS L’HYPERBOLE

Premièrement, pouvons-nous comprendre l’hypothèse du rêve éveillé de la manière suivante : nous nous souvenons avoir souvent rêvé et cru, par le passé, être éveillés sans l’être, nous sommes alors peut-être actuellement, à nouveau dans cet état, bien que nous croyant éveillés ? Examinons ce que dit le texte des Méditations : plus, d’autre part, Descartes semble contredire l’hypothèse que nous puissions encore rêver. Comment, en effet, pourrais-je me souvenir d’avoir rêvé, si je rêve encore, et si je ne suis jamais sorti de mon rêve ? La seule possibilité logique revient à admettre que nous rêvons de manière intermittente, ce qui est en réalité le cas, et ce qui suppose une distinction réelle entre sommeil et veille que l’argument entend précisément effacer. S’il faut comprendre l’argument du rêve, comme désignant d’un état intermittent, ainsi que semble l’indiquer le texte des Méditations, c’est toute la force de l’hypothèse qui s’effondre. Et si nous supposons encore que la confusion entre rêve et veille est notre état présent (« supposons donc maintenant que nous sommes endormis […] »363), sans l’avoir toujours été, cela rend caduque l’hypothèse d’un rêve éveillé généralisé sur laquelle l’argument du doute repose. Si, en effet, l’hypothèse d’un rêve éveillé n’est pas généralisable et ne couvre pas la totalité de notre existence, elle ne souscrit plus aux exigences du doute, qui entend ici atteindre l’ensemble de la réalité du monde extérieur et de l’expérience que nous en faisons. L’hypothèse d’un rêve intermittent a pour conséquence que, si à présent, rien de ce que je pense n’échappe peut-être à l’emprise du rêve, dans le temps, en revanche, toute une partie de la réalité, celle connue alors que je ne rêvais point, ne tombe plus sous son emprise et n’a pas à être requalifiée en illusion. Il y a bien, dans ce cas, un autre univers différent des images suscitées par mes songes, même si désormais je n’y accède plus et n’en sais plus rien. Il faut donc admettre que l’idée d’un rêve éveillé ne sert d’argument au doute sur la réalité objective de nos pensées, et ne constitue une avancée par rapport à l’argument des sens trompeurs, qu’à condition d’être absolument général, et qu’il ne peut être général que si son emprise est étendue à l’ensemble de notre vécu, à non au seul présent. Dès lors, l’état de rêve ne peut, en vertu d’une exigence de cohérence et d’efficacité de l’hypothèse, qu’avoir été toujours le nôtre, depuis nos premiers instants. Si ma vie est actuellement un songe, comme l’envisage l’argument cartésien, il faut aussi qu’elle l’ait toujours été pour que l’argument serve à déstabiliser notre croyance en l’existence d’un monde extérieur. Sans cela, je pourrais conclure que je suis peut-être actuellement victime des illusions de mes rêves, mais certainement pas que le monde s’y réduit. Or, le texte de la Méditation première est moins radical, et ne satisfait pas à cette exigence logique. Cependant, le texte du Discours de la méthode est, sur le même sujet, plus net et semble nous autoriser à comprendre que l’hypothèse d’un rêve éveillé ou d’une veille illusoire, ce qui revient au même, doit être considérée comme absolument générale. En effet, Descartes dit supposer que toutes les choses entrées depuis toujours en son esprit ne sont pas plus vraies que les illusions de ses songes .

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